Elysées 2012

Critiques de
La Longue Patience du peuple , par Sophie Wahnich, Payot, 536 p


"Sophie Wahnich : entendre la Révolution"
LE MONDE, 7 février 2008.


Le 25 juin 1791, de retour de Varennes, Louis XVI regagne les Tuileries. Les Parisiens, venus nombreux, observent la scène en silence. "Pas un mot dans toute cette foule ; ce vaste silence, sur cette mer de peuple, était une chose terrible", écrira Michelet dans son Histoire de la Révolution française. Le 21 janvier 1793, le roi monte sur l’échafaud. Les Parisiens, de nouveau, ont accouru en masse pour assister à l’événement. Mais, cette fois, c’est un assourdissant vacarme qui envahit la place de la Révolution. Les "Vive la République !" fusent, les tambours résonnent et, parmi la foule, des voix s’élèvent pour encourager les bourreaux à faire leur devoir au moment où Louis XVI prononce ses derniers mots.

Que s’est-il passé entre le silencieux 25 juin 1791 et le tumultueux 21 janvier 1793 ? Pour Sophie Wahnich, qui signe ici un essai novateur, ces seize mois sont précisément ceux d’une parole retrouvée. La parole d’un peuple qui, peu à peu, a tenté de "reprendre voix" dans l’espoir de devenir maître de son destin. Editrice de nombreux écrits révolutionnaires, auteur d’une importante étude consacrée au discours de la Révolution française sur l’étranger (L’Impossible Citoyen, Albin Michel, 1997), l’historienne s’est plongée, pour cette nouvelle enquête, dans une masse de documents d’une richesse inouïe : des dizaines de pétitions, de lettres, d’adresses et de chansons lues quasi quotidiennement à la barre de l’Assemblée par les représentants de groupes de citoyens, de sociétés populaires, de délégations étrangères, de municipalités ou de départements. Avec pour ambition de saisir la "voix du peuple" aussi bien dans son "surgissement" que dans sa "réception" par les membres de l’Assemblée législative.
Composé en une suite de tableaux sonores, le récit se lit comme l’histoire d’une lente mais inexorable désillusion. Celle d’un peuple ardemment patriote qui, déçu par la Constitution censitaire de 1791, choqué par l’amnistie de l’automne 1791, préoccupé par la hausse des prix du blé et scandalisé par la décision du roi de mettre son veto sur les décrets contre les émigrés et les prêtres réfractaires, crut d’abord qu’il pouvait infléchir le cours de l’histoire en adressant des pétitions à ses représentants. Vain espoir. Car si tout au long du printemps 1792 le mécontentement enfle un peu plus de jour en jour, aucune loi nouvelle ne vient l’apaiser. Comme le note le tonitruant Maximin Isnard, alors représentant du Var, "la colère du peuple, comme celle de Dieu, n’est souvent que le supplément terrible du silence des lois".

Selon Sophie Wahnich, c’est bien ce "silence des lois", autrement dit l’"incapacité" des représentants à "recevoir la voix du peuple" et à la "transmuter en lois justes", qui explique le choix de l’insurrection, le 10 août 1792, puis le déchaînement des massacres de septembre avant l’avènement de la République. Or ce choix, insiste-t-elle, fut longtemps différé. "Le peuple démocrate a été acculé à la violence", rappelle l’auteur qui, dans le sillage d’une historiographie jacobine marquée notamment par les travaux de Georges Lefebvre sur les "foules révolutionnaires", plaide la cause du peuple et loue sa modération.

"Le jour de la colère du peuple est arrivé", avaient affirmé des Marseillais le 6 juin 1792. "Le peuple est debout, il attend dans le silence une réponse enfin digne de sa souveraineté", proclamait une pétition le 20 juin. "Le peuple se lasse", déclara à nouveau un Parisien à la barre de l’Assemblée le 6 août. Autant de menaces qui, faute d’avoir été prises au sérieux par les législateurs, finirent par émousser la "longue patience du peuple" au point de légitimer un "terrible droit de résistance à l’oppression". Jamais, sans doute, l’histoire de ce dialogue interrompu entre un peuple qui se sentit abandonné et ses représentants devenus autistes ne fut restituée avec une telle authenticité. (Philippe-Jean Catinchi)



LE NOUVEL OBSERVATEUR, 1er mai 2008
Que demande le peuple ?


En étudiant la volonté populaire, ce passionnant essai bouscule notre vision de 1792. Et de la démocratie

La Révolution française est un fruit merveilleux que l’on presse depuis plus de deux siècles et qui livre, presque à chaque saison, un jus aux saveurs renouvelées. Pour le cru 2008, le « Wahnich » s’impose. Il prolonge une tradition dont Georges Lefebvre fut le grand discours maître. Il transgresse et bouscule. Il est à la fois âcre et puissant. Bref, c’est un pur bonheur. De quoi s’agit-il ? Du peuple, tout simplement. Ou, pour être précis, du peuple parisien. Toujours présent dans la dramaturgie révolutionnaire, mais à chaque fois délaissé dans ce lent et subtil travail de distillation qui fut l’oeuvre des clubs et des assemblées.

Sophie Wahnich est allée directement au coeur de la fournaise : 1792, l’année terrible. La vraie. Prise entre la fuite du roi à Varennes et sa décapitation. C’est dans cet intervalle incandescent que s’est jouée la chute de la royauté, mais aussi les modalités d’un dialogue à jamais décevant entre le peuple et ses représentants. Dans une précédente étude (1), tout aussi audacieuse, Sophie Wahnich montrait comment la Terreur avait été la réponse assumée des élites révolutionnaires aux massacres de septembre 1792. Dans « la Longue Patience du peuple », elle renverse l’éclairage et, du même coup, affine ses conclusions. Avec un égal goût du risque, elle ose une sorte d’opéra qui met en scène un choeur et ses récitants. Ils montent à la barre, pétitionnent, composent des chansons, rédigent des adresses. C’est dans cette somme de documents, disparate et éparse, que resurgit cette « volonté populaire » si souvent invoquée sans qu’on en vérifie jamais les contours exacts. Plutôt que d’en rechercher le champ, Sophie Wahnich en écoute le chant. C’est son parti pris. Discutable par principe. Exaspérant à plus d’un titre. Mais au final tellement fructueux qu’il efface à chaque page l’impression de doute ou de gêne qui saisit le lecteur, si peu habitué à pareille démarche.

Le peuple fut « patient » avant d’être en colère. C’est la thèse argumentée de Sophie Wahnich. Celle qui hérisse les nouveaux gardiens du temple. L’histoire de 1792, au fond, est celle d’une surdité et non d’une incompréhension, comme on l’a souvent dit. Et du coup la violence change de sens. Elle n’est plus le mode d’expression naturel d’un peuple pas encore formé aux sages lois de la démocratie mais la réponse, hélas logique, à un sentiment d’indifférence ou de mépris. C’est en cela que ce livre n’est pas qu’un livre d’histoire. Il montre une fois encore la fécondité politique d’un moment révolutionnaire qui fut le creuset des passions françaises et le lieu d’expérimentation d’une démocratie toujours désirée et à jamais imparfaite. (François Bazin)