Il y a 100 ans ....
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Figure de mort II

Le monde bascule et cela se voit à l'oeil nu. Deux semaines auparavant, seulement, ces bals de 14 juillet où la foule enjouée, pas même inquiète encore, savoure ces jours chauds de l'été commençant ; puis celle-ci d'une gare presque déserte où l'on ne voit que la ligne barrant tout l'espace de ce fusil prolongé de la baïonnette. La femme se retourne vers le soldat qui lui-même pointe son regard vers l'objectif du photographe, passant par là.

La mort n'occupe pas encore tout l'espace mais elle a déjà commencé de faire le vide autour d'elle.

Ce n'est pas encore la mobilisation ; tout juste les premières mesures que l'on prend en cas de crise grave : rappel des officiers, des permissionnaires, surveillance des frontières et surveillance encore des centres où se fera la concentration des futurs mobilisés. Mais déjà la morgue de l'uniforme remplace la lueur bigarrée de la civilité.

Il est tout seul sans qu'on sache s'il s'est égaré ou s'il faut y voir l'aimable désordre d'une évidente impréparation militaire mais sa présence isolée et inquiète signale la fin d'un temps qu'on disait beau.

Personne en ces jours qui précèdent immédiatement la guerre ne sait à quoi s'attendre : beaucoup, dans les villes surtout, moins dans les campagnes, s'inquiètent sans pour autant se résoudre à y croire : il y eut tant de crises dans les années qui précédèrent que finalement l'on sut résoudre qu'il n'y a décidément aucune raison qu'il n'en allât pas de même cette fois-ci ! Et, après tout, qu'aurions-nous à faire dans un conflit qui ne concerne finalement que les autrichiens et les serbes !

Jaurès à Bruxelles clame la nature profondément pacifique des peuples et en appelle à leur mobilisation : faire entendre aux dirigeants sots, malhabiles et fanfarons, que leur guerre n'est pas celle du peuple. Dans le court article qu'il donne à l'Humanité ce 30 juillet c'est désormais, après le temps de la pensée, celui de l'action qu'il invoque ! Action éminemment politique, mais internationale surtout.

Moment particulier que celui-ci où l'Autriche manifestement aura voulu sa guerre, où l'Allemagne semble la désirer de croire le moment propice et où l'Angleterre surtout et la France, dans une moindre mesure, non directement impliqués dans le conflit mais parfaitement conscients des dangers tentent les ultimes médiations. Tout semble encore possible mais ce sera sans compter sans le militarisme allemand, bien sûr, mais sa phobie incroyable du monde slave. Tout était entre les mains de la Russie qui ne se résolvait pas à renoncer à ses intérêts dans les Balkans ni à sa prétendue mission de protections des slaves dans la région ; entre les mains d'une cour, hantée par des fossiles aristocrates perclus de préjugés d'un autre temps et avides de laver l'affront de la défaite de 1905 contre le Japon. Les dés étaient décidément pipés. La mort rôdait ! L'ironie - macabre - de l'histoire voudra que la peur germanique du slave aboutira à l'émergence d'une hydre bien plus redoutable encore qui obsédera tout le XXe siècle ; que cette peur s'étanchera dans les tranchées françaises où elle n'avait a priori que faire.

Jaurès, dans son discours de Bruxelles, se moque de la médiocrité des dirigeants en place, incapables d'arrêter cette folie meurtrière. Il n'a pas tort. Il rejoint en cela JJ Becker. Sans pour autant chercher le responsable ultime de cette guerre qui serait jouer sottement au tribunal de l'histoire, on peut néanmoins convenir avec lui que ce que l'on a appelé engrenage - et qui ne le fut que parce qu'on l'a laissé s'enclencher sans s'y opposer jamais - est effectivement le fruit d'une triple convergence :

- celle de l'identique sentiment d'être agressé - les Français par les Allemands et ces derniers par les Russes - qui explique en grande partie que les opinions publiques peu favorables à la guerre, des deux côtés, s'y résolussent finalement, sans grand enthousiasme assurément mais par nécessité

- celle de la médiocrité du personnel politique, engoncé dans des schémas intellectuels et stratégiques d'un autre temps, incapable de part et d'autre, d'anticiper la mondialisation de la guerre alors même que toutes les doctrines stratégiques, les progrès de l'armement, la mobilisation en masse y préparaient, et donc de chercher à s'y opposer croyant, dans le schéma du Congrès de Vienne, que quelques conflits locaux et limités dans le temps pourraient encore résoudre les différends entre nations.

- celle du plan allemand (Schlieffen) qui exigeait pour régler son compte à la Russie, dont on redoutait la masse mais escomptait la lenteur de la mobilisation, qu'on en finisse rapidement avec le front occidental et donc avec la France - d'où l'invasion simultanée du Luxembourg et de la Belgique.

Ce sera d'ailleurs la marque des premiers jours de cette guerre - marque paradoxale au vu de l'enlisement qui suivit - mais marque qui explique en partie le piège où les allemands se seront enfermés eux-mêmes - et l'Europe avec elle : l'urgence, la rapidité. Il fallait décidément, délibérément, que tout aille vite et cela contribua vraisemblablement à la mécanique infernale de cet engrenage qui interdit à Berlin de prendre le temps d'ultimes négociations. Il fallait vite gagner à l'Ouest pour regarnir le front est avant que la Russie n'ait eu le temps de parachever la mobilisation massive de ses troupes.

Étrange ironie que celle de cette guerre que nul ne voulut véritablement - et surtout pas comme elle se déroula ; où rien ne se passa comme on l'avait prévu mais où avec les millions de morts on allait enterrer aussi un siècle. Je n'ai écrit déjà : me fascine au plus haut point cette extraordinaire impuissance d'hommes qui font peut-être l'histoire mais ne savent pas l'histoire qu'ils font.

Où je vois à la fois la vertu mais la nécessaire humilité du politique.

Où je vois la marque du siècle aussi qui s'ouvre alors. Urgence, précipitation, rythmes de vie trépidants qui s'inscrivent dans l'accélération des processus de transformation économique, celle des progrès scientifiques et techniques, la rotation de plus en plus rapide du capital et des mouvements financiers marquent assurément ce XXe siècle qui commence alors donnant le sentiment d'une temporalité tellement rapide qu'elle ôterait toute opportunité de réflexion, même la plus élémentaire, interdirait toute option autre que celle de s'adapter continuellement sans pouvoir plus échafauder quelque projet que ce soit autre que celui de se lover dans ce flux incessant qui autrement manquerait de toujours vous emporter. Que ce sentiment de l'accélération de l'histoire mette en péril autant la pensée que l'action, tant la morale que la politique ; que l'urgence d'une efficacité exigeante obère toute rencontre de l'autre et toute concertation, s'observe déjà dans ces journées folles de l'été 14.

Jaurès a raison d'en appeler au temps de la pensée. Mais il est déjà trop tard et il sera emporté.

Telle est l'autre figure de la mort : l'urgence ! qui conduit à l'impuissance