Il y a 100 ans ....
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III / De la guerre juste

I / Approche allemande

II / Approche française

III / Théorie de la guerre juste

IV / un révélateur ... inquiétant

 

La modernité a inévitablement bouleversé la manière dont on pensa la guerre : mobilisation à outrance qui fit les armées rassembler des millions d'hommes en même temps - ce qui ne s'était jamais vu ; progrès technique vertigineux qui donna aux armes des puissances de destruction inimaginables peu d'années auparavant mais inventa aussi des armes totalement nouvelles (avions, sous-marins) qui changèrent la manière même de conduire les opérations militaires ; mondialisation des conflits et ce à deux reprises rapprochées d'à peine vingt ans ; capacité de destruction totale par l'invention de la bombe H ; oui tout cela a fortement modifié notre perception de la guerre.

Mais on ne peut pas ne pas ajouter la spécificité de la 2e guerre mondiale : la lutte pour l'écrasement de la tyrannie la plus brutale qu'on puisse imaginer, le terme mis au premier génocide industriel n'allaient pas compter pour rien et donnèrent invariablement une connotation idéologique à cette guerre, mais morale tout autant, qui donnèrent à ceux qui combattirent le sentiment légitime de mener une guerre non seulement juste mais indispensable. A côté, la guerre de 14 ne put qu'apparaître un insupportable archaïsme tant son absurdité était criante. Plus tard, les guerres coloniales mais aussi celle du Viet-Nam dans les années 60-70 puis celles contre l'Irak ou l'Afganisthan donnèrent à beaucoup de combattants le sentiment qu'ils étaient du mauvais côté, défendaient une cause injuste même si ce fut au nom de la lutte contre l'impérialisme soviétique, ou du terrorisme ou enfin de quelque autre axe du Mal dont on se complut à souligner les méfaits, que ces guerres furent engagées, elles n'en illustrèrent pas moins combien la charge idéologique, politique grevait désormais tout conflit - et le firent d'autant plus aisément que la cause défendue était moins évidente à légitimer.

Certes, durant la seconde guerre mondiale, les alliés furent loin d'être des anges :

- c'est une évidence pour Staline qui n'avait pas hésité à conclure un pacte avec Hitler en 39, pour temporiser certes mais aussi pour faire main basse sur une partie de la Pologne ;

- c'en est une autre aussi pour le Royaume-Uni qui mit bien du temps à abandonner la politique d'apaisement et ne le fit en réalité qu'en 39, méconnaissant volontiers la nature détestable du nazisme au profit d'un pseudo-réalisme géopolitique ;

- évident aussi pour le même qui, sous l'égide de Churchill, ne comprit jamais vraiment la dimension tragique que la solution finale donnait à cette guerre et en demeura à une conception et conduite conventionnelle de la guerre;

ce fut le cas encore pour les américains qui préservèrent tant qu'ils purent leur isolationnisme et entretinrent tardivement des relations avec Vichy et qui, même après leur entrée en guerre, refusèrent longtemps de croire en la réalité d'Auschwitz et qui, même après, négligèrent de mettre en place les moyens militaires (bombardements des voies ferrées et des camps) pour le ralentir au moins ...

- c'est tellement criant pour la France qui se compromit avec Pétain mais ce l'est presque autant pour un de Gaulle qui vit dans sa résistance bien plus la défense de la France qu'une quelconque guerre politique ou morale.

Pour les acteurs, au moment même de l'action, il est loin d'être avéré qu'ils entreprirent cette guerre pour des raisons morales - c'est le moins que l'on puisse dire.

Origine de la notion

Elle ne pouvait êtrei vraiment grecque dans une tradition qui constatait simplement l'irrécusable loi du plus fort mais on en commence à voir les traces à Rome qui considéra toujours la guerre comme un moyen de protéger la patrie et celle des alliés de l’attaque d’un ennemi et qu’elle était destinée à restituer un statu quo antérieur .

Pour le monde grec, Rome est une cité inouïe : chaque fois qu’elle fait la guerre, elle prétend mener une guerre juste. Rome a conquis le monde connu de l’époque en ne menant jamais que des guerres justes, ses ennemis étaient toujours dans leur tort. Un discours juridique masque déjà la réalité. Dans le monde grec, il n’en est pas ainsi : on ne dit pas que la force crée le droit, on dit que depuis toujours le plus faible doit obéir au plus fort et qu’il ne peut être question de droit et de justice qu’entre égaux. Ce qui bien sûr crée des problèmes énormes, abyssaux : qui sont les égaux ? Qui dit qui est égal ?
Castoriadis Séminaires p 67

Autant dire qu'une guerre n'était juste que si défensive ! qu'il y eût dans l'affaire quelque manipulation oratoire, sans nul doute, pour défensives qu'elles se prétendaient être, les guerres de Rome n'en étaient pas moins très vite des guerres de conquête. Mais l'essentiel réside dans l'esprit romain, dans l'organisation de la guerre - qui va au delà de sa ritualisation - et dans l'objectif qu'on lui assigne. Cicéron se demande si l'on peut dominer avec justice : tout est là déjà qui prépare la théorie de la guerre juste.

Il est évident en cas que la question se posera avec plus d'acuité encore dans la perspective chrétienne qui commence à dominer l'empire. Il n'est donc pas étonnant de voir un St Augustin se poser le problème de la compatibilité de la guerre avec le dogme chrétien.

Il n'y a finalement que deux manières de poser le problème :

- ou bien l'on pose que la guerre est affaire de politique et qu'à ce titre elle est totalement étrangère à quelque considération morale que ce soit, n'envisageant que des rapports de force

- ou bien l'on pose le primat de la morale sur le politique - le plus souvent pour des raisons religieuses - et l'on tentera d'imposer des limites à la guerre qui demeure en soi détestable.

Elle est à la fois le fait d'un courant de pensée qui essaime toute la pensée occidentale : mais aussi une doctrine d'action qui tente de délimiter les conditions de l'usage de la force par le politique et donc, via l'imposition de critères, d'instaurer un jus ad bellum autant qu'un jus in bello ; c'est enfin une question philosophique qui, à travers la question de la guerre, pose le problème de la compatibilité du politique et de la morale

Ce fut en premier lieu le cas de Saint Augustin, qui, ne l'oublions pas, est contemporain de la chute de Rome, et donc de temps fort troublés, en même temps que de sa christianisation. Se demandant, comme tout chrétien comment concilier sa vie avec ses aspirations à la cité céleste, autrement dit comment concilier ses obligations de chrétien avec ses devoirs de citoyen, il élaborera en s'appuyant à la fois sur les textes sacrés et le droit romain une série de considérations à la fois théologiques et philosophiques. Mais c'est surtout avec Saint Thomas d'Aquin puis Grotius que la question de la guerre juste se donne des allures de théorie mais aussi de prescriptions juridiques.

Thomas d'Aquin exigera ainsi indiquera ainsi :

- auctoritas principis : la guerre ne peut relever que de la puissance publique sinon elle est un crime. L'auctoritas principis s'oppose à la décision individuelle appelée persona privata;

- causa justa : la cause juste ; c'est cette dernière notion qui donne le plus lieu à interprétation ;

- intentio recta : l'intention ne doit pas être entachée de causes cachées mais uniquement dans le but de faire triompher le bien commun.

La démarche de Grotius, quant à elle, s'inscrit dans le contexte de la guerre de Trente ans, dont on sait à quel point elle aura été meurtrière. : le Droit de la guerre et de la paix paraît en 1625, en plein conflit, ce dernier s’achevant en 1648 par la paix de Westphalie, qui inaugure un système international fondé sur la reconnaissance mutuelle des États.

Il élabore ainsi une théorie juridique mais aussi philosophique de la guerre limitée, dont les critères formels de la guerre juste (proportionnalité, intention droite, autorité légitime, etc.) devaient permettre d'assurer la limitation. Dans ce système international, les États se reconnaissent mutuellement comme légitimes dans la paix comme dans la guerre. Pour Grotius, la paix n'est possible que par une réglementation des usages et un perfectionnement des conventions entre les nations. Grotius comme les autres avaient vécu ce que Clausewitz appellera plus tard la montée aux extrêmes : l'endiguer n'est possible que par le droit car ni les coutumes ni la charmante tradition d'une morale chevaleresque ne sont capables de contenir les conséquences de plus en plus meurtrières de guerres où les armements deviennent de plus en plus efficaces.

Une notion controversée

Controversée au moins pour deux raisons :

- chercher les conditions d'une guerre juste n'est-ce pas déjà en légitimer le principe même si c'est pour en contenir les effets ?

- imposer des conditions d'entrée et d'exercice de la guerre n'est-ce pas illusoirement imposer à des États des contraintes qu'ils peuvent à chaque instant balayer d'un revers d'armes si aucune instance supérieure ne les y contraint ? Autrement dit n'est-ce pas baptiser la difficulter plutôt que la rédoudre ?

Il est, de ce point de vue, assez intéressant d'observer que sur fond du même corpus idéologique - un christianisme qui se veut quand même la religion du pardon et du 5e commandement - on assistera à des prises de positions diamétralement opposées :

- la tradition des Pères de l'Eglise (Augustin, Thomas d'Aquin) qui cherchera tant dans la théologie que dans le Droit les moyens pour le chrétien de concilier vie sociale et engagement spirituel et donc aussi de réconcilier le croyant et le soldat

- le courant réaliste, qui plonge ses racines jusqu'à Thucydide mais formalise ses arguments avec Machiavel et Hobbes, qui considère que si la violence naturelle de l'homme peut être contenue dans l'espace social par un contrat qui consacre l'absolue soumission de l'individu en échange de sa sécurité et de la protection de ses biens ; mais qu'en revanche elle est le lien naturel des relations entre les États et que, par voie de conséquence les logiques politiques et les logiques morales sont indépendantes pour l’essentiel, la guerre étant considérée comme un acte politique avant d’être un acte moral. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de guerre juste parce qu'elles sont toutes destructrices des biens et des vies humaines ; il n'y a jamais que des guerres justifiées par un discours officiel de l'Etat mettant en évidence les objectifs politiques poursuivis : la préservation de son intégrité ou des conquêtes pour accroître sa puissance.

C'est Carl Schmitt, auteur sulfureux par excellence, qui aura été dans la période récente, l'adversaire le plus résolu de cette notion. A ces yeux, la guerre est une prérogative de l'Etat seul capable de définir objectif et terme à une guerre. Pour cet anti-humaniste chevronné qui n'a sans doute pas soutenu le régime nazi par hasard, l'homme est mauvais pour ne pas dire méchant et les masses stupides. Que la souveraineté puisse trouver ainsi sa source dans le peuple lui est proprement insupportable. Le pouvoir doit donc être exercé par une entité unique.

Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle .
Schmitt La dictature

Pour lui, l'essence du pouvoir tient dans la décision et l'infaillibilité lui est donc co extensive. 1

Par ailleurs le politique était caractérisé par Schmitt par la distinction entre l’ami et l’ennemi. Exister en tant qu'Etat, c'est exister contre tous les autres qui ne peuvent être que des ennemis, désirant à son instar, se développer et croître. Contrairement à un humanisme religieux prônant l’amitié et le respect entre les différentes croyances, Carl Schmitt voit dans les guerres historiques entre l’Islam et le monde chrétien une parfaite illustration de la lutte entre l’ami et l’ennemi. La lutte relève la sphère publique et a pour objet de protéger la communauté contre les assauts de l’étranger, de l’autre, de celui qui est différent. Dès lors, l’État est l’entité qui désigne l’ennemi et qui le combat, en envoyant ses citoyens à la mort pour ramener la victoire.

A ce titre le discours sur la guerre juste serait en plus dangereux car reviendrait à faire de l’ennemi non pas une menace extérieure à combattre par les armes régulières, mais un criminel qu’il faut punir au nom de principes moraux. Au risque de confondre celui qui, en interne, commet crime et délit et qu'il faut soumettre en le punissant, avec l'ennemi, à l'extérieur, qui par définition vous menace puisqu'il est autre et qu'il importe donc de contenir voire de battre mais qui en tant que tel a autant de légitimité que soi à faire la guerre. Pour Schmitt, seul l’État dispose du « droit de guerre » (jus belli), ce qui permet de limiter celle-ci à la sphère inter étatique ; la notion de guerre juste reviendrait selon lui à étendre la guerre à l'intérieur des États et donc à menacer de les dissoudre.

En la matière le paradoxe est bien que Schmitt inspire à la fois les conservateurs les plus étroits qui défendent la légitimité et la préséance de l’État en matière de guerre, les réalistes qui s'opposent à toute instances internationales peu légitimes à décider de la justesse ou non d'une guerre mais encore ceux qui, critiques, dénoncent la propension de l'occident à imposer ses modèles que ce soit par l'économie, la force armée ou ce pseudo droit international cachant mal la volonté hégémonique de l'Occident.

A la croisée

Au fond, la théorie de la guerre juste cherche un moyen terme entre le pacifisme qui récuse la guerre dans tous les cas de figure et perçue comme foncièrement immorale et ce courant dit réaliste, en réalité naturaliste qui considère que la guerre étant le propre de l'homme ne saurait être ni évaluée ni même vraiment esquivée et qu'il faut en conséquence séparer la question de la nécessité politique de la guerre et celle de son évaluation morale.

Car il est effectivement quelque chose qui fait se rejoindre réalistes et pacifistes : le fait de considérer la guerre comme un extrême qui par définition est montée aux extrêmes mais aussi mais surtout suspension si ce n'est suppression de toute morale. Les premiers en tirent la conclusion que morale et guerre sont hétérogènes et que, en soi, la guerre serait en réalité amorale ; les seconds pour la même raison excluent la guerre au profit du primat de la morale.

La théorie de la guerre juste considère qu’il est impossible de séparer la morale et la guerre, et qu’il est donc nécessaire d’établir des liens entre les deux termes. Elle forme un corpus théorique et axiologique relatif à la justification morale d’une guerre. Et pour cela propose une série de règles morales et de critères que les sociétés doivent appliquer au début, au cours et à la fin de la guerre.

Au carrefour de l'éthique et du politique, elle souligne que les politiques comme les militaires d'ailleurs sont parfaitement conscient des enjeux moraux de leurs décisions et actions et combien la guerre est à la fois un défi à la morale et une menace à la survie des sociétés. Ainsi, à défaut de pouvoir l'éviter, cette théorie se propose de l'encadrer tant pour ce qui concerne l'entrée en guerre que pour sa conduite.

Les critères

On retiendra traditionnellement pour je jus ad bellum :

- l’autorité légitime : la guerre est-elle déclarée par les responsables légaux d’une communauté politique ?

- la cause juste : entre-t-on en guerre pour de bonnes raisons – par exemple pour riposter à une agression,mettre un terme au massacre d’habitants d’un autre pays, attaquer de manière préventive dans le cas où la menace est imminente ?

- la proportionnalité : peut-on raisonnablement attendre de la guerre plus de bien que de mal ?

- les chances raisonnables de succès : il n’est pas justifié de se lancer dans une guerre perdue d’avance

- le dernier recours : il faut avoir exploré toutes les initiatives diplomatiques et économiques avant d’entrer en guerre

- l’intention droite : quel est le but, ou quelles sont les motivations, d’une guerre ?

Pour le jus in bello :

- le principe de proportionnalité pour déterminer si une opération militaire est proportionnée à l’attaque subie ou à la menace

- le principe de discrimination : Le droit de la guerre distingue en effet les combattants des non-combattants et doit prévoir la protection des civils, qui ne doivent pas être pris pour cible par les combattants,

Perspectives

On comprend bien qu'il s'agit ici ni plus ni moins que de poser les bases d'un droit de la guerre et d'un droit international.

Les 18 points de Wilson s'inscrivent évidemment dans cette optique qui restera celle présidant à la naissance de l'ONU . Intentions louables à coup sûr, démarche pragmatique bien à la manière des anglo-saxons, qui finit néanmoins toujours par achopper sur l'efficacité de ces instances internationales : c'est que le droit n'a d'efficacité que s'il dispose, pour faire appliquer ses décisions ou éventuellement sanctions, d'un pouvoir de coercition supérieur à celui des parties contractantes. Ce qui ne fut pas le cas de la SDN, l'est à peine plus pour l'ONU qui peut engager des forces armées pour faire valoir ses résolutions mais peut en même temps très rapidement être paralysée par le droit de veto des cinq pays qui en disposent (USA - Royaume Uni - France - Russie -Chine). A bien y regarder ces instances ne sont encore qu'internationales - où chacun y vient défendre ses propres intérêts - et non pas supranationales.

Retour à Schmitt

C Schmitt dans sa Théorie du Partisan avait vu qu'une des évolutions de la guerre moderne, avec sa dimension idéologique de plus en plus forte, était de faire apparaître non plus des armées en lignes États constitués, mais des partisans, des francs-tireurs bien plus difficiles à combattre. Préfiguration de ce que sera le terrorisme moderne, le partisan dessine une guerre où tout devient champ de bataille potentiel, où n'est jamais respecté le principe de discrimination ; encore moins celui de proportionnalité. Il y voit, non à tort, du reste, une remise en cause de l'ordre mondial et de la capacité des États modernes à contenir les guerres. Force est effectivement de constater l'impuissance réelle des armées, toute modernes qu'elles puissent se croire être, à résoudre des conflits où les belligérants loin d'être en ligne et en face de soi, clairement identifiés, sont partout. L'explosion de la Yougoslavie, les violences invraisemblables et la purification ethnique qui s'y pratiqua, montrent jusqu'au dégoût cette impuissance-là. Pour ne pas évoquer la guerre contre l'Irak et la lutte contre Al Quaïda, nébuleuse trop floue pour qu'on puisse durablement la saisir.

Il est, avouons-le, assez pénible d'avoir à faire ici référence à C Schmitt mais force est de constater qu'en dépit - ou à cause - de son anti-humanisme foncier, de sa théorie totale de l'Etat, de son refus de toute démocratie, de sa conception des relations internationales, il est paradoxalement le mieux à même de dessiner les zones de fractures qui se font jour.

Il n’y a pas si longtemps encore, la partie européenne de l’humanité vivait une époque dont les concepts juridiques procédaient (geprägt waren) tout entiers de l’État et supposaient celui-ci comme modèle de l’unité politique. L’ère de l’État est à son déclin. Tout commentaire est dorénavant superflu (...) L’État, modèle de l’unité politique, et investi d’un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, l’État (...) est détrôné. 2

Pour lui, l'ordre établi après 18 est une remise en question radicale de l'ordre international instauré par le traité de Westphalie qui consacrait l'Etat-Nation. Dès lors que l'on se met en mesure de juger les protagonistes et, en instituant la morale dans les relations, de considérer le vaincu comme un criminel, on ruine l'Etat. Considérer l'attaque comme un crime revient pour lui à transformer le droit international en annexe du droit pénal, et la guerre en action de police destinée à réprimer le coupable. Surtout, plus grave à ses yeux, ceci aboutirait à la négation des limites que le droit de la guerre avait définies, la morale introduite dans le droit aboutissant selon Schmitt à la définition d'un ennemi total et donc à celle de la guerre totale.

Incapable d'entendre l'ordre autrement que comme une appropriation de l'espace et donc l'Etat autrement que comme conquête, Schmitt le désigne sous le vocable de nomos de la terre :

Tout ordre fondamental est un ordre spatial. Parler de la constitution d’un pays ou d’un continent, c’est parler de son ordre fondamental, de son nomos. Or l’ordre fondamental, le vrai, l’authentique, repose en son noyau essentiel sur certaines limites et délimitations spatiales, sur certaines dimensions et sur une certaine répartition de la terre. L’acte inaugural de toute grande époque est par conséquent une appropriation territoriale (Landnahme) de grande envergure.

Ce qui serait nouveau dans la modernité tiendrait après la découverte du nouveau monde et l'apparition d'une logique de la mer face à une logique de la terre, à la constitution de grands espaces qui aboutiront invariablement soit à l'hégémonie d'une seule hyper-puissance, soit à la constitution de quelques grandes structures, dépassant au besoin les limites territoriales de certains États, qui se partageant l'espace, déterminent en même temps l'ordre mondial nouveau et les conflits inévitables que leur impérialisme suscitera.

L’accroissement des moyens techniques de destruction ouvre brusquement l’abîme d’une discrimination juridique et morale tout aussi destructrice »
Le Nomos, p. 319).

Mais ce qui résulte de la seconde guerre mondiale, sous l'allure aimable de l'universalité des droits de l'homme, serait, ni plus ni moins, que l'instauration d'un gouvernement mondial dont l'ONU serait la préfiguration. Ordre universel qu'il récuse pour quatre raisons :

- la mondialisation technique que suscite le développement des échanges ne saurait à elle seule balayer ni les croyances, ni les spécificités culturelles ni surtout l'essence même du politique consistant dans le conflit, la négation de l'autre

- au delà de l'opposition entre USA et URSS - il écrit en pleine période de guerre froide - demeure l'opposition entre la logique de la terre et de la mer

- tout bi polaire que soit un ordre mondial il ne pourra jamais empêcher qu'une tierce puissance vienne à émerger qui contestera l'hégémonie des deux autres - ce qui était assez bien vu concernant ce qu'on appelait alors encore le Tiers-Monde

Si vous me demandez ce qu’est aujourd’hui le nomos de la terre, je puis vous répondre clairement : c’est la division de la terre en zones industriellement développées et en zones moins développées, liée à la question qui en découle immédiatement : qui se l’approprie ? Cette répartition est aujourd’hui la réelle constitution de la terre.
Die Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkrieg, SGN, p. 602.

- la défiance à l'égard de la philosophie des Lumières et notamment de la philosophie du progrès. Imaginer qu'en rationalisant sa démarche, l'homme puisse dépasser sa nature propre et construire un espace social et culturel universel revient pour Schmitt à méconnaître à la fois la nature de l'homme et l'essence du politique :

je ne crois pas à cette vision philosophique de l’histoire (...) cette philosophie de l’histoire, qui traverse le rideau de fer, est plus philosophie qu’histoire (...). L’histoire demeure plus forte que toute philosophie de l’histoire, et c’est pourquoi je ne tiens pas l’actuelle dualité du monde pour un préalable à son unité, mais pour une transition vers une nouvelle pluralité
Du Politique, p. 234 et 235

Les perspectives d'un nouvel ordre mondial, d'un nouveau nomos de la terre, Schmitt l'envisage sous trois possibilités dont seule la dernière trouve grâce à ses yeux

- l'union politique de la planète sous l’hégémonie de l’une des deux grandes puissances que Schmitt exclut pour la domination impérialiste qu'elle implique et qui se verra tôt ou tard contestée

- un nouvel équilibre entre des États s'acceptant comme adversaires dont le garant serait la puissance maritime, aérienne et spatiale que sont devenus les États-Unis mais Schmitt la juge improbable

- un ordre mondial fondé sur la coexistence de plusieurs grands espaces ou blocs autonomes : un pluriversum de grandes puissances d'une nouvelle sorte; solution qui a sa préférence même s'il augure que ce nouveau nomos de la Terre ne puisse surgir qu'après une guerre globale seule capable de l'instaurer.

Les lignes de fractures

Carl Schmitt a ceci au moins de précieux, on l'a dit, qu'il met en évidence les lignes de fractures tant pour ce qui concerne la théorie de la guerre que pour la définition même du politique. Or ces lignes sont évidemment idéologiques, pour ne pas écrire philosophiques.

- humanisme vs anti-humanisme : rien n'est plus étranger à Schmitt que l'idée d'une humanité se construisant en même temps que son espace par l'exercice de la raison. L'homme naturellement violent et mauvais ne saurait être conduit que soumis à un ordre qui le dépasse

- Etat total contre démocratie : le souci d'efficacité mais aussi l'affirmation nécessaire de son Être conduit chaque Etat à exercer, à l'encontre de tout parlementarisme bavard et stérile, le pouvoir total et à soumettre, en interne, l'individu au Droit, en externe à exercer son droit à la guerre, seule relation naturelle entre les États

- affirmation de sa spécificité contre tout universalisme, notamment du droit, où Schmitt verra invariablement pointer sous les prétextes de défense des droits de l'homme une simple manipulation que l'hégémonie de toute puissance sait savamment concocter.

Derrière tout réalisme, se cache décidément toujours un puissant conservatisme où sous la nécessaire soumission aux faits, à la nature, se reconstituent les intérêts des puissants et les impérialismes divers. Outre ses choix idéologiques si douteux, la faute commise par Schmitt consiste peut-être surtout en sa conception d'un politique dont toute l'essence consisterait exclusivement dans la consécration de la puissance, de son emprise, de sa violence, de sa terre. On voit bien l'antithèse absolue avec la conception que les Lumières se firent de la souveraineté, certes, mais surtout avec sa justification du politique qui revient finalement toujours à dire non et à tenter d'inventer un ordre social, humain, juste, libre, apaisé.

C'est au fond Kant qui, mais faut-il s'en étonner ? - pointe la grande différence : il n'est pas de paix qui ne soit d'abord un projet politique : il n'est pas de paix qui n'implique en préalable la démocratie.

Tout est dit !

Avoir légitimé un politique à partir de son seul droit à exister, repousser comme illusoire tant la paix, la justice que la souveraineté populaire, oui, c'est ici que se résume tout ce qui peut nous séparer de lui.

Qu'il ait entrevu que les arguments humanitaires puissent camoufler, assez mal d'ailleurs, des objectifs tout simplement impérialistes et se révéler être de pures manipulations comme on le vit dans la justification de la guerre contre l'Irak souligne peut-être les dangers de toute propagande libérale et humanitaire est avéré.

Ceci obère-t-il pour autant la légitimité du projet humaniste ?

Selon la réponse, on se situera de part ou d'autre de cette ligne de fracture.

 


1) Schmitt Théologie politique, Du Pape, chap. I

De Maistre parle avec une prédilection spéciale de la souveraineté, qui signifie essentiellement décision à ses yeux. La valeur de l’État réside en ce qu’il délivre une décision. La valeur de l’Église en ce qu’elle est décision ultime et sans appel. L’infaillibilité est à ses yeux l’essence de la décision sans appel, et l’infaillibilité de l’ordre spirituelle équivaut dans son essence à la souveraineté de l’ordre étatique ; les deux mots infaillibilité et souveraineté sont “parfaitement synonymes

2) id., La notion de politique, p. 44-45. Il s’agit d’un passage de la Préface à la réédition de 1963 de l’ouvrage de 1932

3)id., Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff (1938) , Duncker & Humblot, 1988, p 37

Justifiée sur un mode idéologique-universaliste, la guerre d’extermination, en raison justement de sa prétention oecuménique, prive d’abord l’État, cet ordre populaire et spatial clos, du caractère d’ordre qu’il avait jusqu’alors ; elle transforme la guerre entre États en guerre civile internationale (...) ; par voie de conséquence, elle prive de leur dignité et de leur honorabilité les concepts de guerre et d’ennemi, en faisant de la guerre menée par la partie “juste” l’exécution [d’une sanction] ou une mesure de salubrité, tandis que, du côté “injuste”, elle devient une résistance illégale et immorale de délinquants, de fauteurs de troubles, de pirates et de gangsters.