Il y a 100 ans ....

Carl Schmitt, nazi philosophe ?


Le Monde du 06.12.02


Selon Yves Charles Zarka ce « Léviathan », qui défigure la pensée de Hobbes, doit être lu non comme un livre philosophique mais un document pour l'Histoire

Dignitaire du régime nazi, concepteur et défenseur de ses lois, le juriste Carl Schmitt (1888-1985) est aujourd'hui lu et commenté par des penseurs de tous bords. Comment doit-on l'éditer ? Que faire de son adhésion à l'hitlérisme ? A l'occasion de la parution de son ouvrage sur le Léviathan, où se lisent des formules antisémites, nous avons souhaité ouvrir le débat

e Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes paraît en 1938. Son auteur, Carl Schmitt, fut un juriste réputé et redouté, occupant une place prééminente au sein des instances juridico-politiques du nazisme. Il adhère au Parti national-socialiste le 1er mai 1933, le 11 juillet de la même année, Goering le nomme au Conseil d'Etat de la Prusse, où il siège à côté de Himmler et d'autres dignitaires nazis, jusqu'en 1945. En octobre 1933, il devient professeur titulaire de la chaire de droit public de l'université de Berlin, qu'il conservera également jusqu'à la fin de la guerre. En 1934, Schmitt est en pleine ascension dans la hiérarchie nazie. On lui confie la direction de la Deutsche Juristen Zeitung, l'organe officiel du droit national-socialiste, où il publie de nombreux articles qui cautionnent les pires lois nazies. En 1934, il publie un article intitulé « Le Führer protège le droit » qui cautionne Hitler après la sanglante Nuit des longs couteaux. Schmitt écrit : « Le Führer met vraiment à exécution les enseignements tirés de l'histoire allemande. Cela lui donne le droit et la force pour fonder un nouvel Etat et un ordre nouveau. »
Contrairement à une légende tenace, Carl Schmitt ne perd nullement toute fonction officielle à partir de 1936. Il garde ses fonctions de conseiller d'Etat et de professeur de droit public, il organise en outre un colloque sur « La science allemande du droit dans sa lutte contre l'esprit juif ». Son activité en faveur de la politique du Troisième Reich se poursuit longtemps après 1936. En 1939, il publie un article très élogieux sur le livre d'un des doctrinaires nazis les plus radicaux, Christoph Steding. L'article contient, dans sa partie finale, un grand éloge de la politique de Hitler. Schmitt développe une activité théorique importante en faveur de la politique des « grands espaces », entre 1937 et 1941. En 1942, il donne une conférence à Paris, à l'Institut allemand, qui se termine par un éloge soutenu de la politique du « nouveau Reich ». Jamais Schmitt ne reniera sa participation au régime nazi.

Le livre qui vient de paraître en français appartient donc à cette période. Il comporte une interprétation à plusieurs niveaux de la théorie de l'Etat chez Hobbes. Cette interprétation est liée chez Schmitt à une lecture antisémite de l'histoire politique occidentale. Deux exemples, parmi bien d'autres. Schmitt affirme : « Les juifs se tiennent à distance et observent comment les peuples de la Terre s'entre-tuent ; à leurs yeux ces pratiques «d'égorgement et d'abattoir'»réciproques sont conformes à la loi, et elles sont «kascher», c'est pourquoi ils mangent la chair des peuples tués et en vivent. » Cette affirmation trouve sa source dans un ouvrage antisémite du XIXe siècle qui a eu une influence terrible sur l'Allemagne nazie, Entdecktes Judentum (Le Judaïsme dévoilé) d'Eisenmenger. En second lieu, Schmitt met en pratique dans cet ouvrage ce qu'on pourrait appeler un principe de purification raciale appliqué aux textes. Ce principe, il l'avait théorisé dans le discours de clôture du colloque de 1936, en affirmant : « Pour nous un auteur «juif», si tant est qu'on le cite, est un auteur juif. Ajouter le mot et la désignation «juif» est non pas une chose formelle mais essentielle, parce que nous ne pouvons empêcher que l'auteur se serve de la langue allemande. La purification de notre littérature juridique serait sinon impossible. » Ce principe de purification raciale littéraire est mis en application dans le livre sur le Léviathan. Tout auteur juif y est marqué de l'adjectif « juif », sorte d'étoile jaune littéraire : « un savant juif, Leo Strauss », « le premier juif libéral... Spinoza », « Le juif Moses Mendelssohn », etc.

Faut-il en conclure que l'ouvrage de Schmitt ne devait pas être traduit et publié en français ? Au contraire. Il faut que chacun sache qui est l'auteur que beaucoup d'intellectuels de droite mais aussi de gauche et d'extrême gauche ont tenté de blanchir en le faisant passer pour l'un des plus grands juristes et penseurs politiques du XXe siècle. La vraie question est ailleurs : peut-on publier ce texte dans une collection de philosophie, donc comme un livre de philosophie ? Etienne Balibar situe Schmitt quelque part entre Platon et Hitler. N'était l'incongruité de la formule, je dirai que Schmitt n'est pas du tout en un lieu indéterminé entre l'un et l'autre, mais si proche de Hitler qu'il en a été l'idéologue. On doit éditer Schmitt, mais comme on édite les textes d'autres nazis, c'est-à-dire comme des documents, non comme des oeuvres, et encore moins des oeuvres philosophiques qu'on discute comme telles. Encore un mot sur ce point : comment expliquer que cette publication ait pu bénéficier d'une double aide du Centre national des lettres, institution par ailleurs salutaire pour l'édition française, pour la traduction et la publication ?

Balibar ne cache certes pas l'antisémitisme de Schmitt - comment le pourrait-il ? Il ne dit pas non plus que l'adhésion de Schmitt au nazisme est une simple « erreur », ce qui était la position d'Alain de Benoist. Mais il tâche néanmoins de les atténuer. Ainsi, par exemple, l'antisémitisme de Schmitt est, selon Balibar, un antijudaïsme parce que Schmitt serait « aux antipodes du racisme biologique ». La preuve se trouverait dans le fait que « le terme de Rasse (race) ne figure pas, même dans des textes totalement alignés sur le discours officiel du régime ». Cela est tout simplement faux : le terme de Rasse est employé par Schmitt dans plusieurs textes, notamment dans sa conférence du colloque de 1936, et dans un texte intitulé Die nationalsozialistische Gesetzgebung und der Vorbehalt des «ordre public» im Internationalen Privatrecht, où le juriste soutient expressément la défense du « sang allemand ».

Autre exemple : Balibar affirme (comme Alain de Benoist cette fois) que Schmitt « perdra ses fonctions officielles après 1936 ». Cela aussi est faux, comme on l'a vu. Enfin, on ne saurait dire que l'opuscule nazi de Schmitt Etat, mouvement, peuple fut « fort mal reçu ». Le texte de Schmitt a été très apprécié par les hauts dignitaires du nazisme, à commencer par Ludwig Grauert, secrétaire d'Etat au ministère prussien de l'intérieur. Roland Freisler, personnage très en vue du droit nazi, lui a consacré un article élogieux dans la revue Deutsche Justiz (1934). Schmitt avait certes des adversaires, mais il avait aussi l'appui décisif de Hans Frank, haut dignitaire du nazisme. Ces tentatives pour désimpliquer Schmitt du nazisme sont indispensables quand on entend soutenir qu'il s'agit « d'une des pensées les plus inventives, les plus provocantes, les plus représentatives du XXe siècle », ou encore que ses « philosophèmes » sont « les prémisses d'une nouvelle élaboration du politique, serait-elle d'intention opposée aux siennes ».

Que vient faire Hobbes dans cette galère ? On aurait du mal à trouver la moindre assertion antijuive dans son interprétation de l'Ancien Testament. L'oeuvre de Hobbes est ici tout simplement défigurée, tout comme le sens politique de la figure du Léviathan. Pris dans une conception délirante de l'histoire où s'opposent l'esprit allemand et la tactique juive pour la domination de la Terre, Schmitt n'est pas le révélateur d'un sens caché de l'oeuvre de Hobbes mais le principal obstacle à son intelligence.

YVES CHARLES ZARKA