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François Joseph (1830-1916)

S'il en est un autre, pris dans la tourmente de la guerre, qui soit d'une autre génération, c'est bien lui.

Il accède au pouvoir très jeune, dès 1848, à l'occasion de la répression de la révolution autrichienne qui entre dans ce cadre très particulier du printemps des peuples.

C'est un conservateur - pour ne pas dire un ultra-conservateur.

Si la révolution de 48 met fin à l'Europe telle que Metternich l'avait conçue au Congrès de Vienne, et au pouvoir de Metternich lui-même, contraint de fuir Vienne à cette occasion, c'est pourtant à la tête d'un Empire déjà travaillé par les questions nationales que François Joseph accède. Si l'on peut dire que depuis 1815 ce fut l'Autriche qui donna le la en Europe, ce sera demain la Prusse. L'empire, durement traversé par les revendications indépendantistes des magyars, mais aussi des Italiens va très vite être amené à composer : ce qui donnera, apr!s la perte de la Lombardie et la constitution du royaume d'Italie qu'elle ne peut empêcher, mais aussi après la guerre contre la Prusse qu'elle va perdre à Sadowa, l'exclusion de fait de l'Autriche de la Confédération Allemande qui va se constituer autour de la Prusse.

La constitution de l'Autriche-Hongrie, le principe des deux couronnes, de deux états fédérés autour du même monarque, était peut-être une réussite politique consacrant un moindre mal, mais c'était surtout reconnaître la légitimité nationale de la Hongrie supposant de composer avec elle - ce que le conservatisme de l'aristocratie autrichienne sera bien incapable de faire.

La grande habileté de Bismarck dans cette période aura consisté à systématiquement affaiblir l'hégémonie autrichienne sur le monde allemand - au profit de la Prusse - et de détourner habilement l'attention de l'Autriche vers le monde slave, et notamment les Balkans où elle allait se trouver aux prises à la fois avec les prétentions russes et les nationalismes locaux. Tout ce qui va se passer dans les Balkans au début du siècle - dont, notamment, l'annexion de la Bosnie Herzégovine par l'Autriche - ira dans ce sens et prédisposent les conditions du déclenchement de la guerre de 14.

Empire immense qui s'étendait de l'Italie à la frontière russe, l'Autriche avait vocation à réaliser l'improbable synthèse entre les mondes latins, germains et slaves. En tombant dans le piège tendu par Bismarck, mais en s'arc-boutant sur le conservatisme étriqué de la vieille noblesse viennoise, François-Joseph parviendra tout au plus à réunir dans le culte de sa propre personne une illusion d'unité qui explosera à la première occasion.

Il décédera en novembre 1916, en plein milieu d'un conflit loin de s'achever, laissant l'Autriche dans une situation militaire désastreuse et politique qui l'est à peine moins, laissant entrevoir que son si long règne avait finalement été inutile tant l'unité n'aura été que de façade mais la perte d'influence autrichienne en Europe centrale une réalité cruelle.

Depuis que son grand-père renonça au titre d'Empereur des romains consacrant ainsi la dissolution de l'Empire Romain Germanique au profit de la Confédération du Rhin (sous l'emprise de Napoléon) puis de la Confédération Germanique (après 1815) l'Europe centrale se cherche un leader. Le long règne de Metternich pourra laisser croire que ce pût encore être l'Autriche ; l'histoire de la seconde moitié du XIXe montre assez bien qu'à partir de 1848 mais surtout de 1863 ce sera la Prusse. En dépit de réels atouts, un empire vaste, la légitimité de l'histoire, François-Joseph ne parviendra pas à l'éviter. Deux crocodiles dans le même marigot c'est décidément trop : la solution d'une grande Allemagne autour de l'Autriche ne survivra pas à l'ambition prussienne qui parviendra dès avant 1870 à imposer une confédération des États du Nord puis à faire son unité après la victoire contre la France en 1870. De ce point de vue la dislocation de l'Empire en 1918 et la réduction de l'empire à la portion la plus congrue qui soit n'est pas totalement une surprise. François-Joseph aura été un homme du passé, incapable de comprendre les enjeux de l'Empire dont il avait hérité, incapable de comprendre que le monde de ce début du XXe n'avait décidément plus rien à voir avec l'Europe de 1848 telle que Metternich avait pu croire l'avoir figée.

Il faudra le courage- ou les illusions- de Charles Ier, son successeur, pour tenter de sortir au plus vite d'une guerre qu'il savait à la fois inutile, cruelle et désastreuse. Il n'en sera pas moins emporté par les événements et même la tentative de reprendre pied en Hongrie en 1921 se soldera par un échec cuisant ... et l'exil.

Reste le rêve - la nostalgie en tout cas - de certains à l'égard de cet Etat cosmopolite qui eût parfaitement pu être la pré-configuration d'une union européenne que tout le monde rêvait de réaliser sous sa propre égide. Reste qu'effectivement l'Autriche était à la confluence des mondes slave, germanique et latin et qu'il est de la responsabilité de François-Joseph de n'être pas parvenu, faute de l'avoir réellement voulu, faute sans doute aussi d'avoir seulement pu la penser, à en réaliser la synthèse en tout cas la confédération.

Etait-elle seulement possible ?

- Sous l'égide d'un empire autoritaire et d'une monarchie absolue, même subtilement éclairée, certainement non ! La révolte des Hongrois, les émeutes à Vienne autant qu'à Milan, montraient bien que, évolution des idéologies mais développement économique et social surtout, l'heure n'était plus aux habiletés diplomatiques et militaires d'une aristocratie jalouse de ses prérogatives mais à la démocratie. Le premier obstacle était là et il sera incontournable.

- Sous l'impulsion de nationalismes exacerbés où la considération identitaire, la revendication de ses propres spécificités se jouèrent souvent de considérations éthiques pour ne pas dire raciales sulfureuses et où la méfiance, la peur et la haine de l'autre plombèrent l'espérance d'une union ... sûrement non. Je reste convaincu que s'il est légitime d'un point de vue anthropologique de s'appuyer sur les spécificités culturelles pour les comprendre et les analyser, il n'est en revanche par d'autre choix pour une démarche politique que celle de rassembler dans un même projet ce qui est commun - universel. La révolution française a peut-être offert à la modernité un concept trop abstrait pour que chacun puisse aisément s'y reconnaître - le citoyen, la République une et indivisible - mais elle a dessiné l'horizon indépassable d'une πόλις qui s'appuyât non sur la race, le peuple ou la terre mais sur l'engagement volontaire et donc sur la liberté.
Cette question, déjà évoquée, est peut-être la plus grave, qui aura insidieusement préparé les conflits du XXe et préfigurent sans doute ceux à venir. Comment ne pas comprendre que l'affirmation nationale cache la confusion la plus tragique entre être et appartenir ? que d'être sudète, magyar, autrichien ou bosniaque n'est jamais que souligner l'appartenance - parmi d'autres - à tel ou tel sous-groupe qui ne saurait consister en l'affirmation que son être s'y réduisît ? Qu'affirmer sa spécificité revient toujours à la revendiquer contre l'autre ? que le respect tant revendiqué de son être, revient toujours à se placer devant - ce que d'ailleurs l'étymologie du terme suggère - et à lui demander un effort que l'on n'est jamais disposé à consentir soi-même.

- Après l'écrasement du printemps des peuples, c'est-à-dire finalement après l'écrasement des peuples eux-mêmes au profit du rétablissement illusoire mais puissant des monarchies anciennes, sûrement non. Il faudrait sans doute - mais ce n'est pas le lieu - repenser le poids décisif de cette curieuse période de 1848 qui vit simultanément presque tous les peuples européens secouer le joug qui pesait sur eux. Comme si S Wahnich avait eu raison en évoquant la longue patience du peuple et que, lassés du glacis que la Restauration leur eût imposée, les peuples européens se fussent simultanément mis en marche pour revendiquer indépendance et égalité. On n'écrase jamais impunément les peuples ... toujours ils finissent par regimber. Échec politique immédiat, on le sait bien, que ce printemps mais en même temps entrée violente dans une modernité qui allait produire les conflits du XXe siècle. La seconde leçon que j'y entrevois tient au péril où nous met systématiquement le politique dès lors qu'il n'a pas de projet ou que celui, réactionnaire, de rétablir l'ordre ancien. L'Europe aura crevé des visées ultra-conservatrices d'un Metternich (de 1815 à 1848) puis de Bismarck jusqu'à l'avènement de Guillaume II encore que ce dernier n'y changeât pas grand chose. C'est sans doute - aussi , surtout ? - parce que les pouvoirs en place entonnèrent jusqu'au dégoût la litanie du conservatisme, et que, par ailleurs, la France républicaine, affaiblie par sa défaite, renonçât à être le phare démocratique de l'Europe, que les peuples européens finirent par jouer non de la corde politique de la démocratie mais de celle bien plus ambivalente du nationalisme - avec les conséquences mortifères que l'on sait.

Il reste cette invraisemblable photographie du vieil empereur en habit de chasse, culotte courte - en peau ? - chapeau à plume et veste à revers verdâtre comme on aime à se vêtir pour la chasse. L'empereur en ces derniers jours de juin s'apprête à partir en vacances à Bad Ischl comme il le fait tous les ans à l'instar de Guillaume II prêt à embarquer sur son yacht pour sa croisière annuelle dans les mers du Nord. Signe s'il en est que si ces deux empereurs préparaient la guerre comme une perspective inéluctable, en revanche ils ne la devinèrent pas si proche. François-Joseph apprenant l'assassinat de François-Ferdinand ne camoufla pas son indifférence tant il le détestait autant pour son mariage avec Sophie Chotek qui n'était pas de sang royal que pour ses projets pour l'Empire.

Signe s'il en est de cette ruse de l'histoire qu'évoquait Hegel qui justifie cette formule de R Aron :

Les hommes font l'histoire mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font