Il y a 100 ans ....
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I/ Conceptions de la guerre

I / Approche allemande

II / Approche française

III / Théorie de la guerre juste

IV / un révélateur ... inquiétant

 

Approche allemande

Un contexte

De l'Allemagne, il y a quatre choses qu'il ne faudrait jamais oublier si l'on veut comprendre comment dans son histoire elle a pu, autour de son unité, être au centre - et la cause - de trois guerres dont deux mondiales.

- un pays divisé politiquement qui n'a su réaliser son unité que contre la France mais aussi l'Autriche, et ceci très tardivement.

- un pays divisé du point de vue religieux, puisque le catholicisme y est loin d'être seul et que même l'ascendant que prendra à partir de 1870, l'empire allemand sur l'empire austro-hongrois s'entend aussi comme celui du protestantisme sur le catholicisme.

- une histoire d'amour contrariée avec la France et les idées des Lumières. R Girard a raison de souligner l'origine carolingienne commune et de souligner leur identité gémellaire qui est assurément la véritable source de leurs conflits.
Mais, au delà, il ne faut oublier ni le modèle que Frédéric de Prusse alla chercher en France, notamment avec Voltaire ni le modèle qu'il tenta, inspiré par la philosophie des Lumières d'un despotisme éclairé. Ni surtout la double rupture que représenta d'abord l'épopée napoléonienne qui finit par liguer contre elle toute l'Europe, même la Prusse, ni un peu plus tard le printemps des peuples qui vit la France plutôt soutenir les monarques en place que les mouvements d'émancipation.

- l'essor à partir de la fin du XVIIIe d'une philosophie allemande qui, après Kant, prendra l'ascendant sur une philosophie française plutôt en déclin mais surtout - hormis Kant - prendra souvent le contre-pied systématique de la philosophie des Lumières au point de justifier qu'on parlât d'un courant anti-Lumières.

Une réaction

Ce qui est certain en tout cas c'est que ce courant, très divers, par ailleurs trouvera en Allemagne un certain écho chez les protestants d'une part, et dans une certaine lecture de Hegel qui reliées produiront un discours sur l'Etat, l'individu et la guerre qui non seulement se voudra aux antipodes de la démarche révolutionnaire de la France de la fin du XVIIIe et se posera même comme contre-révolutionnaire, mais nourrira en outre l'idée d'un destin de l'Allemagne qui n'entre pas pour peu dans l'approche impériale de la guerre et de l'Etat.

Dans le domaine de la politique extérieure, je suis résolu à maintenir la paix avec tout le monde... L'Allemagne n'a besoin ni d'une nouvelle gloire militaire, ni d'aucune conquête, maintenant qu'elle a reconquis définitivement ses droits comme nation unie et indépendante. *

C'est ce que déclare Guillaume II en 1888 au Reichstag lors de son accession au trône. Voire ! Mais tout est dans ces droits de la Nation qui se substituent de manière tout à fait caractéristique aux droits de l'homme et du citoyen.

Ce courant idéologique qui commence à se manifester dès la fin du XVIIIe mais prendra évidemment tout son essor après, ce courant qui, en Allemagne, nourrira autant le grand mouvement du Sturm und Drang que la pensée la plus réactionnaire mais qui en Angleterre notamment sédimentera aussi ce qu'il est convenu d'appeler le courant libéral, ce courant enfin dont on peut retrouver de lointains échos jusque dans certaines des obsessions nazies - destin de l'Allemagne, esprit du peuple, prédilection pour la Grèce plutôt que Rome ... - ce courant qui trouvera des oreilles attentives en France chez des auteurs réactionnaires comme de Bonald, de Maistre au moment de la Restauration, mais aussi plus tard chez Taine, ce courant, plutôt divers et parfois passablement contrasté, trouve son expression initiale chez des auteurs comme Burcke au Royaume-Uni et Herder en Allemagne et peut en tout cas se comprendre à partir de quelques uns de ses points communs forts :

- la relativité des valeurs et donc le refus de tout universalité qui ne peut paraître que comme une funeste abstraction. D'où le refus acharné de tout droit de l'homme

- la représentation des Lumières comme le point de départ de la décadence - notamment de la culture française dont l'hégémonie idéologique est achevée et à quoi il faut substituer une hégémonie allemande. Le pangermanisme y trouve une de ses sources.

- une critique acharnée de la raison présentée comme totalement impuissante parce que trop généralisante à comprendre ni l'originalité de l'époque, ni les spécificités d'un peuple ou d'une Nation. Le Volksgeist, l'esprit d'un peuple, tout entier englué dans les traditions, préjugés et totalement rétif à toute universalisation.

- une inégalité perçue comme naturelle

- une remise en question de l'individu

Tout ce qui, pris ensemble débouchera sur une approche bien spécifique du rôle de l'Etat et des rapports entre l'individu et l'Etat qui n'entre pas pour peu dans la conception allemande de la guerre.

L'apport protestant

 

Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu.
C'est pourquoi celui qui s'oppose à l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes.
(Rm, 13,1)

Le rapport de Luther à l'Etat est compliqué, en tout cas paradoxal et c'est sas doute l'histoire même des débuts de la Réforme, c'est-à-dire de la révolte de Luther contre les autorités qui l'explique.

D'un côté, il plaide pour une église qui soit indépendante de tout pouvoir temporel et s'attache à réaliser sa propre vocation sans la confondre avec les intérêts temporels des uns ou des autres ; ce pourquoi il plaide pour une église inscrite dans la réalité telle que vécue par les fidèles et non assise sur des prérogatives et des richesses qui ne sont que celles des aristocraties du moment. Mais, en même temps, il n'aura pu survivre à son bannissement, et les protestants se développer qu'en se mettant sous la protection des princes protestants. L'indépendance du religieux s'achève donc en son exact contraire.

C'est ce qu'illustre assez bien la paix d'Augsbourg de 1555 qui, appliquant le vieux principe cujus regio, ejus religio dispose notamment que :

- les princes allemands (environ 360) sont libres de choisir la confession de leurs territoires, selon leur conviction,

- les luthériens habitant dans des principautés ecclésiastiques (dépendant d'un évêque) peuvent conserver leur foi ;

- les luthériens peuvent conserver les territoires conquis sur les catholiques depuis la paix de Passau en 1552 ;

D'un autre côté, s'appuyant sur l'épître aux Romains, il plaide pour la soumission aux autorités arguant qu'elles ne peuvent subsister que parce qu'elles ont été voulues pour Dieu en sorte qu'obéir aux autorités, revient à obéir à Dieu. Mais c'est précisément ce que Luther ne fait pas en se révoltant contre les autorités ecclésiastiques.

De là, qu'on le veuille ou non, la nuance qui comptera d'une révolte qui fût légitime si les motifs le sont. La guerre juste n'est pas loin.

A chacun sa tâche, à l'Etat de préserver l'ordre public et la sécurité de chacun, à l'Eglise de prophesser sa foi et l'obéissance à l'égard de l'Etat qui lui permet de se développer. De ce rôle, on peut déduire la justification de toute guerre défensive mais dans la mesure où Luther ne reconnaît pas le droit de désobéissance hormis le cas où un papiste voudrait imposer sa foi à un protestant, même dans le cas où un sujet estimerait non pertinente une guerre entamée par son Prince, il devrait bien s'y soumettre.

Autant dire que pour Luther il n'est de pouvoir légitime que la monarchie de droit divin et cette idée perdurera et sera d'autant plus un des fondements de l'empire allemand que le contre-exemple français d'un Etat assis sur la souveraineté du peuple et l'indépendance de ses représentants fera figure plutôt de désordre, de violences et de remise en question de la foi.

L'influence de Herder

On trouvera un développement plus précis sur Herder notons simplement ici l'influence de la notion de Volksgeist :

Herder est l'homme de trois refus :

- refus de la raison et donc des valeurs universelles qu'elle est susceptible de produire où il voit le signe même de la décadence. Ainsi de l'autonomie de l'individu qu'il acquerrait par l'exercice de sa raison. L'idée que l'histoire de l'humanité puisse s'entendre comme la réalisation progressive de la liberté, de l'égalité et de la raison lui semble une absurdité totale et dangereuse. Pour lui les oeuvres humaines sont toujours d'un lieu, d'une terre, d'un peuple et les sortir de leur contexte c'est se condamner à ne pas les comprendre mais les condamner surtout à la domination d'une culture dominante. Bref, pour Herder, la raison universelle n'est autre que le prête-nom de l'hégémonie idéologique de la France de cette fin du XVIIIe. Mais d'un même mouvement , autant la démarche philosophique visera toujours à rechercher ce qui dans la culture humaine est commun, est universel, celle d'Herder cherche à exalter ce qui dans telle ou telle culture est original, spécifique. A ce titre, il peut être considéré comme l'un des pères de l'anthropologie.

- Refus de l'individualité : l'idée d'un individu conquérant son autonomie et se réalisant par la biais de la raison, de l'éducation donc et du savoir et qui pour cela a besoin de lutter contre les préjugés (tradition, religion etc) lui est tout aussi étrangère. Au contraire chaque peuple exprime sa propre spécificité, par la langue, sa tradition mais aussi ses préjugés et c'est en étant totalement immergé dans ce qu'il appelle Volksgeist - âme du peuple, génie du peuple - en s'y soumettant qu'il peut s'accomplir. Le principe de la réalité humaine, c'est le collectif, le peuple certainement pas l'individu. Chaque peuple a son génie propre que dans la grande compétition générale faisant partie du plan divin de la création il doit réaliser et affirmer par sa langue, sa culture.

- refus d'un Etat qui soit la résultante contractuelle de la volonté du peuple. L'Etat est au contraire une réalité organique, qui incarne le génie du peuple. La notion de liberté individuelle est ainsi à peu près absente, étant plutôt perçue comme un principe de dissolution de la Nation, ou très exactement, elle est conçue sous l'aune de l'obéissance et de l'appartenance. Parce que l'Etat est conçu comme une réalité organique au sens où il exprime la réalité organique d'un peuple, qu'il n'est possible de s'accomplir que dans l'appartenance fidèle à ce peuple et ce d'autant plus que ceci revient à se conformer à la volonté divine. L'identité même qu'il pose entre l'Etat et le Volksgeist fait de celui-là une réalité incontournable qui ne peut que s'affirmer dans la grande confrontation générale et est ainsi perçu comme une réalité objective incontournable se justifiant par soi. L'Etat est un principe certainement pas le résultat d'une histoire. Il devient l'argument majeur que l'on oppose à la différence : ceci est ma culture ; elle est légitime en soi ; l'Etat aussi par voie de conséquence.

Une certaine lecture de Hegel

C'est sans doute ici le plus étonnant qui marque la richesse théorique de la philosophie hégélienne mais en tout cas l'influence considérable qu'il exerça, il y a en réalité deux lectures possibles et deux courants idéologiques qui se revendiqueront de lui :

- celle des jeunes hégéliens de gauche où l'on retrouve aussi bien Feuerbach que le jeune Marx et l'on sait combien le marxisme s'il récuse l'idéalisme hégélien conserve néanmoins la dialectique comme logique de l'histoire

- celle des hégéliens de droite qui iront puiser dans sa conception organiciste de l'histoire de quoi légitimer à la fois la nécessaire soumission de l'individu à la seule réalité qui lui donne corps et la guerre comme forme même du combat culturel

La question n'est évidemment pas de distinguer d'entre une lecture fallacieuse et authentique de Hegel mais de comprendre comment une certaine lecture de Hegel liée à celle de Herder légitima la conception de l'Etat et de son rôle dans le tout jeune Reich allemand.

Hegel c'est d'abord une philosophie de l'histoire c'est à dire une approche où les événements ne se produisent pas au hasard et de manière désordonnée mais suivent au contraire un fil directeur et ont en conséquence un sens qui est celui de l'accomplissement de l'Esprit.

C'est ensuite la dialectique c'est-à-dire que les contradictions au lieu de donner lieu à une confrontation indépassable et tragique, sont toujours dépassées par un troisième terme qui le sera à son tour jusqu'à la réalisation finale. La ruse de la raison réside en cette apparence de désordre quand en réalité il y a une cohérence rationnelle mais l'essentiel, forme moderne de la théorie du mal nécessaire, demeure néanmoins cette légitimation du conflit, de la violence et de la guerre,

C'est enfin, ici encore, une conception organique de l'Etat, celui-ci étant perçu précisément comme la forme même que prend l'Esprit se réalisant. Hegel s'exclamant à Iéna voir l'Esprit du monde à cheval en voyant parader Napoléon à Iéna en 1807, exprime quelque chose de cet ordre là, même s'il reviendra sur son jugement à propos de Napoléon. L'acteur de l'histoire est un grand acteur quand il accomplit le cours dialectique de l'histoire et devient le moyen par lequel l'Esprit se réalise.

Une lecture matérialiste à la Marx fera de l'état la forme même, déterminée par les rapports de production, de la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat et devra donc être dépassé en conséquence. Une lecture idéaliste fera de l'Etat la forme même de l'accomplissement de l'Esprit, de la Raison universelle, ou, dans une lecture herderienne, du génie national et devra en conséquence être non seulement défendu mais promu comme but ultime. L'Etat devient une fin en soi.

Mais ce qu'il importe de comprendre c'est que l'Etat, loin d'être le résultat d'un compromis qu'une communauté passerait pour trouver les meilleurs moyens de vivre et réglant les questions de violence et de conflits d'intérêts, loin d'être l'expression de la nécessité et encore moins celle de la volonté d'un peuple souverain, que l'Etat est la forme que prend la volonté divine. Que l'Etat qui n'est donc pas un moyen de défendre les intérêts privés doive se maintenir à l'écart de toute pression exercée par un groupe social dominant est cohérent et n'est d'ailleurs même pas une idée originale puisqu'on la retrouve également dans les principes - à défaut de la pratique - de l'Etat républicain ; mais qu'il soit l'expression d'une volonté transcendante, qu'on la conçoive comme étant celle de Dieu ou celle de l'Histoire en marche qu'importe, indique assez combien il n'a de sens qu'indépendant de toute autre réalité et à lui même sa propre fin. Autant dire alors que seule une monarchie de droit divin semble pouvoir en être la concrétisation, une monarchie où surtout l'exécutif impérial ne saurait être contraint par rien et surtout pas par un contrôle parlementaire.

Assez révélatrice de ce point de vue, fut l'attitude de Guillaume II au moment de l'affaire de Saverne en son refus d'accepter la démission de son chancelier après une motion de censure. Rien ne serait plus contraire à cette conception de l'Etat qu'un régime parlementaire, si peu que ce soit.

Mais le plus important, en ce que cela concerne en tout cas l'approche de la guerre, est de considérer que la conséquence immédiate en sera que l'Etat ayant, au delà de sa fonction interne d'assurer la sécurité, celle, extérieure, de garantir sa survie, se voient justifiées toutes les guerres qui, dans le réseau de la concurrence générale entre États où finalement ne règne que la loi du plus fort, qui lui assurent sa propre défense mais aussi son extension. C'est dire que le fondement de la guerre est ici radicalement modifié : n'est pas juste seulement la guerre qui se ferait au nom d'une cause juste - la volonté divine - mais celle, jusque et y compris préventive, qui garantisse sa sécurité, sa survie et son accroissement.

Les principes de l'esprit de chaque peuple sont essentiellement limités à cause de la particularité dans laquelle ils ont leur réalité objective et leur conscience de soi en tant qu'individus existants. Aussi leurs destinées, leurs actions dans leurs relations réciproques sont la manifestation phénoménale de la dialectique de ces esprits en tant que finis, dans cette dialectique se produit l'esprit universel, l'esprit du monde en tant qu'illimité, et en même temps c'est lui qui exerce sur eux son droit (et c'est le droit suprême), dans l'histoire du monde comme tribunal du monde.
Hegel

Il y a ainsi une véritable eschatologie de la guerre qui ne pourra que séduire après Iéna, et le fera d'autant plus que le sentiment sera vif, surtout après 48, que c'est la conception à la française d'un Etat contractuel et démocratique qui aura empêché la nation allemande de s'exprimer et d'affirmer sa spécificité - pour ne pas écrire son destin.

 

Une convergence idéologique et politique à la fin du XIXe

La question, encore une fois, n'est pas de savoir ici si cette approche de la philosophie de Hegel est juste ou non, critiquable ou non - évidemment, elle l'est - mais de comprendre comment elle va, très vite, devenir un des points de ralliement, avec Herder, de l'aspiration nationale et du pangermanisme tout au long du XIXe et, tout particulièrement à la fin du siècle.

Il serait dangereux de sous-estimer à la fois le sentiment d'humiliation après Iéna, et la certitude de la trahison après le printemps des peuples : ils nourrirent pour plus d'un siècle à la fois ce rêve messianique d'une Nation et un ressentiment avéré à l'endroit de tout ce qui de français ou de rationnel pouvait s'assimiler aux Lumières qui allait conduire un jour des foules enthousiastes et délirantes aux pires extrémités. La France, avec son bouclier idéologique des Lumières apparut bientôt dans les milieux allemands comme une force impérialiste comme les autres, dont les belles idées universelles ne seraient que des prétextes et la République comme une forme qui, à l'intérieur, ne débouche que sur l'instabilité et les conflits d'intérêts ; à l'extérieur que sur la trahison et la guerre.

Qu'à deux reprises (1815 et 1871) la France eût échoué dans ses entreprises de domination ne put apparaître aux allemands que comme une justification de leur propre projet national et comme la justification divine du destin national allemand. L'histoire devint le tribunal divin et la conscience se répandit vite que Dieu, en favorisant ses victoires, avait sanctifié l'Empire et la Nation allemande comme protectrice des valeurs chrétiennes dont il se targua d'être le vrai défenseur.

Car, sous l'idée de Kultur, telle qu'elle se dégage lentement au cours du XIXe mais se précise dangereusement à partir des années 70, on peut repérer plusieurs certitudes :

- L'Etat allemand est le seul vrai défenseur des valeurs culturelles mais aussi de la vraie religion. Les nations latines, avec leur catholicisme corrompu ne représentent plus que des faces dégradées de la civilisation engluée dans un universalisme latin qui ne saurait jamais exprimer le génie d'un peuple. Revenir à l'authenticité revient à revaloriser la Grèce, le Moyen-Age mais surtout les racines germaniques les plus anciennes. Le Kulturkampf que tentera Bismarck est un exemple parmi d'autres de cette mission - au delà du spirituel et de la morale - que se donne l'Etat. Cette mission prime toutes les autres et ne peut pas ne pas prendre des formes eschatologiques ou messianiques. Assurer l'hégémonie de l'Etat, c'est défendre la Culture (contre les barbares ou les décadents) ce qui revient à dire aussi que celui qui combat pour la Nation ne se contente pas seulement de défendre un territoire, il est le héraut d'une cause millénaire.

- Le conflit, la guerre, l'antagonisme en tout cas, régissent les relations ordinaires entre les nations. Il n'y a pas de pacte entre elles qui vaillent sinon temporaires : la guerre est l'état normal de leurs relations, certainement pas un état exceptionnel et encore moins une réalité à éviter. Si à l'intérieur, il a pour rôle de garantir la sécurité, à l'extérieur c'est sa survie et sa prédominance. L'Etat est au delà de toute morale c'est même au contraire lui qui donne le la. Autant dire que la guerre n'a pas besoin d'être défensive pour être légitime, parce qu'elle l'est dans tous les cas. Autant dire aussi que tous les moyens sont bons pour vaincre ; c'est bien d'ailleurs l'argument qui sera avancé pour justifier la violation de la neutralité belge et les exactions qui furent commises à cette occasion : nécessité fait loi.

- L'Etat exprime la véritable réalité de l'individu en exprimant l'authenticité du peuple. C'est donc ce même clivage que l'on observera pour la morale : si l'individu se doit de respecter les valeurs chrétiennes de tolérance au plan intime et de ses relations à l'autre, en revanche l'interdit de la violence, notamment, ne saurait prévaloir au niveau de l'Etat à quoi le sujet doit surtout soumission et obéissance. Rien ne sera jamais plus important - et on l'observera notamment avec Eichmann - que la fidélité au serment prêté et l'engagement de servir. Et ceci, aussi, expliquera qu'en cet été 14, au delà des divisions politiques, les députés du Reichstag - même socialistes - voteront avec enthousiasme les crédits de guerre quitte à tempérer leurs ardeurs un peu plus tard. Le service de l'Etat prime tout. Mais plus encore, il n'est pas de valeur individuelle qui puisse prendre le pas sur la mission historique de l'Etat à assurer la domination du peuple.

On trouvera ainsi de nombreux théologiens protestants pour justifier la guerre et même la violation de la neutralité belge. La mission très chrétienne de porter la paix sur la terre fut assez vite remplacée par le destin national qu'il fallait assurer et servir : la religion s'était mise au service de l'Etat Des théologiens protestants comme Kattenbusch publient ainsi des ouvrages aux titres évocateurs - Le droit moral à la guerre - défendant l'idée que si le chrétien se doit d'aimer son prochain, il se doit aussi de le ramener dans le droit chemin s'il s'égare. C'est faire oeuvre pie donc que de lutter contre une nation qui s'égarerait en voulant dominer l'autre. La guerre devient ainsi éducatrice ! salvatrice !

les guerres ont pour but unique de permettre aux nations du monde de tester, et potentiellement de corriger, leur validité historique en mesurant leur force. [Les guerres] forcent les nations, pourrait-on dire, à faire le serment de la révélation 3

La guerre, comme test de viabilité et donc de légitimité historique d'une Nation .... autant dire que le théologien ici légitime totalement la guerre comme forme historique de réalisation de la volonté divine : on ne peut pas mieux préparer les esprits à la guerre qu'en la présentant ainsi comme une auto-défense nationale impliquant évidemment unité et soumission !

Ce ne saurait être un hasard non plus si ce fut un autre théologien qui rédigea la proclamation que Guillaume II prononça devant les parlementaires, avançant qu'en cette occasion qu'il ne connaissait plus aucun parti mais seulement des allemands. Adolf von Harnack, qui avait rédigé une Essence du Christianisme et était devenu une sorte de conseiller politique entretint des relations étroites avec le chancelier von Bethmann-Hollweg. Plutôt modéré, en ce qu'il prônait en bon libéral qu'il était, une monarchie de type parlementaire, une réforme de la bureaucratie et des réformes sociales, il parait manifestement sur la capacité de l'Empire de se libéraliser mais, surtout, plaidant pour la dimension historique des Évangiles, il n'eut de cesse de prôner l'union présentée comme le devoir sacré de tout allemand. Partisan de la guerre, tout au moins à ses débuts, il signa même le manifeste des 93 mais tenta notamment de mettre en évidence tout ce qui tant historiquement que spirituellement liait le monde anglais et américain et allemand - et à ce titre il ne comprenait pas que les anglais fussent alliés à la France au point de donner une base historique et raciste à la solidarité continue des peuples allemand et américain contre les

Anglais envieux et trompeurs qui, en se rangeant de manière aveugle du côté des
Russes, sont en train d’ouvrir les portes de l’Europe occidentale au déferlement de
la barbarie slave.4

Certes ces propos peuvent être mis au débit de l'hystérie patriotique qui entoura un peu partout la déclaration de guerre et l"on doit bien pouvoir trouver en France des déclarations aussi enflammées ... et stupides. Néanmoins il n'en demeure pas moins que cette alliance du sabre et du goupillon qui en elle-même est loin d'être inédite aura favorisé un mélange particulièrement explosif parce qu'il allait au delà de la classique défense de la Nation pour revendiquer celle de la seule véritable Kultur et l'écrasement des faux chrétiens et vrais barbares ; au delà du simple soutien du pouvoir pour justifier l'Etat comme outil de réalisation de la volonté divine ; au delà d'un patriotisme logique pour ériger la victoire en mission messianique de civilisation dans un incroyable mélange de pathos romantique et d'exhortation à la furie teutonique des origines.

Au bilan, s'il est exact que l'on ne peut tirer ni de Hegel ni de Herder seuls, les caractéristiques du nationalisme allemands de ces années-là qui conduisit fort logiquement à la guerre, qu'une lecture positive de Herder demeure possible ne serait ce que parce qu'il rend possible une approche anthropologique qui comprenne les spécificités culturelles et que de la même manière Hegel présida tout à la fois à une lecture bientôt marxiste de l'Etat et du conflit aussi bien qu'à une lecture très droitière ; qu'on ne peut en conséquence tirer ni du seul romantisme ni de la seule dialectique les fondements du pangermanisme, il n'empêche que la soumission d'une théologie protestante qui se voulut libérale et historique, qui ne fut en réalité que sombrement nationaliste, déboucha sur une légitimation a priori de la guerre qui était par définition défensive parce que via la culture défenderesse de la volonté divine mais aussi sur une approche messianique - pour ne pas écrire apocalyptique - de la guerre et du peuple en guerre dont les traces se feraient sentir vivement jusque dans le IIIe Reich : présenter un Reich pour mille ans qui fût le troisième ne pouvait que résonner positivement aux oreilles de protestants qui, après le règne du Père et du Fils n'attendaient que celui du St Esprit libérant pour mille ans l'humanité des trabans de Lucifer !

 


1)lire notamment

Zeev Sternhell De la nation citoyenne à la nation culturelle Anti-Lumières de tous les pays...

E Traverso Interpréter le fascisme

2) HEGEL La Raison dans l'histoire,

3) Reinhold Seeberg cité dans I Moses

4) v Harnack, discours du 11 nov 14 à la mairie de Berlin devant la communauté américaine