Il y a 100 ans ....
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Trois figures de mort

La mort ne se peut regarder en face, dit-on ; non plus qu'elle ne se peut raconter en son intimité quoique M Yourcenar dans l'Oeuvre au Noir en approcha sans doute au mieux possible.* Je ne parle ni de la mise à mort ni en règle général de la violence dont se repaissent les médias en tout genre : celle-là, ne serait ce que sous la forme d'amoncellements de cadavres que la guerre de 14 présentera bien vite, est coutumière qui suscite à la fois horreur et fascination.

Non je parle de cette mort dont Montaigne affirme qu'elle ne concerne pas puisque c'est toujours celle de l'autre.

De celle-là que donne à voir Lansiaux avec cette photo de 1915 ; de ces trois-là qui se rendent à l'église pour célébrer la communion de la jeune fille. Le pas gourd du vieillard, la stature décidée de la jeune mère et les plis sages de la robe crient la même absence. Ils ne se regardent pas quand même ils avancent de concert : le grand-père semble fixer le photographe, plus intrigué que gêné ; la mère, le visage tourné vers ce mur gris sale où, mi-arrachées comme des séquelles d'espérances, des affiches vomissent revanche, défense nationale et discours sans doute patriotique de Deschanel ou encore obligations à souscrire, lèvres pincées comme autant de reproches, regard oblique comme autant d'inavouable rancoeur, parait maudire sans pouvoir se l'avouer ces slogans altiers qui lui ont arraché celui qui aurait du être à ses côtés ce matin-là.

Ils sont seuls ! C'eût du être marche fervente ou au moins convenance concédée aux mystères de la foi ; c'est un chemin de croix. C'eût du célébrer l'adulte qui éclôt dans la liesse de la communauté qui l'accueille , telles les archaïques épreuves initiatiques s'accomplissant en infinies agapes ; c'est une pesante descente où j'imagine le silence grever les ultimes espérances. Point d'orgues tonitruantes qui exaltassent la ferveur ; point de partage, non vraiment ! l'hostie qui lui sera tout à l'heure présentée aura goût de cendre et de soupir. Ils ne sont pas ensemble ; ne se tiennent pas par la main et avancent emmurés - déjà. L'horizon barré par le mur de briques salies et la rue saturée de vacuité ourdissent leur complot maussade pour faire de ces trois-là, la figure même de la mort.

La mort c'est quand même le blanc semble noir ! Et la jeunesse podagre.

 

De cette autre qui s'offre dans cette seconde photo, place Mouffetard en cette fin Août 14 : l'agitation urbaine est bien présente ; le brouhaha de la foule presque audible ; les échoppes ouvertes, le chaland appâté ... mais les hommes sont absents. Ils ne sont pas très loin, à une cinquantaine de km à peine sur ces bords de Marne où sont en train de se jouer les quatre années suivantes et se déjouer autant d'illusions que de destinées prometteuses.

C'est d'une autre absence dont il est question ici : celle de la moitié de l'humain qui, comme par satanique maléfice se fût gommée de l'espace. Ici il est plein, comme on l'imagine d'une ville aussi brillante et industrieuse que Paris ... il faut seulement aiguiser son regard pour comprendre le sinistre théâtre d'ombres d'une moitié d'humanité contrefaisant la vie quand l'autre feint l'espoir de survivre.

On a toujours tort décidément de croire que l'on avancerait vers la mort. Non ! c'est elle qui s'avance et s'insinue en escamotant cette part d'altérité qui fait le ciel bleu et la parole ouverte. Les mouvements s'éreintent de n'être que simagrées d'eux-même car le temps qui bientôt ne s'écoulera plus les contraint à d'itératives gesticulations. Tous, ensemble, mais séparés, ils vont faire semblant, de vivre, d'espérer ; de patienter. La mort c'est cela aussi : l'impossible chronique d'un temps qui s'englue avant de s'évanouir.

Ultime figure, presque aimable, en la personne de La Goulue qui fit les heures de gloire du Moulin Rouge et inspira Toulouse-Lautrec, qui embrasse ici son fils partant pour le front. Celle que les parisiens n'ont jamais tout à fait oubliée mais qui entamait depuis longtemps déjà une descente aux enfers qui allait la conduire au plus extrême dénuement, demeure ce qu'elle fut toujours - une bête de spectacle - ne pouvant pas ne pas mettre en scène l'adieu public à son fils.

Figure de mort, triste et pathétique, pour la déchéance inexorable dont elle se se sera fait le spectacle vivant, mais figure d'éternité pour le tragique d'avoir commencé par la gloire et de n'avoir pour toute espérance ultime que la certitude du pire. Les sots croient encore au progrès et s'ils n'y croient plus se condamnent nonobstant à le feindre . La Goulue aura parcouru la vie à rebours de tous : à sa façon elle brava la mort en la traquant comme un vieux gibier que l'on sait devoir piéger un jour dans ses rêts.

 

 

 

 


mais qui se chante ...