La guerre (1914-1918)....
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Concert

Ce que ces derniers jours de juillet 14 achèvent de détruire ce n'est pas seulement une époque, c'est aussi un équilibre diplomatique, géopolitique savamment élaboré à l'issue des guerres napoléoniennes par le Congrès de Vienne, juste un siècle auparavant.

L'ordre voulu à Vienne, qui se voulait réaliste, visait moins à empêcher toute guerre qu'à en empêcher les extensions et pour cela mit en place une série de concertations en temps de paix entre les grands - les vainqueurs de Napoléon à savoir Russie, Prusse, Autriche, Royaume-Uni à quoi progressivement s'adjoignit la France grâce à l'entregent de Talleyrand. Ordre basé sur la restauration des monarchies, assurément pas sur la reconnaissance des peuples, encore moins des nationalités, il supposait qu'entre les grands régnait une culture, des principes et des intérêts communs Cela supposait que chacun se concertait avec tout le monde en tant de paix et qu'on y cherchât un point de convergence.

C'est ce système que Bismarck commença à enfoncer en concluant des alliances spécifiques avec l'Autriche, la Russie... Dès lors l'Europe cessait d'être un concert qui avait su gérer sans trop de dégâts l'émancipation belge, italienne et grecque. Le jeu subtil et parfois abscons que chacun y joua où il s'agissait finalement pour chacun d'empêcher que l'autre acquît une telle prééminence qu'elle serait irrésistible cessa alors de pouvoir fonctionner et se mit en place un système d'alliances antagonistes qui aboutit très exactement à Août 14.

Certes, dans un premier temps l'enjeu fut la prééminence sur le monde germanique que la Prusse disputait à l'Autriche et qu'elle acquit définitivement après 70 ; certes il consista aussi à bouter l'empire ottoman hors de l'Europe tout en contenant les velléités russes sur les Balkans et un contrôle de la Mer Noire, mais force est de constater qu'avec heurts évidemment - et la guerre de 70 en fut un parfait exemple - le système parvint à contenir les guerres dans des espaces restreints sans embraser le continent et lui assurant cahin caha un siècle de prospérité et de progrès.

Les grands perdants furent évidemment les peuples et la démocratie : c'est d'ailleurs par là que dès 48 et le printemps des peuples les premiers craquements se firent sentir. La montée des nationalismes allait en consigner la fin.

Outre les conflits sans fin, pétris de méfiance, de haine et d'irrationalité que suppose tout nationalisme, il faut comprendre que leur montée signe très exactement la fin de l'idée du concert c'est-à-dire de l'idée qu'il y ait en Europe plus de valeurs communes à partager et défendre que de différences à revendiquer. Ce n'est rien de dire que le pangermanisme d'un côté, le panslavisme de l'autre liés à la phobie allemande des slaves ruineront définitivement l'idée d'une gouvernance concertée de l'Europe.

La montée en puissance de l'Allemagne, tant politiquement qu'économiquement, qui n'aura de cesse de disputer à l'Angleterre sa maîtrise des mers et à l'Autriche son hégémonie sur le monde allemand fera du rapport de forces issu de la guerre de 70 un équilibre de plus en plus instable.

Les siècles passent et les guerres mais le même problème demeure : on ne peut pas ne pas se souvenir que c'est bien autour d'une unité européenne autour de l'Allemagne que se formeront les alliances volontaires ou forcées avec un IIIe Reich vainqueur et résolu à abattre le bolchévisme. Non plus que de comprendre l'obstination avec laquelle l'union européenne fut présentée comme seul antidote efficace contre la guerre ! L'Europe est un continent divisé : ce fut parfois sa force ; le plus souvent sa tragédie.

La grande faiblesse de 1815 fut en fin de compte d'avoir été conçu par ce que l'Europe compta alors de plus réactionnaires, simplement résolus à en revenir au statu quo ante, faisant fi de la grande lame de liberté et de démocratie qui avait éveillé l'Europe. Bien vite la proximité des familles royales et des intérêts n'allait plus suffire à endiguer la lame de fond des peuples. Il n'est pas une frontière dessinée en 1815 qui ne portât en germe les conflits à venir. Ce fut le chant du cygne de Vienne qui vécut alors les derniers moments d'une hégémonie qu'elle perdra bientôt au profit de Berlin mais ce qui durera tout au long du XIXe c'est l'obsession des monarchies à maintenir un ordre, parfois tempéré de libéralisme économique, mais toujours autoritaire quand il s'agira de nier ou la réalité ou les droits des peuples.

Aucun des grands dirigeants de l'époque n'aura vraiment compris que mobiliser en masse c'était faire entrer le peuple de plain pied dans une histoire d'où ils ne sortiront plus et qui, dès lors ne pouvait plus qu'échapper aux monarques. N'aura compris que faire entrer le nationalisme dans la guerre c'était établir un rapport de force inextricable : tant qu'il ne s'agissait que d'intérêts toute solution - bonne ou mauvaise, consentie ou contrainte - demeurait possible et le différend soluble ; dès lors qu'il s'agira d'identité nationale voire, pire encore de races, ou même de religions, la concertation cesse d'être possible et l'on n'aspire bientôt plus qu'à la défaite de l'autre, sa soumission et bientôt à son extermination. Ce ne saurait être un hasard si le premier génocide eut lieu en 15 en Arménie.

C'est en cela aussi que Jaurès fut un visionnaire qui n'imagina pas autrement son pacifisme qu'internationaliste. Il savait les nationalismes mortifères et de sombres paravents d'ambitions inavouables. On peut toujours regretter que le citoyen de 89 fut une réalité trop abstraite et sourire devant l'affirmation marxiste que le prolétariat n'a pas de patrie mais décidément sitôt que l'on conjugue son identité en terme d'être, oubliant qu'elle n'est que la résultante d'appartenances liées et circonstancielles, l'arme bientôt sort de son fourreau.

La modernité est en train de le réapprendre sous l'égide de l'intolérance religieuse ou terroriste. Deux guerres mondiales et la construction besogneuse et décevante de l'union européenne n'auront pas suffi à entendre la leçon de 14.