La guerre (1914-1918)....
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Les Unes

Celles de ce samedi 1e Août se partagent évidemment entre les nouvelles de plus en plus alarmantes venant d'Allemagne - ma déclaration de menace de guerre - et l'assassinat de Jaurès.

Deux exceptions notables : L'Action Française ne mentionne l'assassinat de Jaurès que pour démentir que l'assassin fût camelot du Roi ! Le Temps qui ne le mentionne pas même en pages intérieures.

Unes révélatrices finalement de l'état d'esprit de ce moment très particulier où la catastrophe succédant à la tragédie, l'opinion paraît surtout soucieuse de s'unir face à l'adversité. Tous les témoignages attestent de l'émotion dans les milieux populaires - on a tué le seul qui les défendait vraiment ; on a assassiné leur grand homme ! - mais en même temps de la gravité avec laquelle, en ville surtout, on accueille ce qui ne peut pas ne pas être reçu autrement que comme une indigne agression. La guerre a déjà pris le dessus dans les esprits : en disparaissant, Jaurès a doublement perdu.

Viviani fera publier inutilement un communiqué en appelant au calme et au patriotisme de la classe ouvrière : ce n'aura pas été nécessaire mais cela en dit long sur la peur, même dans ce gouvernement de gauche, que le peuple suscite et l'appel à la grève contre la guerre. Les termes du drame sont inscrits ici, dans ce court communiqué, au delà des mots de circonstances : pacifisme vs patriotisme.

Avec la mort de Jaurès, c'est le pacifisme qui cesse brutalement d'être une solution politique pour devenir le préjugé partisan - voire antinational - de quelques fanatiques, anarchistes ou autres ... Le revirement des socialistes européens est écrits dans ces lignes toutes simples : Liebknecht, lui-même, votera pour les crédits de guerre et il faudra attendre la fin de l'année pour qu'il se reprenne, même s'il argua de l'unité de son parti pour expliquer son vote. A Paris, le 4 Août, le groupe socialiste vote à l'unanimité les crédits de guerre. Le même jour à Berlin, Rosa Luxemburg s'indignera du vote des socialistes :

Jamais, jamais dans l’histoire du monde un parti politique n’a failli aussi misérablement, jamais un fier idéal n’a été trahi aussi honteusement.

Elle qui passera la quasi-totalité de la guerre en prison, forme alors avec l'aile gauche du parti,et notamment Karl Liebknecht, Leo Jogiches, Franz Mehring, Julian Marchlewski, Paul Levi et Clara Zetkin, le noyau de ce qui deviendra la ligue spartakiste.

Il faudra attendre un an - et la conférence de Zimmerwald - pour que quelques dissidents des différents partis socialistes tentent de se retrouver et de définir une ligne commune (1) . L'Internationale avait explosé - elle renaîtra, mal, et trouvera en face d'elle une Internationale Communiste qui lui aura volé toute légitimité. A Paris tout le monde s'était rallié, même Jouhaux entraînant avec lui la CGT ; même le vieux Guesde en acceptant de devenir ministre d'Etat - certes sans portefeuille ! Trotsky fera un récit acerbe et sans complaisance de ce désarroi au sein de la gauche après Août 14.

Vaillant aux obsèques de JaurèsCeux-là, s'ils trahirent, ce ne fut pas seulement de se rallier à la guerre ce fut d'avoir tué une grande idée. Et ils eurent beau, sur la tombe de Jaurès protesté de leur dialectique jésuite, c'est bien le pacifisme qu'il enterrèrent.

Toute l'histoire qui suivit, celle de l'entre-deux-guerres notamment, mais aussi celle de la deuxième guerre mondiale, se joue dans ces jours troublés ; mais aussi le destin du pacifisme qui, au lieu de s'inscrire, comme le voulut Jaurès, dans la tradition politique de la République, des principes de 89 ; qui, au lieu d'être une arme démocratique et populaire contre les impérialismes de tout poil, devint vite la justification léniniste du traité de Brest-Litovsk mais sous le qualificatif de révolutionnaire, le moyen d'étendre le communisme dans toute l'Europe ; puis la coquille vide servant d'arme aux soviétiques pour damer le pion des occidentaux pendant la guerre froide ( qui oubliera le besser rot als tot de ces années funestes ? ).

Le pacifisme mourut ainsi de n'être plus l'essence même de la République et du socialisme mais seulement une tactique soigneusement ourdie. Il ne s'en remit pas et demeura alors pour longtemps le fait de quelques petits bourgeois épris d'orientalisme et d'indouisme que l'exemple de Gandhi édifia au moins autant que les paradis artificiels qu'ils y trouvèrent.

L'heure était désormais celle de la patrie, de la mort : une longue parenthèse s'ouvrit ; je ne suis pas sûr qu'elle se soit jamais refermée.

 


1) sur Zimmerwald :

le compte-rendu

lettre de Liebknecht

texte de Trotsky