Il y a 100 ans ....
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Le Carnet B

On l'a oublié mais la grande peur des militaires autant que des politiques restait quand même que non seulement les anarcho-syndicalistes mais, sous l'égide de Jaurès, les socialistes et pourquoi pas la classe ouvrière en partie, se mobilisent contre la guerre, désertent en tout cas fassent des régiments un terrain privilégié de propagande.

A cette fin, et depuis longtemps, une liste était tenue, des personnalités dangereuses qu'il faudrait si ce n'est arrêter au déclenchement de la guerre, en tout cas surveiller de très près. Elle fut instituée au temps où Boulanger fut Ministre de la Guerre et rentrait dans le cadre de sa politique de revanche dans l'organisation des préparatifs de guerre et de mobilisation dès lors confiée à la gendarmerie : après les étrangers (carnet A) on recensa les espions éventuels et les anarchistes antimilitaristes (carnet B).

A la suite de l'assassinat de Jaurès, la crainte fut vive d'une révolte de la classe ouvrière. Malvy, alors ministre de l'intérieur et qui le restera jusqu'en 17 et l'accession de Clemenceau à Matignon estima qu'il était contraire à l'esprit de l'union nationale de l'utiliser. Consigne fut donnée en ce sens. Plus tard Clemenceau dont les haines étaient tenaces, et les moyens pris souvent brusques pour parvenir à ses fins, traduira Malvy devant la Haute Cour de Justice (rôle assuré alors par le Sénat) pour trahison. Il s'en tirera avec cinq années de bannissement pour forfaiture, mais reconnu innocent de toute trahison, accusation manifestement outrancière.

L'affaire est intéressante à plus d'un titre parce qu'elle traduit :

- la profonde méfiance que la bourgeoisie aura toujours nourrie, avec plus ou moins d'élégance, à l'endroit de la classe ouvrière, surtout ; du peuple en général. Qu'elle prît des tours paroxystiques à l'occasion de la guerre n'est pas étonnant : on se retrouve ici dans cette étonnante configuration où le pouvoir a un besoin cruel de ce peuple dont en même temps il se méfie. Le carnet B l'illustre et la violence avec laquelle on reprochera à Malvy de ne pas l'utiliser est la preuve péremptoire de la peur ressentie. Ce souverain populaire dont on se débarrasse entre chaque élection, tout à coup on ne peut plus l'écarter parce que c'est lui qui portera l'essentiel de l'effort et du sacrifice. Toutes les palinodies convenues n'y pourront rien changer : la République a toujours été et restera foncièrement bourgeoise toute humaniste qu'elle puisse se revendiquer.

- la crainte suscitée par la montée en puissance des socialistes et l'arrivée d'une majorité de gauche à l'Assemblée en Mai 14. Autant dire que les positions pacifistes de Jaurès ne pouvaient que gêner tous ceux qui préparaient de plus en plus ouvertement la revanche dont le clan militaire évidemment, mais chez les républicains modérés dont Poincaré, qui en est l'incontestable héraut. Président du conseil depuis janvier 1912, il se fait élire Président de la République en janvier 13. Poincaré voyait dans le nationalisme et la montée de la menace allemande une manière de contenir la pression politique qui appelait des réformes sociales substantielles et son élection à la présidence n'eut pas d'autre sens que la volonté de contrecarrer l'imminence de l'instauration de l'impôt sur le revenu qui, décidément, gêne décidément beaucoup la droite. L'impôt sur le revenu sera voté en 14 quelques mois avant la guerre, appliqué plus tard : est-ce un hasard à ce titre si J Caillaux, pourtant pas très à gauche, sera l'autre homme que Clemenceau poursuivra de sa vindicte en le traduisant devant la Haute Cour ? Il est sans doute exagéré d'envisager comme le laisse entendre Guillemin que la guerre ne fût favorisée que pour contenir la poussée de la gauche et notamment les revendications fortes des socialistes qui deviennent le deuxième groupe à la Chambre mais il est certain que via l'union nationale formée dès les premiers jours de la guerre toutes les cartes politiques sont rebattues et les grandes réformes remises à plus tard.

- la dichotomie classique entre une gauche idéaliste et rêveuse et une droite sérieuse, rigoureuse, seule apte à diriger les affaires du pays. Le pacifisme de Jaurès aura décidément fait peur - ce que le procès de R Villain après guerre montrera bien, puisque de manière totalement invraisemblable il sera déclaré innocent ! Nul ne peut savoir ce qu'aurait fait Jaurès en Août ni si sa voix si forte eût été capable d'entraîner chez les mobilisés ce fort mouvement de contestation qu'il espérait tant. Tout convergeait néanmoins autour de l'idée que, lui vivant, rien n'était possible - et surtout pas le ralliement de ces députés fraîchement élus à une politique de guerre. Fut-ce une trahison ? en tout cas, avec le vote des pleins pouvoirs à Pétain en 40, le vote des crédits de guerre sera un de ces votes dont la gauche n'a pas à se vanter .... Mais à tout prendre qui fut plus réaliste que l'autre ? Jaurès qui avait compris avant tous que cette guerre serait massive et longue ou ces politiques si sérieux qui vantaient à l'encan qu'à Noël tout serait fini ? Hegel le savait, Marx la redit, si le grand acteur fait l'histoire, en tout cas il ne sait jamais vraiment l'histoire qu'il fait et ne peut la faire que dans des conditions qu'il ne crée pas, dont il hérite, et qu'il peut seulement exploiter avec adresse quand il le sait faire.

Il ne faut jamais les oublier ces trois peurs - du peuple, de la gauche, du pacifisme - à l'aube de cette conflagration qui fera exploser le monde ancien et nous fera rentrer avec une incroyable violence dans un XXe siècle qui n'en oubliera pas la leçon. Le pacifisme fera parler de lui durant toute l'entre-deux guerres et expliquera les positions parfois bien troubles de certains qui inclinèrent au mieux à la concession permanente (accords de Munich en 38) et poussera d'autres dans les bras d'un Pétain qui ne demandait que cela pour justifier les mirages de sa Révolution Nationale ... Ne jamais oublier ce rapport trouble de la gauche à la guerre qui fera une chambre du Front populaire, certes amputée des élus communistes, voter les pleins pouvoirs à Pétain en 40 et autoriser ainsi le suicide de la IIIe République ; une gauche à nouveau victorieuse en 56 faire une politique à rebours de ses proclamations et justifier avec G Mollet une guerre en Algérie qu'elle déclarait pourtant pouvoir endiguer. Ne jamais oublier non plus - ce que la crise du ministérialisme en 99 avait montré - la méfiance d'une grande partie de la gauche à l'égard du pouvoir, y craignant de perdre son âme ; qu'elle perdit effectivement et qui explique, même avec les effets désastreux que l'on sait, les stratégies de front de classe du PC après sa formation en 20 qui firent échouer la gauche en dépit qu'elle fût majoritaire dans le pays. Mais ne pas oublier non plus l'inclination de la droite et d'une partie de la gauche centriste à proclamer plus ou moins ouvertement, à chaque grande crise, plutôt Hitler que la Front Populaire !

Les guerres précipitent l'histoire, on le sait ! elles sont en même temps de formidables révélateurs ne serait ce que parce qu'elles interdisent toute posture nuancée. Le carnet B et l'assassinat de Jaurès le 31 juillet marquent chacun à leur manière, la fin du jeu ; l'interdiction du rêve ! La réalisation de tout idéal !

Il y a quelque chose sous l'aune du réalisme qui se passe en cet été 14 : la fin de l'innocence politique ; la trahison des idéaux. La trahison des clercs.
A partir de ce moment précis, pour la gauche, débute le long et pénible chemin de croix de ses reniements ou de ses lâchetés. Pas plus qu'il n'y aura, après, de ces grands engouements pour la guerre - plus jamais les appelés ne partiront la fleur au fusil - pas plus le politique ne parviendra à susciter l'engouement ! Le politique va devenir lentement une affaire de spécialistes ; une affaire de grands bourgeois ! Le peuple va se détourner de lui ! Les crises républicaines s'en suivront !

A partir de ce moment précis, devint clair pour tout le monde que la ligne ne passait plus d'entre les républicains héritiers plus ou moins radicaux des idéaux de 89 et les monarchistes ; devint évident que les droites étaient devenues l'avatar moderne des maîtres d'autrefois, aussi précautionneuses de ne pas se faire confisquer le pouvoir, subtiliser ses prérogatives ou voir ses biens réduits que les nobles d'autrefois. La République n'avait pas libéré le peuple ; s'était contentée de lui offrir de nouveaux maîtres aussi cyniques et méprisants que les autres.

La république toujours trahit quand elle se méfie du peuple ; souffre quand le peuple se méfie d'elle. Le ver était dans le fruit, dès le début. On n'avait pas su ou voulu le voir ! Là, à cet instant précis cela se voit ! criante et obscène vérité.

C'est aussi cela 1914 ! Et il n'est pas impossible que nous en soyons là aujourd'hui !

Je regarde la pente dévalée ; j'entends les experts et autres gestionnaires de tout poil pérorer juchés sur le promontoire vulgaire de leur suffisance technique et nous expliquer qu'il n'y a pas le choix ; qu'il n'est nulle politique alternative ; que les charges et/ou les salaires sont trop élevés ; que le travail n'est pas assez productif .... que sais-je encore ! Et j'entends le même discours guerrier de front à tenir, de ligne de crête à préserver ; de territoires à conquérir ! ... La même morgue, le même mépris, l'identique légèreté presque joyeuse à envoyer le peuple au casse-pipe ; la même outrecuidance à vouloir faire payer aux autres le prix de leur insuffisance ; le poids de leur richesse accumulée ; la névrose insatiable de leur importance sonnante et trébuchante.


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