Il y a un siècle....
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Le Temps de penser

C'est le titre de l'édito de Jaurès du 28 juillet. Singulier titre, bien à la manière de celui qui n'a pas oublié le philosophe qui vibrait sous le politique : classique réaction du cartésien cherchant à suspendre le temps pour le ménager l'espace de la réflexion quand tout alentour s'alarme et agite.

Lui sait l'emballement de l'histoire, ces phases étranges où tout bascule et se bouscule, où plus personne ne paraît rien maîtriser, où tout même les revirements les plus improbables même les solutions les plus inespérées peuvent se produire. Mais il ne méconnaît ni la forfanterie ni la pusillanimité des politiques ; encore moins la puissance des intérêts en jeu.

A le bien lire, on voit combien Jaurès n'a de cesse d'opposer à la certitude de l'inéluctable, la puissance de la volonté ; à la barbarie qu'il sent être fatale, la générosité d'une pensée qui ne saurait être autre qu'humaniste. C'est en ceci qu'il est exemplaire d'incarner la parfaite croisée d'entre le philosophe et le politique : il dit non, se refuse à se soumettre à une quelconque fatalité et persiste à affirmer que si faillible qu'elle puisse être parfois, la raison ouvre bien plus d'horizons, d'interstices en tout cas, où peut se faufiler l'espérance. Il sait que le plus grand danger reste ce moment fugace mais mortifère où volonté et raison baissent la garde et se mettent à considérer qu'il n'y eût plus rien à faire. Jaurès est homme du XIXe, homme du progrès et de la science où planent toujours quelque relents d'un positivisme scientiste même si ce dernier est fortement tempéré par le projet socialiste : l'ennemi d'abord c'est l'abandon aux passions, à la violence.

Il est politique, au plus haut degré, en érigeant la guerre non plus comme une affaire patriotique mais comme un enjeu éminemment politique : en demandant au peuple de se saisir de la question, lui qui sera le premier acteur de cette guerre, il ne récuse pas seulement la soumission à laquelle demain il sera contraint, il n'arrache pas seulement la guerre aux seules prérogatives des élites bourgeoises et militaires pour en faire le fait du souverain populaire, il fait non seulement du peuple l'acteur ultime de sa propre histoire récusant de fait tout intérêt supérieur de la Nation qui pût lui échapper, il pose surtout la nature essentiellement pacifique de la République.

Il est philosophe en décrétant par principe la barbarie de la guerre : il voit trop combien elle heurte la pensée qui par définition est approche de l'autre et de la différence pour imaginer seulement qu'elle puisse être nécessaire, admettre qu'elle puisse être désirable ; concéder qu'elle fût parfois acceptable. Trop conscient de la réalité des enjeux pour récuser l'analyse économique de Marx, Jaurès est néanmoins trop philosophe pour réduire le socialisme à cette seule grille économique de lecture : il sait, il voit, dans l'histoire en marche qui est celle de l'émancipation des peuples, certes des conflits qui ne peuvent se résoudre que par le truchement de la lutte des classes, mais surtout la légitimité de la République née pour les résoudre. Il y a chez Jaurès une profonde répulsion pour la violence mais elle relève de la raison pas de la passion.

Ce pacifisme résolu qui considéra que les meilleures chances de paix fussent entre les mains d'une armée populaire et démocratique, qui en appelait en ces jours décisifs, à une grève contre la guerre, avait-il quelque chance de réussir ? Comment le savoir sans risque de réécrire l'histoire à partir de ce qui s'est passé et notamment des revirements des uns et des autres ? Tout ce que l'on peut dire est qu'en France notamment, la menace aura été prise au sérieux et que l'on redouta plus que tout l'insoumission de la classe ouvrière - d'où le carnet B ! qu'elle le sera encore lors des mutineries de 17 ! Comment comprendre autrement l'effroi devant la révolution russe de février 17 qui est, en même temps que le renversement d'un régime autocrate, une insurrection contre la guerre ! Comment comprendre si l'on oublie que tous les théoriciens de la guerre, avant 14, s'étaient accordés au moins sur un point : la guerre devait être courte faute d'entraîner la dissolution de la société tout entière ! On n'oublie pas, dans les cercles dirigeants, qu'en fin de compte, c'est bien le peuple qui fait la guerre et que cette dernière n'est jamais possible que pour autant que ce dernier s'y résolve et soumette !

Ce temps de penser résonne un peu comme le ils ne savent pas ce qu'ils font

Il sonne comme l'ultime prière d'un temps qui répugne à disparaître.