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L'Humanité
1 septembre 1914

Cet intéressant article non signé faisant référence à une analyse de Kautsky.

Intéressant que dès les premiers jours de la guerre, au moment même où se joue le sursaut de la Marne qui va sauver la France d'un désastre militaire total mais en même temps prolonger la guerre et l'enferrer dans les tranchées, les socialistes se posent la question de ses conséquences

Bien vu

- Que le monde d'après n'aura plus rien à voir avec celui d'avant. La carte mondiale sera changée et la nature mondiale elle-même de la guerre fera que ses conséquences ne pourront se résumer à quelque conquête territoriale. On voit d'emblée que les causes déclenchantes qui, après tout, se réduisaient à un différend austro-serbe, sont vite oubliées ; on y voit surtout que ce conflit met en jeu les grandes puissances européennes qui mettent en balance leurs propres survies.

- que le centre de gravité de ce monde centré presque exclusivement autour de l'hégémonie européenne va irrémédiablement se déplacer du côté des USA mais aussi des puissances émergentes. (Asie notamment)

- que les USA seront en réalité les grands vainqueurs de ce conflit : à l'écart, et rien ne peut prévoir qu'ils finiront par s'y impliquer en 17, les USA sont en tout cas seuls à continuer à se développer économiquement et à ne plus trouver de concurrence forte du côté des européens, occupés ailleurs, dans la conquête de nouveaux marchés. En passe de devenir une superpuissance économique mais à la veille d'une récession, les USA trouveront dans le financement de la guerre européenne de quoi faire le grand saut. Sans concurrents économiques, ils deviendront également la grande puissance financière mondiale - et pour longtemps : Wall Street supplante la City. Il n'était peut-être pas possible dès 14 de prévoir combien la prolongation de la guerre allait laisser l'Europe financièrement exsangue - et pas seulement détruite - mais on anticipe assez bien que plus rien ne sera possible, après, sans les USA.

Raté

- la fin de l'impérialisme : joyeusement optimiste ici que de croire que les contradictions internes du capitalisme allaient miner durablement sa capacité à dominer. Si l'article voit assez bien que le colonialisme finirait par être une entrave que les pays européens ne pourront plus longtemps financer - mais il faudra une seconde guerre mondiale et d'autres conflits d'indépendance pour en finir - c'était pour le moins faire preuve d'optimisme que de croire en l'incapacité du capitalisme de survivre à ses propres contradictions. Le colonialisme sera remplacé par un néo-colonialisme qui s'accommodera plutôt bien de l'indépendance des nouvelles nations sans trop rien changer à l'hégémonie économique et financière pesant sur elles.

- la montée du Japon, de l'Inde, de la Chine ou même de la Perse : la 1e guerre mondiale ne suffira pas à l'assurer ; pas même la seconde d'ailleurs. Il y faudra - outre l'effondrement de l'URSS et la fin de la guerre froide - la grande victoire du néolibéralisme et l'irruption violente des nouvelles technologies.

Si l'effondrement des puissances impériales est ici envisagé, c'est bien encore avec la grille très social-démocrate qui vaudra à Kautsky les foudres de Lénine : sans doute n'était-il pas prévisible que l'effondrement de l'empire russe se solderait par la révolution bolchévick ni par la mise en place pour soixante-dix ans d'un système qui ne sera pas moins impérialiste que le capitalisme, mais totalitaire en plus. Cette grille qui au fond appelait plus une adaptation sociale du développement industriel au profit de la classe ouvrière qu'un véritable renversement du capitalisme, misait en tout cas beaucoup sur les contradictions internes de ce dernier - assez peu finalement sur les révoltes prolétariennes. L'apparition d'une patrie du communisme, l'abandon stalinien de l'internationalisme au profit du socialisme dans un seul pays, l'étonnante capacité de résistance du système soviétique en dépit d'une situation économique catastrophique et d'une désunion politique grave mais grâce à une pression totalitaire sans vergogne, allait changer durablement les relations internationales. Mais la guerre est envisagée ici comme une parenthèse, un catalyseur certes, une opportunité à de nouvelles luttes assurément, mais comme une suspension provisoire du politique et du domaine de la lutte, qu'il faudra bien reprendre à l'issue du conflit.

Or, dès 1919 c'est cela justement qui ne sera plus possible !

Si du point de vue géopolitique, on voit bien que ni Paris ni Londres ne peuvent plus seuls décider de l'issue de la guerre et des conditions de la paix, s'il faut bien en passer par les conceptions de Wilson qui se révèle comme le nouvel homme fort de Versailles à qui même Clemenceau a difficulté à résister autrement qu'en apparaissant comme un homme du passé, revanchard et à courte vue, c'est la même impuissance qui se révélera chez les socialistes.

C'est Lénine qui imposera à Tours avec ses 21 conditions, la manière de conduire la lutte sociale et politique sous l'égide d'une Internationale qui cache mal l'hégémonie de Moscou. Et un Blum aura beau vouloir garder la vieille maison pendant que d'autres courront l'aventure, il n'en demeure pas moins que même le Front Populaire de 36 ne sera possible que par l'abandon stalinien - pour cause de lutte anti-fasciste - de la stratégie front de classe . Les socialistes n'auront même plus la main sur l'idéologie et apparaîtront pour longtemps comme des traîtres, au mieux comme de vulgaires réformistes opportunistes.

Cette guerre, que nul décidément n'avait vraiment prévue, mais que beaucoup sans le dire souhaitaient, on commence ainsi à entrevoir qu'elle ne laissera pas le monde intact. C'est bien le XIXe siècle qui vient de s'achever, ouvrant sur un XXe furieux, destructeur, des hommes, des nations, des peuples ... et de la moindre illusion.

Nous sommes assurément les fils de cet aveuglement-ci. Nous n'arrêtons pas de payer le tribut insupportable de ces violences, de ces renoncements. Les socialistes ont désappris depuis longtemps de rêver un monde meilleur et plus juste ; les libéraux n'ont de cesse d'entonner l'antienne de l'adaptation nécessaire à la modernité ... et l'inégalité court son train d'enfer. Les rapports de force se sont déplacés mais sont restés identiques. Ce ne sont plus les mêmes qui imposent leur hégémonie mais la furie impérialiste demeure.