Il y a un siècle....
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Jaurès

J'ai déjà beaucoup parlé de lui, ici et ailleurs, mais ne parviens pas à laisser passer le centenaire de sa mort sans éprouver encore le besoin d'y revenir ou que, même si cela peut sembler stupide de l'écrire ainsi, je ne puisse tout à fait me résoudre à sa disparition. N'arrive pas à tolérer de n'avoir plus à en parler.

Il y eut chez cet homme quelque chose qui, au delà de l'admiration qu'il suscita, du respect qu'il force, de la puissance de son verbe, de la précision de sa pensée, quelque chose, oui, qui le met bien au dessus peut-être, mais à part assurément, de tous ses contemporains et en particulier des hommes politiques de son temps.

C'est assurément Badinter qui le suggère le mieux : il y avait chez lui cette force rare qui savait allier respect et affection ; oui cet homme - était-ce du charisme, du charme ou simplement la puissance de sa conviction, ce n'était en tout cas seulement la magie de son verbe haut ? - suscitait quelque chose de l'ordre de l'intime qui faisait de lui un proche.

Aux antipodes des politiques ordinaires qui pouvaient à l'occasion éveiller intérêt, en avant de tous ces militants qui avec abnégation, souvent, talent parfois, sincérité toujours, se donnèrent à une cause qu'ils crurent juste, Jaurès, lui, était l'engagement, incarnait le politique. Il ne faisait pas de politique, il était la politique. Il ne s'engageait pas, constamment, à chaque moment de sa vie, publique ou privée, il était la solidarité qui fit que rien de ce qui fut humain, ni ses grandeurs ni ses petitesses, ne lui fut jamais étranger.

Ce n'était pas un intellectuel fourvoyé dans la politique, non plus - encore moins - qu'un politique contrefaisant le philosophe, parce que je crois bien que chez lui, pensée et action furent inlassablement l'envers et l'avers de la même tension. Il y a chez lui une véritable théorie qui ne se contente pas d'être l'application stricte de quelque dogme : à l'opposé de Guesde avec qui il ferrailla à de nombreuses reprises, pour qui tout écart au dogme marxiste eût été sacrilège et tout accord avec les radicaux une trahison qui n'eût de réformiste que le nom, Jaurès, quoiqu'il entendît parfaitement la pensée de Marx et acceptât les contraintes parfois sévères de la lutte des classes, se refusait à réduire l'homme à une simple conjonction déterminée de facteurs économiques et sociaux.

Un socialisme à retrouver (à réinventer ? )

V PeillonL'essentiel, où je crois Jaurès encore vivant et résolument moderne tient à ceci : pour lui, assurément, sans qu'on puisse pour autant dire qu'il fut spiritualiste, l'homme ne se réduit pas à la matière mais est pensée, aspiration, où l'éducation, la formation, la réflexion importent au moins autant que les facteurs économiques et sociaux.

C'est en cela qu'il se distingue de Marx, en ceci qu'il pouvait légitimement évoquer un socialisme à la française - qui reste manifestement à définir tant la précipitation des événements après 1912, mais sa mort surtout, l'eurent empêché de le faire - mais dont V Peillon n'a pas tort de dire qu'à l'occasion de l'unité de 1905, il l'abandonna quelque peu contraint qu'il fut de faire avec le courant guesdiste un compromis avec le matérialisme marxiste de stricte obédience.

Homme d'action au moins autant que de pensée, homme de la synthèse, il fit en 1905 un compromis au nom de l'efficacité, conscient qu'il fut que la misère humaine était beaucoup trop lourde, l'injustice sociale bien trop criante, l'aliénation et le mépris où était reclus le peuple tellement insupportable pour qu'on pût s'accommoder encore des querelles dogmatiques entre chapelles socialistes d'autant plus virulentes que vaines. Il fallait à la classe ouvrière un outil qui lui permît de faire prévaloir ses revendications et aboutir ses luttes.

Ceci valait bien un compromis avec Guesde !

Toute l'histoire de la gauche française en porte encore les marques et c'est peu dire que la scission de Tours n'arrangea pas les choses, les socialistes se contentant longtemps de conjuguer un discours très marxisant voire même révolutionnaire, avec des pratiques de compromis avec les radicaux, voire des compromissions. Les socialistes, peinant à se trouver une place à côté ou en face des communistes, gardant la vieille maison mais se croyant héritiers d'une tradition qu'ils ne parvinrent pourtant jamais véritablement à définir, n'auront de cesse, faute d'outils théoriques mais aussi de volonté, d'hésiter entre une stratégie de rupture avec le capitalisme - qu'un Mitterrand peut encore invoquer au moment du congrès d'Epinay - et un franc arrangement avec ce dernier, dès lors perçu comme horizon indépassable et tout juste amendable dans le sens d'une plus grande justice sociale, qui aboutit ni plus ni moins qu'à une abdication en rase campagne que camoufle assez mal le passage actuel de la social-démocratie au social-libéralisme.

Oui, je le crois, des trois sources que Marx donnait lui-même à sa propre pensée - philosophie allemande (Hegel, Feuerbach), socialisme français qu'il qualifia sournoisement d'utopique (Saint Simon, Fourier) et économie anglo-saxonne (Ricardo, Smith), de la stérile opposition entre le bolchévisme des 21 conditions et le socialisme rhénan, il demeure une voie qui n'a pas été empruntée parce qu'elle n'a plus été pensée, laissée en friche après la mort de Jaurès : un socialisme à la française.

La profonde conscience qu'il eut de la continuité entre République et socialisme, la certitude qu'il nourrit de ce qu'avaient d'indépassable les principes de 89 et notamment la valeur fondatrice de l'individu libre dont il refusait qu'il se réduisît à d'exclusifs contraintes économiques ; l'entêtement qu'il mit à lutter contre toute injustice sociale refusant à jouer de la politique du pire et d'attendre qu'un quelconque soir du grand soir y mît un terme ... oui, tout ceci pris ensemble ne désigne pas seulement une stratégie politique - ce qui serait bien peu - mais une pensée qu'il reste à approfondir.

 

Un humanisme fier et joyeux

Je ne puis oublier ceci non plus : lui n'hésita jamais à prendre des risques.

Il le fit, politiquement, au moment de l'Affaire Dreyfus - il y perdra son siège de député et s'aliénera une partie de ses camarades - en s'entêtant à défendre un bourgeois quand ailleurs on se contenta de détourner la tête, estimant que ceci ne concernait en rien la classe ouvrière. Quand un homme souffre d'injustice, c'est l'humanité entière qui souffre d'injustice, déclara-t-il alors.

Il le fit, personnellement, en 13-14, acceptant toutes les injures et prenant sur lui toutes les menaces que ses prises de position pacifistes suscitaient alors. Et l'assassinat qui s'en suivit.

Nous, socialistes français, notre devoir est simple. Nous n’avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix. Il la pratique. Moi qui n’ai jamais hésité à assumer sur ma tête la haine de nos chauvins, par ma volonté obstinée, et qui ne faillira jamais, de rapprochement franco-allemand (Acclamations), moi qui ai conquis le droit, en dénonçant ses fautes, de porter témoignage à mon pays, j’ai le droit de dire devant le monde que le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix.
(Bruxelles 29 juil 14)

Il le fit tout au long de son existence, en étant présent dans toutes les luttes, politiques comme syndicales, se déplaçant chaque fois pour apporter son soutien ; prenant parti que ce soit sur les grandes questions politiques ( loi des 3 ans ; loi sur la retraite ; abolition de la peine de mort, loi de séparation ...) sur les luttes ouvrières ( Fougères, Carmeaux ...) allant même jusqu'à défendre Gérault-Richard en s'en faisant l'avocat. Cet homme-là ne supportait rien moins que l'injustice.

Et fut une grande figure de la solidarité.

Je n'ignore pas combien l'humanisme triomphant progressivement à partir du XVe siècle et faisant les heures de gloire de l'Europe, et son magnifique développement tant philosophique et moral, que politique et économique, fut aussi celui, contrasté de ces invraisemblables parts d'ombre que furent l'exploitation éhontée, la colonisation, l'incapacité à en finir vite avec l'esclavage ... Qu'est aujourd'hui l'incroyable casse sociale mais aussi environnementale. Mais je sais aujourd'hui que toute pensée qui cesse de mettre l'individu au centre de ses préoccupations, au principe de sa démarche, devient dangereuse à l'instant même, totalitaire bientôt ; tyrannique toujours.

Ceci Jaurès le savait et en témoigna par sa pensée comme son action avec détermination, oui, avec cet enthousiasme et cette ferveur qui firent l'affection qu'on lui voua.

Un politique de haute volée

Oh ! messieurs, la politique, on en dit beaucoup de mal dans cette Assemblée. C’est une grande mode d’en dire du mal. Mais comment donc la comprend-on ? Et qu’est-ce que c’est que la politique? La politique c’est, pour chaque parti, chaque grand parti, représentant de vastes intérêts, représentant des classes en lutte, les unes en régression, les autres en ascension – la politique, c’est le point de vue le plus haut où puisse s’élever un parti, pour concilier, à l’intérieur, l’intérêt de la classe qu’il défend et l’intérêt de la civilisation, et dans l’ordre international, l’intérêt national et l’intérêt humain. Voilà ce que c’est que la politique.
17 juin 13

Sans doute la continuité était-elle totale chez lui entre sa vie personnelle et sa vie politique qui ne firent qu'un. C'est même ce qui fit avouer à Guesde qu'il aima Jaurès, malgré tout, parce que chez lui l'action suivait toujours immédiatement la pensée. Il ne faisait pas de politique comme on exercerait un métier. Trouver la jointure entre les intérêts particuliers et l'intérêt général ; entre l'individu et le collectif ; entre la nation et l'homme ... oui, décidément, cet homme était la volonté de synthèse incarnée et pas seulement dans le souci qu'il eut de réunir les socialistes en un parti unifié !

Au delà des mots, être ce que Hegel nommait l'acteur qui savait dans la contradiction brouillonne des circonstances, tracer le chemin qui fût celui de l'Esprit, se ficher exactement sur la ligne de partage d'entre le local et le global, l'individuel et le collectif, et refuser d'en jamais déloger ; se mettre au service d'un idéal, d'une pensée, d'un principe ou d'un projet qu'importe les termes, ils reviennent au même : volonté. Toute la noblesse de la politique est ici, en dépit de ses petites bassesses, de ses malencontreux compromis, de ses inévitables échecs : dire non ! Non à l'injustice ! non à tout ce qui avilit et rabaisse ! non à ce qui asservit. Une volonté d'autant plus entraînante qu'elle se met au service de l'homme justement. Simplement.

On ne fait plus de politique comme cet homme-ci ! Les discours parlementaires désormais creux, technocrates et d'autant plus ronflants que vides, ont cessé avec la dégradation du parlement d'être des enjeux. D'être décisifs ! Plus personne aujourd'hui ne passe des journées studieuses à la bibliothèque de l'Assemblée, pour préparer un discours. Lui que le souci de l'efficacité nouait autant que celui de la rigueur de la pensée et de l'expression, ne prit jamais la tribune à la légère. Et s'il ne fut jamais aux affaires, il n'en demeurait pas moins incontournable - ce que même ses adversaires les plus résolus durent bien admettre !

Mais il y a plus.

Cette extraordinaire capacité qu'il eut tout au long de son existence de lier intimement pensée et action comme si l'une pouvait ne pas être l'exact inverse de l'autre. Pleinement politique en refusant une guerre qui n'est jamais que le fruit et le fait d'une classe dirigeante soucieuse de ses intérêts ; en voulant une armée pleinement démocratique où il voit la seule garantie durable de la paix, il est en même temps grand penseur en liant pacifisme et république et en récusant tout ce qui viendrait réduire l'homme à son seul substrat matériel. Chez lui, pensée et action alternaient avec l'égal souci de la rigueur et de la solidarité.

On dit parfois que celui qui aime l'Humanité n'aime pas les hommes attribuant à tort la formule à Dostoïevski !

Jaurès, lui, au service de l'une, sut passionnément aimer les autres.