Il y a 100 ans ....
précédent suite

II/ Approche française

I / Approche allemande

II / Approche française

III / Théorie de la guerre juste

IV / un révélateur ... inquiétant

 

Je ne sais si l'on peut à proprement parler de guerre à la française, je devine seulement combien la Révolution de 1789 a nécessairement bouleversé à la fois le principe de la guerre et la manière de la faire.

Première innovation qui change radicalement tout : la conscription. Jusqu'alors, nul, même le plus puissant des princes, ne pouvait contraindre un homme à s'enrôler et il fallut souvent de multiples ruses de la part des sergents recruteurs pour parvenir à ses fins. A partir de la levée en masse de 1793, l'armée française passe de 200 000 à 800 000 hommes même si les effets escomptés ne furent pas toujours au rendez-vous.

Seconde innovation : même si la promesse ne sera pas toujours tenue ou qu'elle servît parfois de prétexte, les guerres révolutionnaires ne se voulurent jamais des guerres de conquêtes, d'annexions mais des guerres défensives et des guerres libératrices. La jeune révolution qui était prête à tout mais certainement pas à endurer une guerre extérieure ne s'y résolut que parce qu'elle fut menacée par les monarchies européennes exacerbées par les émigrés de Coblence.

Se sentant agressée par la Déclaration de Pillnitz 1, la France déclare la guerre à l'Autriche : on le sait Valmy sera le grand tournant qui donnera des ailes à la Révolution. On le lit dans les discours de Robespierre qui se méfie comme de la peste de cette guerre trop voulue par Louis XVI pour ne pas être un subterfuge mais y consent dès lors qu'il s'agit de sauver la République et de libérer les peuples du poids des monarchies.

Voici la guerre devenir une arme politique, plus encore on vient d'y faire entrer l'idéologie. Dès lors la guerre cesse d'être le fait de professionnels, d'une caste prédisposée à cet effet, pour devenir l'affaire de la Nation tout entière d'où d'ailleurs la levée en masse mais d'où aussi la mise sur le même plan de la lutte contre les ennemis de l'intérieur - les Chouans.

On n'enrôle pas un peuple entier pour de simples susceptibilités de princes ou pour de sordides ambitions territoriales. L'histoire le montre aisément : la guerre de 70, dans sa phase impériale, avait des causes trop ineptes - la dépêche d'Ems 2 - pour susciter l'enthousiasme ; elle ne devint un enjeu national que lorsque, la République proclamée et le territoire envahi, ce fut le destin même de la Nation qui sembla en danger .

C'est, au fond, la même attitude qui présida à la politique étrangère de la IIIe jusqu'en 14 : même si au début elle n'en eut tout simplement pas même les moyens, il est révélateur que personne jusqu'à la fin du siècle en tout cas, n'envisagea jamais vraiment de faire une guerre pour récupérer les provinces perdues. La célèbre phrase de Gambetta - y penser toujours, n'en parler jamais - résume finalement assez bien l'attitude adoptée qui est celle du refus de toute guerre de conquête quand bien même celle-ci pût apparaître légitime. Il est assez clair que pendant quelques années, on crut - on espéra - que la question alsacienne pût un jour se régler par voie diplomatique mais même si la chose s'avéra impossible on n'adopta pas pour autant une attitude revancharde ailleurs que dans les libelles et la presse. Certes, en laissant le champ libre à la France de se constituer un empire colonial Bismarck avait bien en vue de détourner les yeux des français des frontières de l'Est et il est incontestable que si la République, d'abord si isolée diplomatiquement en Europe, avait besoin de réussites pour réintégrer le rang de grande puissance, elle en trouva effectivement l'occasion en Afrique et au Tonkin et assurément pas en Europe. Pour autant rien dans sa diplomatie, et ce jusqu'à l'alliance politiquement contre-nature avec l'autocratie russe qui n'avait de visée que défensive en imposant à l'Allemagne le péril d'un double front. L'obstination incroyable avec laquelle Clemenceau poursuivra Caillaux pour sa traîtrise supposée, mais son pacifisme avéré notamment lors de son passage à Matignon en 1911-12 et de sa résolution de la crise marocaine, ne s'explique d'ailleurs pas autrement mais illustre que le pacifisme n'aura pas été le seul fait de la gauche socialiste - ce qu'atteste tout autant l'engagement des radicaux en 14 d'abroger la loi des trois ans.

Il est tout à fait révélateur, de ce point de vue, que le conflit de 14 fut déclenché non pas, comme en 70, par un différend franco-prussien mais par un différend austro-russe. Qu'il y eut en Allemagne des factions empressées de faire la guerre, sans doute ; qu'en France, à l'identique, il y eut des signes évidents qu'on y préparait depuis longtemps - loi des trois ans - une guerre que chacun s'accordait à trouver inéluctable, assurément. Et il n'est pas tout-à-fait anodin de ce point de vue que ce fût l'Allemagne qui déclara la guerre à la France - et non l'inverse.

La nature républicaine du régime disposait en tout cas que l'armée fût aux ordres de l'exécutif et que le président de la République fût chef suprême des armées. A l'inverse de la Prusse - dont Mirabeau avait dit en son temps ce n'est pas un Etat qui possède une armée, c'est une armée qui possède un Etat- où tout l'appareil politique tourne autour de son armée incarnée par l'Empereur, la France considère qu'en tout état de cause c'est le politique qui a prééminence - au moins d'ailleurs de refuser longtemps le droit de vote aux militaires justifiant ainsi l'expression de Grande Muette. Outre les principes républicains eux-mêmes, il faut ajouter que la double crise du Boulangisme puis de l'affaire Dreyfus contribua grandement à miner l'autonomie que l'armée s'était arrogée. Même si elle demeurait populaire, elle cessa d'être un Etat dans l'Etat pour devenir la force dont dispose l'exécutif pour mener à bien sa politique. Rien n'est plus révélateur à cet égard que la volonté de Joffre d'éloigner le gouvernement Viviani à Bordeaux en Septembre 14 pour avoir les mains libres ; rien n'est plus révélateur que le contrôle constant que le parlement exerça tout au long de la guerre sur les campagnes militaires ; que Clemenceau de retour au pouvoir en 17 pût apparaître comme le Père la Victoire signale assez bien qu'on attendit le sursaut des politiques ; pas des militaires. Ce qui derechef justifie la célèbre formule de Clemenceau la guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires même si cette formule désignait au moment de la crise boulangiste la nomination d'un général au ministère de la Guerre. Notons au passage que la dénomination de ce ministère en celui de Défense Nationale consacre assez bien le refus républicain de toute guerre offensive.

Clausewitz

Continuation de la politique par d'autres moyens, affirmera Clausewitz ... mais comment ne pas voir que cette formule peut être entendue de deux manières assez différentes :

- un état de fait d'abord ! Il est exact que les guerres ne commencent que lorsque les diplomates cessent de se parler et ne s'achèvent que lorsqu'ils recommencent à s'entremettre comme si la guerre n'était effectivement que le solde d'un dialogue ou d'une concertation bloqué, le moyen que la politique se donnerait pour obtenir des arguments décisifs que la diplomatie aurait échoué à obtenir. Loin alors d'être la formule cynique qu'elle paraît être, ce qui n'est après tout qu'un constat réaliste envisage la guerre comme un simple moyen, et certainement pas une fin en soi, comme un intermède c'est-à-dire un état d'exception.

- une norme ensuite ! A l'inverse on peut aussi considérer que politique et guerre ne sont que les deux faces d'une même réalité - l'état de nature, qui est un état de guerre de tous contre chacun, qui préside aux relations entre les États. Appréhender la guerre de cette manière revient nécessairement à considérer qu'elle est l'état naturel des choses et que même, bien plus et bien mieux d'ailleurs certainement que la politique, elle est capable de mobiliser les forces vives de la Nation, de les unir dans la réalisation d'un but qui dépasse les divisions et différences individuelles et qu'à ce titre elle en est indubitablement le moment de vérité.

Il n'est certainement pas anodin que le texte de Clausewitz, qui n'était pas initialement destiné à la publication, et comporte une réflexion générale sur la guerre à partir d'observations très concrètes soit devenu le grand texte de référence sur la guerre que tous ont lu à parité sans doute avec le Prince de Machiavel. Clausewitz ne donne effectivement pas exactement une théorie de la guerre qui serait figée mais des outils conceptuels rigoureux pour tenter de la penser. Ce qui explique assez aisément que chacun, en fonction de la théorie qu'il défend, ait pu tirer Clausewitz de son côté.

Il n'empêche - et c'est bien la thèse que défend Girard - il y a bien dans cet ouvrage la mise en évidence de la guerre comme montée aux extrêmes - ce qui, au bas mot, révèle combien elle serait outil à manier avec extrême prudence parce qu'elle engage hyperboliquement des forces qu'il est peut-être aisé de déclencher mais malaisé de maîtriser. Ce qui, au fond, illustrerait qu'elle concerne toujours des forces gémellaires, et produit un conflit mimétique d'où il est difficile de sortir, qui mène spontanément aux extrêmes apocalyptiques à moins de le reconnaître comme tel.

Kant

La grande leçon de Kant 3 ne sera pas oubliée : puisque, entre les États. comme entre les individus, règle l'état de nature, il n'est pas d'autre solution là comme ici, que de passer contrat, d'établir entre les nations des accords qui déplacent du côté du droit les différends qui se résolvaient auparavant du côté des armes. Ce qui signifie en réalité :

- une confédération États. indépendants

- une instance internationale susceptible de régler les différends

Mais le plus intéressant dans le projet kantien consiste dans cette remarque sur la nécessaire réforme de l'Etat de l'intérieur : selon lui, seule une constitution républicaine où la séparation des pouvoirs entre législatif et exécutif permet au peuple de participer à la décision, peut durablement empêcher les guerres, un peuple, associé au pouvoir, ne saurait désirer une guerre en en étant invariablement la première victime alors qu'en régime monarchique, la décision de faire la guerre étant du seul ressort d'un monarque, rien n'empêche qu'il fasse fi des intérêt du peuple.

- Pas de paix internationale sans république : voici bien la grande leçon qui fait que, dans sa définition même, la République se veut rétive à toute guerre et ne saurait la supporter que défensive.

- Seconde leçon : l'espoir que le développement des échanges économiques, l'esprit de commerce, soit le meilleur antidote à la guerre ; c'est ici la reprise du doux commerce de Montesquieu.

- Troisième leçon : le refus d'un gouvernement mondial, les différents peuples doivent pouvoir s'associer en conservant leurs particularités et leurs projets spécifiques. C'est donc bien une confédération États. indépendants que Kant appelle de ses voeux ainsi qu'à la mise en place de ce qu'aujourd'hui nous nommerions droit international. Kant refuse effectivement d’emblée l’idée d’un Etat mondial pour ce qu'il ruinerait les différences culturelles et nierait le concept de souveraineté. L’idée d’un seul peuple est absurde. Seule une association, une fédération est envisageable.

Mais Kant est loin d'être naïf : il sait parfaitement combien de tels projets passent aussi par la bonne volonté des dirigeants et qu'il est malaisé d'obtenir d'eux quelque abandon de souveraineté que ce soit. D'où l'importance qu'il accorde à l'implication du philosophe en politique avec pour rôle celui de guide signifiant à chaque instant les nécessités du Droit, de la morale, de la raison. Cette exigence de la vertu publique autant que du droit, on la retrouvera évidemment chez Robespierre. Elle s'accorde évidemment parfaitement avec la conception que Kant se fit d'une moralité qui se définirait non pas par la qualité des conséquences de ses actes mais par l'observance stricte aux principes qui appelle aisément la critique de l'utopie - on se souvient de la formule de Péguy affirmant de la morale de Kant qu'elle a les mains pures ... mais pas de mains ! Avec le recul force est bien de constater que tant les projets de Wilson en 18 que ceux qui présidèrent à la création de l'ONU après la seconde guerre mondiale correspondaient assez bien au souci kantien et que l'échec de ces institutions tient moins à leur nature propre qu'à l'absence de moyens de rétorsion qu'elles pussent opposer aux contrevenants. Kant en tout cas avait parfaitement vu combien la diplomatie secrète était un des plus grands obstacles à la paix.

Étendre aux relations internationales la notion de droit et de contrat, tel est évidemment l'essentiel qui, on l'a vu, commence à se dessiner après 18 et qui confirme l'idée de Kant que la paix ne saurait être autre chose qu'un projet à long terme patiemment construit et attentivement surveillé et certainement pas l'état naturel des choses. Et si Kant fait de la paix un impératif moral autant qu'un devoir politique, il n'oublie cependant jamais qu'elle est patiente construction et qu'il serait vain de seulement vouloir la décréter.

Jaurès

Quand vingt siècles de christianisme ont passé sur les peuples, quand depuis cent ans ont triomphé les principes des Droits de l’homme, est-il possible que des millions d’hommes puissent, sans savoir pourquoi, sans que les dirigeants le sachent, s’entre-déchirer sans se haïr?
Jaurès le 29 juillet 14 à Bruxelles

L'analyse que fera Jaurès de la guerre est dans cette même droite ligne. Même s'il accrédite la théorie marxiste de la lutte des classes, et donc nécessairement les vertus du conflit dans la perspective dialectique ; que par ailleurs il mette en avant la nécessaire collusion du capitalisme et de la guerre qui illustre bien combien il serait illusoire d'attendre de la seule économie et du seul développement du commerce les garanties de la paix tant le capitalisme, pour surmonter ses contradictions internes, n'hésite jamais à la guerre quand elle lui parait la solution pour surmonter ses difficultés, il n'est pas anodin que ce fut, dans ce dernier discours prononcé à Bruxelles sous la double égide du christianisme et des Lumières qu'il évoque la nécessité de la paix. Homme de synthèse par excellence, qui lui vaudra souvent le reproche de n'être qu'un réformiste, il sait parfaitement les acquis de la République qu'il ne saurait voir autrement que comme l'antichambre, insuffisante certes mais nécessaire cependant, du socialisme. Il croit et proclame la mission historique du prolétariat qui ne saurait être autre que celle de la justice et de la paix.

La grève de la guerre, à l'initiative de la classe ouvrière, n'aura, on le sait, pas lieu et chacun ira combattre sous son drapeau, en dépit qu'il en eût, croyant sans doute être sur la défensive - une guerre qu'on impose - certainement pas dans un esprit de conquête. Elle peut assurément paraître délicieusement utopique a posteriori - parce qu'elle n'eut pas lieu - néanmoins la lourde méfiance que le gouvernement français autant qu'allemand d'ailleurs nourrirent à l'égard des socialistes, le carnet B par exemple, atteste en tout cas que le risque n'en était pas tenu pour nul.

Il n'empêche : c'est la même idée de la nature profondément pacifiste de la République autant que du socialisme qui ne saurait de ce point de vue poursuivre d'autre objectif. Et la participation de Jaurès aux entreprises de d'Estournelles n'a pas d'autre sens : l'avenir est à la concertation internationale et cela passera tôt ou tard par un droit international.

Il y a dans le texte écrit par R Rolland en 1916 ce paragraphe final que Jaurès n'eût certainement pas contredit :

Si vous ne le faites point, si cette guerre n’a pas pour premier fruit un renouvellement social dans toutes les nations,—adieu, Europe, reine de la pensée, guide de l’humanité ! Tu as perdu ton chemin, tu piétines dans un cimetière. Ta place est là. Couche-toi!—Et que d’autres conduisent le monde !

Ici aussi il est question de mission historique et donc de philosophie de l'histoire : Jaurès, non plus, qui n'ignorait pas que l"histoire eût un sens et que ce dernier courût nécessairement, par le dépassement des contradictions internes du capitalisme, vers l'émancipation du prolétariat, ne savait en réduire la portée à la seule dimension économique et plaçait toujours sa signification dans le droit fil d'Hegel comme la réalisation, chaotique peut-être, rusée parfois, mais cohérente toujours, de l'humanité de l'homme. Rolland y rajoute la place de l'Europe. Si l'Europe n'est pas demain le défenseur et le constructeur de la paix, écrit-il en substance, alors elle n'a plus ni sens ni valeur et perdra irrémédiablement son rôle dans le monde. Bien vu : c'est après tout ce qui s'est passé et que la seconde guerre mondiale aura aggravé. C'était, ici encore, inscrire l'Europe dans une histoire idéologique et culturelle dont l'universalisme aura été le maître-mot depuis le christianisme jusqu'aux Lumières et l'inscription des droits de l'homme une des plus significatives réalisations. C'était montrer que sous les apparentes ruptures, il y avait de profondes continuités.

Qu'à l'occasion le pacifisme pût avoir été un subterfuge politique est évident : du pacifisme révolutionnaire de Lénine qui conduisit à la paix de Brest-Litovsk à celui de la guerre froide dont on devina aisément qu'il fut une arme aux mains d'un Staline - qui peut oublier le besser rot als tot ? - les exemples sont évidemment nombreux qui ne grèvent pas pour autant le lien conceptuel profond entre république, socialisme et paix. Et, après tout, il est sans doute moins dangereux de se servir de la paix pour parvenir à ses fins politiques que de se servir de la guerre pour résoudre ses problèmes de politique intérieure !

Jaurès s'amuse dans son discours à opposer les différentes attitudes soulignant que si les patriotes craignaient la guerre pour leurs propres intérêts mais jamais pour les autres, c'était exactement l'inverse pour la classe ouvrière :

Voulez-vous que je vous dise la différence entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise? C’est que la classe ouvrière hait la guerre collectivement, mais ne la craint pas individuellement, tandis que les capitalistes, collectivement, célèbrent la guerre, mais la craignent individuellement. (Acclamations) C’est pourquoi, quand les bourgeois chauvins ont rendu l’orage menaçant, ils prennent peur et demandent si les socialistes ne vont pas agir pour l’empêcher. (Rires et applaudissements)

Il n'est pas faux, que dans l'histoire française, la gauche arriva toujours au pouvoir au moment des pires crises et qu'elle fut souvent amenée ainsi à s'atteler aux bases besognes que la droite répugnait à assumer. Ce fut le cas en 14 ; ce le sera encore dans les années trente. Mais c'est assez bien souligner qu'après la guerre de 70, dès lors que la République acquiert des bases solides, le bellicisme cessera bientôt d'être de gauche, même si certains chez les radicaux se font parfois de douces violences pour y souscrire finalement, pour n'être plus le fait que de la droite, voire de l'extrême-droite française. On n'oubliera pas à cet égard les espoirs de régénération de la Nation que Maurras nourrit en 1914 ; non plus que la divine surprise qu'il avoua en Juin 40 - certes plus à l'avènement de Pétain qu'à la victoire nazie, mais quand même ! Ce fut peut-être de ne pas la craindre individuellement qui fit même les socialistes faire la guerre et leurs élus en voter les crédits sans trop de scrupules sitôt qu'ils se furent convaincus que la guerre fut une agression allemande face à quoi il fallait se défendre ; ce fut sans doute aussi le sentiment d'une mission impossible qui les fit si rapidement renoncer à l'insurrection contre la guerre au moins autant que les atermoiements des élus socialistes allemands ; ce fut en tout cas tout l'honneur de Jaurès et des siens d'avoir lutté très tôt contre cette idée reçue que la guerre fût inévitable et contre la tendance à s'y progressivement accoutumer.

Au bilan

Même si cela devait apparaître comme un paradoxe, c'est bien le fait d'avoir posé la guerre non pas comme une exception mais comme l'état naturel des relations internationales qui permit à Kant de penser et de poser la paix comme l'essence même du projet politique. Et, à ce titre, la pensée des Lumières dont s'inspire à la fois Kant, l'humanisme et la République s'oppose en tout point à la démarche germanique, assise on l'a vu, sur Herder, Schelling et la revendication nationale, qui verra, surtout après 1848, dans la guerre, et notamment dans celle menée contre la France, la grande lutte pour la civilisation et contre la décadence. Celle-ci a besoin de la guerre pour se développer ; celle-là a pour ligne de mire la paix comme source de sa légitimité.

Pour autant, c'est bien la France qui inventa la guerre de masse en instituant la conscription ; c'est bien elle également qui mit en avant, pour le pire et le meilleur, la dimension fortement idéologique de toute guerre.

Pour le pire parce que c'était envisager qu'une guerre pût être juste quand elle était l'outil d'une cause juste - avec tous les problèmes politiques, moraux, philosophiques mais aussi stratégiques que ceci allait impliquer. Serait-il à admettre que toute guerre n'était pas à proscrire et que, dans certains cas, elle fût non seulement légitime mais même souhaitable et nécessaire ? N'était-ce pas là mettre les doigts dans un engrenage infernal où chacun trouvera toujours argument péremptoire pour légitimer sa lutte et théorie convéniente pour justifier les moyens utilisés ?

Assurément la question va bien au-delà de la classique diabolisation de l'adversaire et il n'est pas faux qu'allemands comme français arguèrent - et sans doute y crurent-ils - d'une civilisation à défendre contre la barbarie ou la décadence. Elle engage aussi la lutte elle-même, le combattant et le champ de bataille ...

On ne saurait tenir pour rien que l'universalité revendiquée par les Lumières au moins autant que l'internationalisation des échanges économiques bousculant très vite les frontières politiques qu'enfin la guerre de masse suscitée par la conscription aillent de pair avec l'universalisation de la guerre : de luttes concernant la classe guerrière sur des champs de bataille clairement circonscrits et durant des périodes brèves, en tout cas toujours interrompues par la nuit, l'hiver et des trêves, on passe progressivement à des guerres impliquant l'ensemble de la population sur des champs de bataille de plus en plus vastes et bientôt, à partir de 14, mondiaux pour arriver enfin à des luttes mettant aux prises non plus seulement les militaires mais les civils, bientôt totalement étrangers au conflit face à des partisans. Plus d'armées en ligne face à face ; plus de champ de bataille parce que tout a vocation à l'être ; plus de distinction civil/militaire autant de risques de conflits pouvant rapidement dégénérer et très difficilement enrayables ne serait ce que parce que l'ennemi n'est ni repérable ni clairement désigné. Ceci s'appelle le terrorisme, notamment. Qu'on y ajoute l'éventuel fanatisme que suppose tout engagement idéologique quand il passe à l'acte guerrier et l'on aura tous les ingrédients d'une relégitimation par la bande de la guerre.

Ce qui est, encore une fois, poser la question de la guerre juste.


1) « Sa Majesté l'empereur et Sa Majesté le roi de Prusse, ayant entendu les désirs et les représentations de Monsieur et de M. le comte d'Artois, déclarent conjointement qu'elles regardent la situation où se trouve actuellement Sa Majesté le roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le secours est réclamé, et qu'en conséquence elles ne refuseront pas, conjointement avec leursdites Majestés, les moyens les plus efficaces relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être des Français. Alors, et dans ce cas, leursdites Majestés sont décidées à agir promptement et d'un commun accord, avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé et commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu'elles soient à portée de se mettre en activité. »

2) « La nouvelle du renoncement du prince héritier de Hohenzollern a été officiellement communiquée au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol. Depuis, l’ambassadeur français a encore adressé à Ems, à Sa Majesté le Roi, la demande de l’autoriser à télégraphier à Paris, que Sa Majesté le Roi, à tout jamais, s’engageait à ne plus donner son consentement si les Hohenzollern devaient revenir sur leur candidature. Sa Majesté le Roi là-dessus a refusé de recevoir encore l’ambassadeur français et lui a fait dire par l’aide de camp de service que Sa Majesté n’avait plus rien à communiquer à l’ambassadeur. »

 

 

3) Kant Projet de paix perpétuelle

Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois — car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit. Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême. Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir

4) C Schmitt