Il y a un siècle....
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Jaurès : ses derniers jours

Il va mourir ; il ne le sait pas mais depuis quelques jours il est inquiet et s'agite. Alors qu'il n'avait consacré qu'un seul éditorial à la mort de François Ferdinand ne voyant pas beaucoup plus que d'autres les risques d'une conflagration générale, il comprend avec l'ultimatum que l'Autriche adresse à la Serbie que l'empire danubien veut la guerre et que Berlin le laissera faire voire le soutient explicitement.

Dans l'édito qu'il lui consacre le 25 juillet, Jaurès parle encore de suprême chance de paix ! Est-ce de l'entêtement ou l'effort désespéré d'une lutte contre l'irrémédiable ? Pourtant tout dans la note adressée par Vienne à Belgrade est fait pour heurter la susceptibilité serbe. Vienne décidément veut la guerre et, on le verra quelques jours plus tard, même l'acceptation des termes de l'ultimatum n'empêchera rien !

Toute la stratégie de Jaurès aura consisté, en même temps que de soutenir le gouvernement Viviani dont il ne doute pas encore de sa volonté pacifique, de dénoncer les termes plus ou moins secrets de l'alliance avec la Russie. Ce n'est certes pas un hasard si dans son édito de la veille, il met ainsi en avant les grèves et autres mouvements sociaux en Russie au moment même où Poincaré et Viviani y font une visite officielle aussi tapageuse qu'inutile. Car telle est l'ironie de l'histoire : au moment même où se noue le drame, il n'y a personne à Paris, personne pour tenter de calmer le jeu et il est fort probable que les uns et les autres eussent profité de ce que les deux personnages principaux de la République (Viviani est en même temps ministre des Affaires étrangères) soient difficilement contactables vu la fragilité des relations télégraphiques, notamment durant le voyage de retour.

Jaurès ne se départira pas de cette attitude : soutien - quand même - au gouvernement Viviani dont il attend toutes les mesures d'apaisement ; dénonciation des termes de l'alliance franco-russe ; soutien surtout à la motion de grève générale contre la guerre n'ignorant pas combien cette motion allait attirer contre lui la haine de tout le camp belliciste et patriotique qui allait bientôt l'accuser de traîtrise. Pouvait-il imaginer que cette haine irait jusqu'à l'assassinat ?

La confidence faite à Paul-Boncourt, alors directeur de cabinet de Viviani, le laisse à penser :

Ah! croyez vous, tout, tout faire encore pour empêcher cette tuerie ?… D’ailleurs, on nous tuera d’abord, on le regrettera peut-être après

Une violente campagne de presse s'engageait pourtant qui allait laisser des traces : un article du Temps d'abord qui suite à la motion adoptée par le congrès extraordinaire du parti socialiste (14 au 19 juillet) n'hésite pas à évoquer la bouffonnerie de la thèse abominable mais surtout traîtrise et la trahison ... Ce le sera encore dans les colonnes de l'Action Française dans un billet attribué à tort à Léon Daudet mais on ne prête qu'aux riches ... qui, non à propos de la guerre mais de l'adoption de l'impôt sur le revenu déclare :

Nous ne voudrions déterminer personne à l'assassinat politique. Mais que M Jaurès soit pris de tremblement ! Son article est capable de suggérer à quelque énergumène le désir de résoudre par la méthode expérimentale la question de savoir su rien ne serait changé à " l'ordre invincible" dans le cas où le sort de Gaston Calmette serait subi par Jean Jaurès

D'une inélégance rare, d'une irresponsabilité consommée, ce texte à l'ironie ciselée pointe à la fois la croyance de Jaurès en un progrès assuré par la science et la volonté politique et l'opposition résolue à l'impôt sur le revenu. La référence à Calmette est d'autant plus odieuse que le procès de Mme Caillaux se tient en ces jours-là mais qu'effectivement la démission en son temps de J Caillaux n'avait pas empêché l'adoption de la loi sur l'impôt.

C'est dire en tout cas qu'en ces derniers jours de juillet, on quittait insensiblement le terrain de la diatribe et de la polémique politique même abrupte pour ce qui ne peut être compris autrement que comme un véritable appel au meurtre ! Qui fait irrésistiblement penser à ce billet de Maurras sur Blum dans l'Action Française du 9 avril 1935 :

C’est un monstre de la République démocratique. C’est un hircocerf de la dialectique heimatlos. Détritus humain à traiter comme tel… […] C’est un homme à fusiller, mais dans le dos

La haine, décidément, contorsionne la pensée et avilit l'homme.

C'est le 25 juillet qu'il prononce ce qui est son avant dernier discours dans la banlieue de Lyon où après avoir pointé les responsabilités de chacun, la France y compris pour sa politique coloniale, il en appelle à l'union de tous et en premier lieu au sens des responsabilités des socialistes allemands :

Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d'hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé.

 

Jaurès consacrera un nouvel édito le 27 juillet intitulé une lueur d'espoir où l'on sent percer l'inquiétude d'un homme qui voit son univers s'effondrer et ne parvient plus à se rassurer qu'au fait que l'irréparable n'a pas encore été commis ! Les termes sont forts : à la barbarie du discours de Lyon répond le crime contre la race humaine

La monstruosité même de l'attentat qui serait commis contre la race humaine nous laisse espérer que l'on hésitera au seuil du crime.

A cet instant, Jaurès est sans doute le plus lucide de tous qui comprend que la guerre ne saurait plus être circonscrite localement et que la mobilisation massive de millions d'hommes ne pourrait avoir que des conséquences désastreuses.

Les 29 et 30 juillet, il se rend à Bruxelles au bureau de la seconde internationale qui appelle chacun des partis à tout faire pour éviter la guerre. Les socialistes, alors, à mille lieux de ce que sera leur attitude quelques jours plus tard, se croient encore assez puissants et assez unis pour empêcher la guerre !

Il rentre à Paris le 30 juillet dans l'après-midi et y apprend la mobilisation russe. Il se rend chez Viviani, qui le reçoit, et l'informe de l'état de la préparation des troupes françaises et le rassure en lui indiquant avoir ordonné que les troupes françaises resteraient concentrées à dix kilomètres de la frontière.

Apprenant le lendemain la mobilisation autrichienne et la déclaration allemande de l'état de menace de guerre, il redemande audience à Viviani. Il sera reçu par A Ferry, Viviani recevant en même temps l'ambassadeur allemand venu lui communiquer l'ultimatum de son gouvernement à la France, celle-ci devant indiquer avant le 1e Août si elle se solidariserait ou non avec la Russie en cas de guerre.

Jaurès y aurait déclaré selon Renaudel qu'il dénoncerait les ministres à tête folle si le gouvernement se laissait ainsi passivement conduire vers la guerre, ce à quoi Ferry aurait répondu :

Mais mon pauvre Jaurès, on vous tuera au premier coin de rue ! …

Le soir même, il est assassiné !

Il y a quelque chose d'émouvant et de profondément triste dans ce qui nous apparaît comme une sinistre fatalité - mais qui ne l'était pourtant pas. Émouvant de voir ainsi une époque, des idéaux se saborder avec une inconscience criminelle ; de voir ainsi un homme mourir assassiné avec son époque.

A cet instant précis, Jaurès aura été plus qu'un grand leader politique, plus même qu'un symbole ... une conscience. De manière presque magique, il parut à tous, vivant, le dernier rempart contre la guerre comme si sa seule présence et son verbe suffiraient à l'empêcher ; mort, la digue brisée où allait s'engouffrer le tourbillon de toutes les folies.

Il était celui qui se tenait, bravache et têtu, en face de la fatalité. Au delà de la figure tragique du héros, il aura été tout ce que d'admirable, on peut attendre d'un homme.

Après lui, les renoncements, les petites et grandes lâchetés, les revirements - sincères ou non qu'importe au fond - plus rien ne parut pouvoir encore s'opposer à l'inéluctable.

C'était sa force ; ce fut sa fin.