Il y a 100 ans ....
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Janvier 14 (suite )

Des constantes quand même

S'il est aisé de marquer les différences qu'un siècle de distance porte sur les visages, les espaces urbains et les personnages - dont Fragson déjà évoqué, il est troublant en même temps de repérer ce qui peut simultanément se jouer d'étranges similitudes :

- l'inquiétude ressentie en France devant la tentative des industriels allemands de racheter l'usine Poutilov qui construit l'artillerie de campagne russe menaçant ainsi les secrets militaires français puisqu'elle le fait sur des brevets français mais révèle en même temps une internationalisation de la finance et des échanges déjà bien active : l'alliance franco-russe n'aura pas été que politique et diplomatique, on le sait, et le rôle des banques qui financent l'exportation du savoir-faire français en Russie mais répugnent à financer Creusot-Loire est une autre manière de rappeler que la guerre ne se peut jamais mener sans son nerf : l'argent. Ces capitaux qui n'ont pas de patrie, mais peuvent servir à l'occasion pour enfoncer le front ennemi, ces capitaux où un Jaurès verra aisément le sceau impérieux de la logique capitaliste et des intérêts d'une bourgeoisie qui ne concernent en rien la classe ouvrière, ces capitaux oui circulent déjà parfaitement entre Paris, Berlin, Londres, Vienne et Saint Petersbourg, et souvent bien à rebours des intérêts diplomatiques.
L'Europe c'est alors 88% des capitaux investis dans le Monde ; 80 % des échanges et, avec les USA 85% de la production industrielle : mais si c'est effectivement cette hégémonie européenne qui sera définitivement remise en cause avec la guerre, en revanche, ce qui ne change pas c'est cette fluidité des capitaux qui circulent au gré de leur propre logique. Le challenge franco-allemand, la sensation française d'être toujours peu ou prou à la traîne tant dans le développement industriel que des investissements est décidément une vieille histoire.

- le regard frileux sur l'étranger, l'éternelle crainte d'une menace qui peut, dans les rangs de la gauche, prendre la forme d'un péril jaune venant menacer la classe ouvrière (article de l'Humanité du 10 janvier) mais plus généralement susciter cette animosité diffuse - qui se termine parfois en drame - à l'égard de ces éternels migrants que sont les Roms. D'où les incidents de Lunel à l'occasion de l'évacuation d'un camp de Roms à Lunel. On le voit l'affaire n'est pas nouvelle et resurgit à chaque fois qu'une société se sent menacé. L'autre est toujours à la fois un défi, une promesse et un besoin, on le sait, mais assurément, en tant de crise, quand la cité se sent mal assurée de ses fondements, la figure de qui non seulement est étranger mais qui plus est n'a pas de patrie, n'a pas de terre - celle dont Pétain dira plus tard qu'elle ne ment pas - exacerbe assurément le processus victimaire dont indéniablement le juif, le Rom et la finance constituent le triptyque de prédilection, caricatural. On ne mesure pas assez l'inquiétante résurgence des évacuations de camps de Roms aujourd'hui qui avec les diatribes de circonstances contre la finance nourrissent les paradigmes délétères de la méfiance puis de la haine comme ils le firent alors. Qu'à l'occasion de telle ou telle réforme, profitant d'une gauche sinon faible en tout cas incertaine d'elle-même, comme elle le fut en cette année 1914 !qui ne l'oublions pas vit la victoire de la gauche aux élections de Mai 14 et l'accès à la présidence du conseil de Viviani), la droite et l'extrême droite se mettent à jouer de la corde sensible de la peur de l'autre, de l'invasion et de la décadence, qu'elles laissent éclore et se répandre explicitement tous les poncifs honteux de l'antisémitisme avec complaisance paresseuse et veule et parfois même avec conviction, ne peut qu'inquiéter certes, mais surenchérir sur ce tableau des ressemblances; décidément bien troublant.

Deux figures controversées

L'abbé Lemire d'abord , figure oubliée, mais qui joua un rôle non négligeable dans le développement de ce catholicisme social qui prétendait lutter contre ce que le socialisme pouvait avoir de matérialisme inacceptable pour les croyants. Élu député, il milita pour la réconciliation de l'Eglise avec la République et vota ainsi pour la loi de Séparation, fut aussi favorable à l'abolition de la peine de mort. En 14, se représentant contre l'avis de sa hiérarchie, il fut suspendu a divinis - même si la sanction sera levée en 1916 par Benoît XV. Figure intéressante, parce que transgressive, ce qui pour un ecclésiastique est toujours surprenant, celui-ci tente de rompre le cordon ombilical qui reliait si étroitement monarchie et église, de tracer un chemin qui n'éloigne pas irrémédiablement la classe ouvrière naissante de la foi, de dépasser ainsi ce manichéisme étroit qui exigea que toute préoccupation sociale fût nécessairement matérialiste et donc une offense à Dieu. Ce courant aura une suite, une longue histoire dont l'interdiction finale des prêtres-ouvriers par Pie XII ne sera que l'ultime soubresaut, mais qui ne compta pas pour rien dans l'assise définitive de la République. Joindre le politique au religieux demeurera toujours un projet ardu et risqué, et si les soutanes ont définitivement quitté les travées de l'Assemblée Nationale depuis Vatican II - le chanoine Kir en fut le dernier représentant - le courant demeure qui tente d'arracher l'Eglise à la tentation de la river irrémédiablement au conservatisme le plus étroit qui la fit parfois s'égarer, de détourner ses ouailles les plus ferventes et traditionnalistes des constants appels du pied que lui firent toujours nationalisme étroit, fascisme et extrême-droite.

Paul Déroulède ensuite, qui disparaît en cette fin janvier 14 et que l'on voit ici en son ultime cérémonie à la mémoire des combattants de 70. Lui, est assurément une figure du XIXe et disparaît avec lui : nationaliste acharné, fondateur de la Ligue des Patriotes, boulangiste convaincu, antidreyfusard acharné, on le devine, qui tenta même un coup d'Etat - ridiculement raté - en 1889, il représente cette droite cocardière, chauvine, ivre de revanche - qu'ironiquement il ne verra pas se réaliser - assez aisément antisémite, partisan d'une république au pouvoir fort, antiparlementariste spontanément, il est en tout cas en cette veille de guerre, dépassé sur son propre terrain par un nationalisme bien plus trouble encore dont Barrès est l'antichambre mais Maurras plus certainement l'égérie sulfureuse. Conservateur dans l'âme, presque toujours dans le mauvais camp des grandes batailles de la République (boulangiste ; antidreyfusard ; opposé à la séparation de l'Eglise et de l'Etat ...) il sent assurément le soufre même si son rêve d'un pouvoir fort n'est pas sans inquiétant rapport avec le présidentialisme de la constitution de 58 et ses dérives actuelles. C'est à ce titre en réalité qu'il est à la fois figure totalement surannée et pourtant moderne : il représente cette pointe avancée de la droite lorgnant sinon vers la dictature en tout cas vers l'oligarchie, flirtant quand c'est nécessaire avec les thèmes d'extrême -droite - ce qu'on a observé avec Sarkozy lors de la campagne de 2012, ou aujourd'hui lors des grands débats sur le mariage pour tous, ou l'avortement.

Curieux destin que celui de cet homme, aux antipodes exacts de Jaurès, mais qui comme lui disparaîtra à l'orée du grand soubresaut de la modernité...

Ultimes soubresauts de la lenteur

Restent ces femmes alsaciennes en tenue - j'allais écrire uniforme - traditionnelle rapant le raifort que la presse allemande affecte de présenter comme le condiment typiquement allemand ! Où le nationalisme ne va-t-il pas se nicher ? Qui me rappelle ces délires pétainistes des premiers temps de la Révolution Nationale où l'on s'acharnait à présenter le caleçon comme l'étendard même de la culture française pour sa souplesse aérienne quand le slip, si typiquement américain résumerait la contrainte étriquée d'une culture à l'invasion de quoi il importait de lutter .... Ici, à Engwiller, au nord de l'alsace, on voit finalement moins les traces de quelque germanité que celle d'une ruralité désormais disparue dont cette guerre et la suivante allait signer et précipiter la fin. On ne dira jamais assez combien la grande révolution, muette mais décisive, de ce XXe siècle, aura aussi été celle de la fin de la paysannerie et ceci d'autant plus visible et contrasté pour la France qui entama après les autres, et bien plus besogneusement que l'Angleterre ou l'Allemagne, sa mutation industrielle. A sa façon, le néolithique s'achève discrètement au mitant du XXe siècle, faisant des campagnes françaises un désert incroyable : ces photos, à leur manière, témoignent des ultimes heures d'une paysannerie, mais donc aussi d'un mode de vie qui avait durablement forgé l'Europe, qui paraissait ne jamais devoir vraiment changé tant ses mutations lentes demeuraient insensibles mais qui s'éclipsa discrètement ; si discrètement.

Ce n'est pourtant pas l'espace seulement qui en fut changé ; mais le temps surtout. Il faudrait savoir écrire un Éloge de la lenteur pour décrire ces mouvements tranquilles, languides qui ressemblent tellement à cette histoire sociale qu'évoquait Braudel pour désigner cette temporalité - intermédiaire entre l'histoire de l'homme avec son environnement et celle traditionnelle où règne le bruit et la fureur - où les mouvements, réels pourtant, sont néanmoins incroyablement lents. On a pu écrire que le monde aura bien plus changé entre 14 et nos jours qu'entre l'empire romain et 1914 : à regarder ces gestes, ces espaces ruraux et ces figures, on le touche presque du doigt. Il y a ici quelque chose de la permanence dans l'histoire qu'incarnait la ruralité. C'est cette permanence que la modernité aura biffée d'un trait violent de plume nous précipitant dans une spirale où repères, certitudes mais aussi projets se confondent et s'entremêlent donnant à plus d'un titre l'impression d'une société impatiente d'atteindre un terme qu'elle ne sait même plus définir.

 

 


1) lire

2) on se souviendra de ce discours du 25 juin 40 : la terre elle ne ment pas