Elysées 2012

F Braudel

La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Préface, Colin, 1949, pp. 13-14.

Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai d’explication d’ensemble:
La première met en cause une histoire quasi-immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure; une histoire lente à couler, à se transformer, faite surtout de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l’histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs qu’on montre rapidement et dont ensuite il n’est plus jamais question, comme si les fleurs ne revenaient pas à chaque printemps, comme si les troupeaux s’arrêtaient dans leurs déplacements, comme si les navires n’avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons.
Au-dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée: on dirait volontiers, si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant successivement les économies, les Etats, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma conception de l’histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l’œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n’est pas un pur domaine de responsabilités individuelles.
Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme mais de l’individu, l’histoire événementielle: une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultra-sensible, par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure. Mais telle quelle, de toutes c’est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi. Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves, de leurs illusions… Au XVIe siècle, après la Renaissance, viendra la Renaissance des pauvres, des humbles, acharnés à écrire, à se raconter, à parler des autres.
(…) Ainsi, sommes nous arrivés à une décomposition de l’histoire en plans étagés. Ou, si l’on veut, à la distinction, dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel. Ou, si l’on préfère encore, à la décomposition de l’homme en cortège de personnages.