Il y a 100 ans ....
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La loi des 3 ans [1]

Ces trois-là Jean Jaurès, Aristide Briand et Georges Clemenceau) à un moment ou à un autre furent alliés, voire ami. Et sans doute n'est-il pas anodin que si seul Jaurès ne fut jamais ministre, les deux autres accédèrent au pouvoir au début du siècle :

- Briand, nommé ministre pour la première fois en 1906 dans le cabinet Sarrien entame alors une longue carrière ministérielle puisqu'il dirigera le gouvernement à onze reprises et sera vingt fois ministres. Parti de la gauche, fervent partisan de la grève générale, élu dès 1902, il sera très proche de Jaurès. Devenu ministre, il glisse insensiblement vers le centre et, président du Conseil en 1910 s'opposera violemment au droit de grève des fonctionnaires s'attirant à cette occasion l'acerbe injonction de Jaurès : Pas ça, ou pas vous ! Partisan de la loi des 3 ans, il sera au pouvoir durant toute la première partie de la guerre (Mars 17) avant que Clemenceau ne prenne la relève en novembre 17, mais le sera encore à de multiples reprises après la guerre soit en tant que chef de gouvernement - jusqu'en 29 - soit en tant que ministre des Affaires Étrangères - jusqu'en 32. Nobélisé avec Streseman pour son rapprochement avec l'Allemagne.

 

- Clemenceau, quant à lui, réputé pour son acerbe don oratoire et son opposition vaillante, au point qu'on le surnomma le tombeur de ministère, est représentatif à lui seul de l'évolution de la IIIe République. Défenseur du programme de Belleville, il aura été radical au sens premier du terme par opposition aux opportunistes représentés par Ferry. Je ne suis pas certain que ce soit lui qui ait véritablement changé de posture politique ; c'est au contraire la République elle-même qui réalisant progressivement les différents points du programme de 69 - au monocaméralisme près - ôta toute substance à cette radicalité-là. Pour Clemenceau l'essentiel de la République ayant été accompli et surtout après 1895, ne restait plus qu'à gérer. Et force est de constater qu'effectivement, à partir de cette date, la république devient radicale ne donnant pas moins de 31 présidents du conseil à la IIIe puis à la IVe. Toujours est-il qu'après l'Affaire Dreyfus, où il prit courageusement sa part et où il fut ainsi dans le même camp que Jaurès, qu'après 1899, avec le gouvernement Waldeck-Rousseau et ceux qui suivirent, l'éternel opposant devint presque naturellement gouvernemental ; qu'il devint ministre pour la première fois dans le même gouvernement Sarrien que Briand à qui il succéda six mois plus tard en conservant le ministère de l'Intérieur. Lui, aussi, s'opposera durement aux grèves qui marquèrent cette période au point de s'attirer le sobriquet de briseur de grèves et de s'adjuger lui-même le titre de premier flic de France, expression qui demeurera. L'homme, au demeurant, est passionnant, qui couvre toute la vie parlementaire de la IIIe jusqu'en 1920, lui qui sera en 1919 (3) le seul parlementaire encore actif à avoir été présent déjà en 1871 au moment du vote protestataire des députés alsaciens .... *

- Jaurès, enfin, dont j'ai déjà parlé, qui emmène avec lui la ferveur de l'idéal et que les bonnes consciences taxeront vite d'idéaliste avec tout ce que ce terme peut connoter de péjoratif. En fût-il le premier, certainement non, mais il est certain qu'il est l'exemple favori que prendront toutes les bonnes consciences ivres de réalisme ou de Realpolitik comme on ne la nomme pas encore, qui n'est jamais que le prétexte confortable à tous les renoncements et parfois trahisons comme si la vertu politique et l'engagement idéologique dussent inexorablement être bafoués dans le passage à l'acte, ou qu'il ne fût qu'un exercice du pouvoir possible - paravent idéologique paresseux de tous les experts technocrates qui camoufle mal la bien-pensance bourgeoise ... et les intérêts de classe ; ou qu'encore le pacifisme ne pût être que l'apanage de doux rêveurs impuissants - en attendant qu'on ne les prît pour des traîtres. Toujours est-il que lui, très tôt, se refusa à subir l'engrenage guerrier que les militaires présentaient comme inexorable, préférant lui substituer une politique défensive, une organisation rationnelle appuyée sur le peuple, son éducation. Car, outre les effets nécessairement cruels de toute guerre dont il anticipa mieux que d'autres combien les progrès techniques allaient en démultiplier la gravité, Jaurès voyait dans cette loi le retour subreptice à l'armée de métier et donc une véritable régression démocratique. Plutôt bien vu, parce qu'on peut lui donner quitus sur ces deux points : jamais une guerre n'aura mobilisé autant de soldats en même temps ni provoqué autant de morts et de blessés (4) ; au moins jusqu'au retour de Clemenceau en 17, et en tout cas sans conteste dans les premiers mois de la guerre, la représentation nationale a laissé l'Etat Major conduire la guerre qu'il voulut sans véritablement de contrôle. Une union entre les prolétariats français et allemand eût-elle pu empêcher la guerre ? Impossible à savoir quand même l'idée est séduisante mais fragile tant les revirements furent aisés en Août 14, sitôt lui assassiné ...

Au bilan un Clemenceau qui méprisa cordialement Briand pour sa faiblesse et son parcours sinueux ; une gauche qui vit en celui-ci un traître à la classe ouvrière ; un Jaurès, figure emblématique mais dont la mort finalement arrangea tout le monde et en tout cas rendit plus aisé le revirement d'Août 14 et l'union nationale ; un Clemenceau à la dure réputation d'homme fort prompt à tous les combats ....

Une loi, en tout cas, qui traduit les sourdes inquiétudes françaises : une Allemagne qui, certes depuis 1871, cherche à contenir l'esprit de revanche de la France, mais qui, surtout depuis Agadir et Tanger, manifeste ses exigences coloniales ; se construit méthodiquement une armée moderne mais une flotte qui inquiète le Royaume-Unie en son hégémonie maritime ; est aux avant-gardes de la modernisation industrielle, au contraire de la France demeurée encore très agricole ; mais enfin, cause plus immédiate encore, a une natalité vigoureuse ce qui est loin d'être le cas de la France, pourtant longtemps pays le plus peuplé d'Europe, mais dont la démographie s'essouffle , qui atteindra des niveaux très bas entre les deux guerres. Il s'agissait, ni plus ni moins d'aligner plus de soldats par la solution mécanique la plus sotte : prolonger d'un an la durée du service militaire obligatoire.

C'est sans doute ici que la démarche d'entre eux se distinguent le plus : si Jaurès y voit une injustice sociale et une catastrophe économique en faisant à nouveau payer le prix par la classe ouvrière et paysanne, Clemenceau, et ses interventions à la Chambre autant que ses articles dans l'Homme libre, l'attestent, a seulement le souci d'une efficace et correcte utilisation de ces moyens en leur offrant une formation adaptée à la situation et des armements et équipements modernes - ce qui est loin d'être le cas - l'exemple du pantalon rouge garance en est le témoin dont on ne votera le remplacement qu'en juillet 14 ... si tard !

Oui, assurément, avec cette loi des trois ans se révéleront bien deux conceptions diamétralement opposées, à la fois de la République et du pouvoir en général : d'un côté, Clemenceau considérant que la République avait accompli l'essentiel de sa promesse et n'eût plus qu'à gérer son développement en en assurant les conditions économiques et les protections militaires contre tout péril extérieur ; de l'autre Jaurès, pour qui la République n'avait fait qu'un tout petit bout de chemin - politique - et qu'il lui restait l'essentiel à accomplir pour devenir la République Sociale inscrite en germe dès 89.

Les rêves décidément sont sordides quand ils s'imaginent réalisés : alors, irrémédiablement vient l'heure des experts, des spécialistes, des gestionnaires et des comptables. Arrêter la révolution fut leur mot d'ordre dès septembre 89 ... ceux-ci sont de tous les ministères, de toutes les époques. Aujourd'hui plus que jamais !

A un siècle de distance, nous en sommes là ; à nouveau. Quand la gestion prend le pouvoir, l'espérance souffre, s'étiole le rêve et le fossé s'ouvre où s'engouffrent toutes les compromissions ...

 

 


1) dossier sur la loi sur le site de l'Assemblée Nationale

2) à quoi répondra la déclaration d'octobre 1919 où un peu de ma propre histoire rejoint la grande puisqu'y figure la signature de mon arrière-grand père Camille Simonin, fraîchement élu dans cette chambre que l'on nommera bleu-horizon

3) les envolées lyriques à la chambre le 11 nov 18

4) voir le bilan de la guerre