Il y a 100 ans ....

NI DÉFENDUS, NI GOUVERNÉS
G Clemenceau
15 juillet 1914

A l'heure matinale où j'écris ces lignes, les petits troupiers sont en marche vers Longchamp, où les entraîne l'accent joyeux du clairon. Une foule en liesse les suit ou les précède, qui, tout à l'heure, les saluera de ses acclamations dans sa joie de la patrie vivante en force de volonté, le canon tonnera, président de la République et ministre de la Guerre, attentifs et raidis, parcourront les rangs, saluant le drapeau qui s'inclinera devant l'image, plus ou moins fidèle, du pouvoir souverain, et, d'un pas bien scandé, qui fait un seul organisme de vie d'une troupe d'humanité en marche vers quelque chose de plus qu'humain, les fantassins alertes, qui fixent le sort des combats, les cavaliers retentissants, en torrent de métal, les noirs artilleurs suivis de leurs serpents d'acier défileront, tête haute, abaissant de glorieux étendards devant l'homme drapeau et voici qu'une monstrueuse charge accourt de l'horizon, apportant le souvenir, cruel ou joyeux, mais toujours fier, de l'action suprême des grandes journées, soudain arrêtée court, dans l'attente de l'ordre, qui peut l'envoyer à la frontière pour dire à l'ennemi Nous voilà

Spectacle de sublime grandeur pour qui y cherche l'achèvement national d'une force de noblesse au service de l'idée. L'idée, c'est la patrie, dont la figure se dresse dans sa puissance (1) L'ordre du jour de M.Boudenoot, retouché pour donner quelque satisfaction de vivre pour des fins de beauté, tandis que passe dans l'air l'héroïque guerrière de Rude qui appelle les hommes à mourir afin que d'autres puissent vivre dans le glorieux enchaînement de ceux qui ont été et de ceux qui seront. Mais, lorsqu'on s'est enivré de ce rêve vertigineux de la force, maîtresse du monde, domptant, pour faire triompher le droit, toutes les résistances de sauvage brutalité, l'heure vient de réfléchir et de se demander au prix de quels efforts, de quels sacrifices de tous les jours, cette conjonction de la force et du droit, que la vieille barbarie proclame chimérique, peut entrer dans l'ordre des réalités vécues, par le concours des énergies civilisées.

Première loi des peuples il faut défendre l'héritage de l'histoire, et, pour cela, constituer une force qui impose d'utiles réflexions à l'envahisseur d'hier, que la fatalité pousse aux recommencements de demain une force capable d'opposer une résistance invincible à toute agression du dehors. Nous sommes des vaincus, des vaincus qui voulons vivre, non dans l'abdication d'un asservissement au vainqueur, mais dans l'honneur d'une indépendance de pensée et d'action dont nos aïeux firent l'histoire de France. C'est sur la force efficace de la nation armée que se fonde l'espoir précurseur de notre volonté. Si nous sommes incapables de réaliser cette organisation d'énergie, protectrice de toute valeur de vie, alors, de ce que nous pouvons en dire, ou faire, tout n'est qu'apparence, tout n'est que vanité. La patrie demande des hommes nous ne lui aurions donné que des parleurs.

Quoi, nous applaudissons .aux musiques guerrières de Longchamp, nous nous découvrons, recueillis, lorsque éclate La M'arseillaise, et nous ne nous demanderions pas de quelle énorme collaboration de tout instant surgit cette totale armée française, dont nous venons de saluer au passage quelques bataillons. Au champ, à l'atelier, dans la rue même, comme dans le salon le plus raffiné, nous allons prendre tous ces hommes, unis par des mots qu'ils répètent, sans les comprendre toujours, si souvent séparés par des énergies d'égoïsme en fureur. Et voici qu'à travers toutes ces diversités, toutes ces contradictions, nous arrivons, pour un temps, à faire surgir, en tous ces hommes, une âme commune qui les meut simultanément aux plus hautes impulsions de notre infimité. Chacun d'eux est bien petit la cause les fait grands par-dessus toutes choses,et, pour si peu qu'ils aient vécu, le moment ineffable où il leur est donné de le sentir, ils en garderont le frémissement jusqu'à la mort. On les prend, on les dresse en machines vivantes, on leur met en main des instruments de puissance meurtrière qui centuplent la vigueur de la tête et des bras. Des chefs s'épuisent (tout au moins, le dit-on) en des recherches infinies sur l'art d'employer au mieux toutes ces unités de combat où le dernier soldat apporte, comme enjeu, sur les champs de bataille, son corps, son âme, son coeur, pour le sacrifice de tout ce qu'il espère, de tout ce qu'il aime, de tout ce qu'il veut.

Cela, Messieurs du gouvernement, c'est de la théorie, de la théorie sur laquelle il est toujours facile d'élever des édifices de phrases, moyennant quoi tant de gens peuvent sans grand effort s'élever au-dessus de la vulgarité des jours, et de donner l'illusion d'une passagère grandeur. Mais il arrive une heure où la théorie se dresse du solen réalité effarante, pour l'épreuve décisive de la somme vraie de patriotisme désintéressé qui se dépense, en temps de paix, sous le couvert de phrases sonores dont s'ébahissent les badauds. Oui le moment est venu où va pouvoir se juger justement, d'après le résultat acquis, la haute virilité des âmes inflexiblement tendues vers la préparation de cette journée. Qu'ont fait, pendant un demi-siècle de paix, tous ces grands patriotes à qui fut remis le pouvoir d'une organisation supérieure de notre force armée ? La France a donné tous ses hommes. Dequels moyens d'action ont-ils été pourvus ? Et si le matériel de combat qu'ils vont mettre en oeuvre est inférieur sans excuse possible puisque la nation a prodigué son or sans compter à celui qui leur est opposé,vous entendez déjà le cri de 1870 « Nous sommes trahis. » Il m'est toujours présent l'effrayant désespoir de ces héros qui ne pouvaient fournir que leur vaillance, et qui tombaient fauchés par une mitraille impitoyable, sans pouvoir même essayer de rendre coup pour coup.

Et voici que M. Charles Humbert, rapporteur de la Commission sénatoriale de l'Armée, est monté hier à la tribune, pour nous apprendre que, dans la course à l'emploi scientifique de l'armement moderne, nous nous étions si bien laissé distancer par l'.Allemagneque notre sitaation, au regard de notre adversaire éventuel, avait trop de ressemblance avec celle de 1870. Oui,c'est ce qu'on nous a, non pas seulement dit, mais démontré, puis-je dire, puisque M. le Ministre de la Guerre a laissé tomber cet aveu que la plupart des faits allégués par M. Humbert sont probablement exacts. M. Humbert n'annonçait-il pas qu'il est en mesure d'apporter toutes pièces officielles à l'appui ?

Alors, que dit le ministre ? Ceci, tout simplement que la force morale prime toutes les autres, et qu'avec de mauvaises armes on peut accomplir des exploits étonnants. Achetez donc des arbalètes, lui ai-je crié de mon banc. Il a défendu les bureaux de la Guerre qui ne sont ni plus ni moins zélés que n'étaient les bureaux de 1870, mais dont nous pouvons juger l'esprit quand des fabricateurs d'obus et de canons en sont réduits à nous recommander la force morale pour faire taire une artillerie à laquelle certains de nos engins de guerre ne nous permettraient même pas de riposter. Je lui ai fait observer que la force morale résultait, pour une très grande part, de la confiance dans les chefs dont le premier devoir est de mettre les hommes en état d'affronter l'ennemi. Que devient cette force morale quand, au premier coup de canon, la troupe se voit jetée dans une lutte qui ne peut aboutir qu'à son écrasement ? Les armes, pour cela, ne tombèrent point des mains de ceux de 1870. Ils se firent tuer, montrant qu'ils étaient dignes d'une autre destinée. Mais nous, cramponnés à ce qui nous reste de France, nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas subir la même épreuve une seconde fois. Il ne suffit pas d'être des héros. Nous voulons être des vainqueurs.

Pour essayer de se défendre, les gens dont l'incurie (que j'ai cent fois dénoncée) nous a mis si arrogamment en route vers l'effondrement allèguent que nous avons dépensé moins d'argent que l'Allemagne. Quand j'examinerai, une à une, les différentes questions soulevées par M. Humbert, nous verrons ce que vaut cet argument. Pour aujourd'hui je pose une seule question Comment se fait-il que ce soit un simple parlementaire qui nous révèle cette situation désastreuse au lieu des détenteurs de portefeuille qui se sont succédé rue Saint-Dominique ? Quelle tristesse de voir le ministre actuel, au lieu de se dresser et de s'écrier « C'est fini », chercher pitoyablement des excuses aux plus inexcusables négligences, quand il nous apporte des. demandes de crédits où il n'est précisément pas tenu compte des desiderata de M. Humbert. Comment ce tableau comparatif des dépenses militaires des deux côtés des Vosges, aucun ministre compétent n'est-il venu nous le présenter en nous demandant, d'après une étude d'ensemble, le minimum de l'effort nécessaire pour n'être pas défaits avant d'avoir combattu ? La victoire est le résultat d'une confrontation de rapports. Pourquoi ne nous en a-t-on jamais mis le tableau sous les yeux ? Que fait-on donc au ministère de la Guerre ? Il ne suffit pas de s'isoler en de petites chapelles où des sous-diacres en manches de lustrine se livrent les batailles de Lutrin.

Je me suis permis de dire que nous ne sommes«ni défendus, ni gouvernés ». Je ne pouvais viser aucune personnalité particulière. Il est assez clair, d'ailleurs, que le gouvernement, installé d'hier (1), se trouve hors de débat. Nous n'en sommes que plus à l'aise pour dire que nous voulons être défendus et gouvernés. Ce n'est pas une question de régime, comme certains ont feint de le croire, c'est une question d'homme. Nous demandons des volontés, des volontés d'action, au lieu des nolontés d'inertie parlante, sousle poids desquellesnous sommesmenacés de mourir. On nous a signalé ces querelles de ministre à ministre qui empêchaient le dépôt de crédits. Où était la fonction d'arbitrage du président du Conseil ? Et puis ce n'est pas tant de voter des crédits. Comment les a-t-on dépensés ? L'autocratie nous a fait, il y a plus de quarante ans, une situation identique à celle où nous conduit notre prétendu régime parlementaire, par la continuité de l'omnipotente impuissance des bureaux. Nous avons conquis, pour le Parlement, le droit de contrôle. Il ne reste plus qu'à savoir s'il est capable de l'exercer.

(Homme libre,15juillet1914.)

 

 


(1) Le cabinet Viviani date du 13 juin 1914.