Il y a 100 ans ....
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Jaurès

Comment ne pas lui consacrer quelques lignes ? Lui qui, finalement, est le premier mort de cette guerre ? Qui en restera le héros prémonitoire !

Assurément, son assassinat aura éclipsé la diversité du personnage : il ne fut pas seulement ce grand militant anti-guerre qui résuma les dernières années de sa vie ; il fut aussi ce grand politique qui parvint à réunir en 1905 les différents courants si spontanément batailleurs de la gauche socialiste ; il fut aussi celui qui, parti du centre gauche lors de son élection de 1885 parvint non sans questions ni sans hésitations au socialisme ; il fut encore philosophe qu'on aurait d'ailleurs intérêt à relire ; un des grands acteurs de l'affaire Dreyfus .... et, ce qui ne compta pas pour rien, un orateur d'exception aux dires de ceux qui l'entendirent.

Je n'ai retrouvé que deux vidéos où il apparaît : celle-ci prise sans doute durant l'hiver 1914 : l'homme vieilli par ses combats et le dernier qu'il est en train de mener sourit devant cet étrange objet qu'est la caméra : décidément il est homme du XIXe pas du XXe : des photos de lui, mais pas tant que cela ; aucune bande son qui permette d'entendre sa voix ... Il faudra attendre cette guerre et l'incroyable mise en scène photographique et vidéo à quoi elle présida pour qu'on comprenne tout le parti que l'on pourra désormais tirer de ces ressources nouvelles.

Il ressemble à tous les hommes de son temps ; barbu comme beaucoup, chapeauté, lui dont l'élégance n'était manifestement pas la préoccupation majeure, mais cet homme-là à son humble façon était un héros.

J'aime assez, en cette heure où les revirements sont légions - comme ils le furent alors - où l'idée même de la gauche devient confuse au nom du réalisme économique qui fait se soumettre à toutes les logiques financières et les promesses spécieuses, j'aime oui l'exemple de cet homme qui jamais ne se soumit et porta haut la force de l'idée contre tous les renoncements que raison et lâcheté combinées rendaient si séduisants. Cet homme représente à lui seul, en cet instant si particulier, la légitimité et l'honneur du politique car après tout, qu'attendons-nous du politique sinon qu'il soit capable, au delà de la simple gestion des affaires, d'imposer la force de la volonté, de l'idéal ou simplement du projet ; le refus tout simplement de l'irrémédiable.

Cet homme-là dit la morale c'est-à-dire tout le contraire de cette adaptation à quoi l'on nous invite si souvent et qui demeure l'invite à toutes les turpitudes.

Figure, symbole ? Exemple !

Cette seconde prise à Berlin sensiblement à la même période, où il apparaît à la fin mais où de la même manière il pose comme devant un appareil photo comme s'il n'avait pas réalisé de qu'était une caméra !!!

Regardons-le sur cette superbe photo prise le 25 mai 1913 lors d'un meeting au Pré-St-Gervais : la ville en contrebas, joliment floue qui plante, à côté du drapeau rouge barrant le ciel, un Jaurès presque en déséquilibre, s'accrochant au drapeau comme la conviction à l'Idée. Bras tendu en ce geste si caractéristique chez lui de l'orateur qui n'harangue pas mais explique ; qui se penche et pointe du doigt, qui se jouer évidemment de son art oratoire et n'hésite évidemment jamais devant la belle formule - ah ce vieux refrain de la misère humaine - mais ne joue jamais des subterfuges de la séduction, toujours des rigueurs de la raison, de l'explication, de la justification. Rend son public intelligent.

Il est là, tendu vers son public qu'il regarde et pointe comme s'il était l'ultime source de son espérance. Bien sûr ces bonnets phrygiens comme pour mieux ponctuer la longue marche des luttes qui commencèrent en 89 et ne peut s'arrêter jamais, mais en même temps cette forêt de casquettes, de melons, canotiers et panamas qui datent cette époque qui allait bientôt se saborder. J'aime cette foule, diverse et attentive, au dessus de la ville ; cet homme au-dessus de la foule et ce drapeau claquant fièrement au vent : ils disent ensemble, en cette ligne verticale si nette, la volonté toujours d'aller quérir au delà de l'horizon.

Sans doute ne fut-il jamais au pouvoir, tout juste fut-il fugacement entre 1902 et 1904 vice-président de la Chambre, sans doute n'eut-il pas à essuyer les affronts des arrangements et des compromis. Et les esprits chagrins pointeront-ils que ses réalisations politiques comptent pour rien. Oui, c'est vrai, il exerça plus souvent qu'à son tour le ministère de la Parole ; oui son combat fut-il celui des principes et des idées. Et, à tout prendre n'est-ce pas plutôt celui-ci qui laisse des traces plutôt que tel décret pris dans un obscur ministère ? J'entends encore la tentative de récupération qu'on en fit : ah que la gauche est séduisante quand elle est idéaliste et qu'on peut lui opposer comme à l'enfant rêveur les rigueurs de la raison, les aspérités du réel !

Celui-ci avait tenté une synthèse entre les élans irrésistibles de 89, un romantisme qu'il ne dénia pas et les rugueuses démonstrations de Marx : il m'arrive de songer, alors même que la gauche a désormais perdu tout crédit théorique troqué contre si peu d'efficacité politique, alors même que nous peinons à nous inventer un avenir et que la gauche est incapable de dessiner ne serait ce que les contours du souhaitable ; qu'elle a abdiqué sans honneur devant les conditions du capital, il m'arrive oui de penser qu'il se trouve sans doute dans ses lignes de quoi retremper les courages et réarmer la pensée. Ni plus Blum qui n'en eut la trempe, que Mendès qui fut trop économiste, ni moins encore Mitterrand qui aima trop le pouvoir ne reprirent le flambeau théorique. La gauche ce jour-là n'était pas seulement orpheline d'une grande voix, d'une conscience exceptionnelle ; mais d'une pensée surtout.

Ce 31 juillet 14 il nous laissa seuls, désemparés !

Pourquoi ai-je la même impression, aujourd'hui, d'une gauche qui eût déserté et nous eût laissés seuls ?

 


1) voir L'humanité daté du lendemain 1 Août 1914