Il y a 100 ans ....

Robespierre
Premier discours contre la guerre, prononcé au club des Jacobins le 18 décembre 1791

 

Messieurs,

La guerre ! s'écrient la cour & le ministère, & leurs inombrables partisans. La guerre ! répète un grand nombre de bons citoyens, mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l'enthousiasme du patriotisme, qu'exercés à méditer sur les ressorts des révolutions & sur les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce n'est ceux qui sont convaincus qu'il faut délibérer mûrement, avant de prendre une résolution décisive pour le salut de l'état, & pour la destinée de la constitution, ceux qui ont observé que c'est à la précipitatin & à l'enthousiasme d'un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui aient compromis notre liberté, en favorisant les projets, & en augmentant la puissance de ses ennemis, qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie, est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, & d'attendre de l'expérience le triomphe de la vérité.

Je ne viens point caresser l'opinion du moment, ni flatter la puissance dominante ; je ne viens point non plus prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse & d'inertie ; mais je viens développer une trame profonde que je crois assez bien connaitre. je veux aussi la guerre, mais comme l'intérêt de la nation la veut : domptons nos ennemis intérieurs, marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, si alors il en existe encore.

La cour & le ministère veulent la guerre, & l'exécution du plan qu'ils proposent ; la nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté : mais elle veut la liberté & la paix, s'il est possible, & elle repousse tout projet de guerre proposé pour anéantir la liberté & la constitution, même sous le prétexte de les défendre.

C'est sous ce point de vue que je vais discuter la question. Après avoir prouvé la nécessité de rejetter la proposition ministérielle, je proposerai les véritables moyens de pourvoir à la sûreté de l'état & au maintien de la constitution.

Quelle est la guerre que nous pouvons prévoir ? Est-ce la guerre d'une nation contre d'autres nations, ou d'un roi contre d'autres roi ? Non. C'est la guerre des ennemis de la révolution française contre la révolution française. Les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis sont-ils à Coblentz ? Non, ils sont au milieu de nous. Pouvons-nous craindre raisonnablement d'en trouver à la cour & dans le ministère ? Je ne veux point résoudre cette question ; mais puisque c'est à la cour & au ministère que la guerre permettrait la direction suprême des forces de l'état & les destins de la liberté, il faut convenir que la possibilité seule de ce malheur doit être mûrement pesée dans les délibérations de nos représentans.

Quand nous touchons visiblement au dénouement de toutes les trames funestes ourdies contre la constitution, depuis le moment où ses premiers fondemens furent posés jusqu'à ce jour, il est temps sans doute de sortir d'une si longue & si stupide léthargie, de jeter un coup d'oeil sur le passé, de le lier au présent, & d'apprécier notre véritable situation.

La guerre est toujours le premier voeu d'un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c'est pendant la guerre que le ministère achève d'épuiser le peuple & de dissiper les finances, qu'il couvre d'un voile impénétrable se déprédations & ses fautes ; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher de nos intérêts. C'est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, & qu'il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu'effrayer la liberté naissante ; c'est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils & politiques, pour ne s'occuper que des événements extérieurs, qu'il détourne son attention de ses législateurs & de ses magistrats, pour attacher tout son intérêt & toutes ses espérances à ses généraux & à ses ministres, ou plutôt aux généraux & aux ministres du pouvoir exécutif. c'est pour la guerre qu'ont été combinées, par des nobles & par des officiers militaires, les dispositions trop connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandans militaires, & fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens. C'est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir arbitrairement les soldats. C'est pendant la guerre que l'habitude d'une obéissance passive, & l'enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles & de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, & font pencher la balance en faveur du parti qu'ils ont embrassé. Si ce sont des Césars ou des Cromwells, ils s'emparent eux-mêmes de l'autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu'ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de leur maître, & l'aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d'être ses premiers valets.

A Rome, quand lep euple, fatigué de la tyrannie & de l'orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix des tribuns, le sénat déclarait la guerre ; & le peuple oubliait ses droits & ses injures pour voler sous les étendards des patriciens, & préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Dans les temps postérieurs, César & Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions, & revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu'elle avait armés. Vous n'êtes plus que les soldats de Pompée, & non ceux de Rome, disait Caton aux Romains qui avaient combattu, sous Pompée, pour la cause de la république. La guerre perdit la liberté de Sparte, dès qu'elle porta ses armes loin de ses frontières. La guerre, habilement provoquée & dirigée par un gouvernement perfide, fut l'écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.

Ce n'est point ainsi que raisonnent ceux qui, impatiens d'entreprendre la guerre, semblent la regarder comme la source de tous les biens ; car il est bien plus facile de se livrer à l'enthousias me que de consulter la raison. Aussi croit-on déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des sultans, des papes & des rois : ce sont les propres expressions d'un écrivain patriote, qui a adopté le système que je combats. D'autres assurent quenous n'aurons pas plutôt déclaré la guerre, que nous verrons s'écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis m'empêcher de m'appercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France, j'avoue que je ne crois pont encore à celle des peuples abrutis & enchaînés par le despotisme. je crois autant que personne aux prodiges que peut opérer le courage d'un grand peuple qui s'élance à la conquête de la liberté du monde ; mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes ; lorsqu'à la place de ce peuple je vois la cour, & les serviteurs de la cour ; lorsque je ne vois qu'un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans ; lorsque j'entends débiter avec emphase toutes ces déclamations sur la liberté universelle, à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de la calomnier, de la persécuter dans leur propre pays ; alors je demande au moins que l'on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance.

Si la cour & le ministère ont intérêt à la guerre, vous allez voir qu'ils n'ont rien négligé pour nous la donner.

Quel était lepremier devoir du pouvoir exécutif ? N'était-ce pas de commencer par faire tout ce qui était en lui pour laprévenir ? Qui peut douter que si sa fidélité à la constitution eût été clairement à ses amis, à ses partisans, aux parens du roi, aucun d'eux n'eût conçu le projet de faire la guerre à la nation française, qu'aucun petit prince d'Allemagne, qu'aucune puissance étrangère n'eût été tentée de les protéger ? Mais qu'a-t-il fait pour les contenir ? Il a favorisé pendant deux années les émigrations & l'insolence des rebelles. Qu'ont fait les ministres, si ce n'est de porter des plaintes amères à l'assemblée sur toutes les précautions que la juste défiance des municipalités & des corps administratifs avait prises pour mettre une digue au torrent des émigrations & de l'exportation de nos armes & de notre numéraire? Qu'ont fait leurs partisans déclarés dans l'assemblée constituante, si ce n'est de s'opposer de toutes leurs forces à toutes les mesures proposées pour les arrêter ? N'est-ce pas le pouvoir exécutif qui, sur la fin de cette assemblée, a provoqué, par sa recommandation expresse, & obtenu par le crédit de ses affidés, la loi qui les a encouragées & portées à l'excès, en leur accordant à la fois la liberté la plus illimitée, & la protection la plus éclatante ? Qu'a-t-il fait lorsque l'opinion publique, réveillée par l'excès du mal, l'a forcé à rompre le silence sans le tirer de son inaction ? De vaines lettres où respire l'affection la plus tendre & laplus vive reconnaissance, où on réprimande les factions du ton le plus encourageant ; des proclamations ambigües, où les conspirateurs armés contre la patrie, où les chefs miliatires transfuges sont traités avec une indulgence & un intérêt qui contraste singulièrement avec les signes de ressentiment & de colère prodigués par les ministres aux citoyens & aux députés du peuple les plus zélés pour la cause piblique, mais qui répond parfaitement au zéle avec lequel les rebelles se déclarent les champions de la noblesse & de la cour. A-t-on pu obtenir des ministres qu'ils remplaçassent les officiers déserteurs, & que la patrie cessât de payer les traîtres qui méditaient de déchirer son sein ? A l'égard des puissances étrangères, que signifie d'abord ce sécret impénétrable que le ministre Montmorin affecte avec l'assemblée nationale ? Ensuite le départ du roi ; ensuite cette comédie ridicule, où on fait rendre à tous ces princes des réponses équivoques, & toutes contraires aux droits de la souveraineté nationale, trop grossièrement concertées avec la cour & les Tuileries ? Que signifie encore cette presque certitude de leurs intentions pacifiques que donne le même ministre, au moment où il s'agissait de laisser libre cours aux émigrations ? Ensuite la déclaration de leurs deseins hostiles, & ces proclamations menaçantes, & des confidences publiques que se font les cours impériales & les princes d'Allemagne de leurs projets sur la France ; & le départ du ministre équivoque & mystérieux, qui se retire sans rendre aucun compte, au moment où la défiance de la nation entière semble enfin si éveillée sur sa conduite. Enfin la nouvelle législature, cédant au cri général de la nation, prend es mesures sages & nécessaires pour éteindre le foyer de la rébellion & de la guerre, pour dissiper & punir les rebelles ; elles sont annulées par le veto royal ; on substitue à la volonté générale de bénignes & inconstitutionnelles proclamations, qui ne peuvent en imposer à ceux qui se déclarent les défenseurs de l'autorité royale. Ensuite on propose de déclarer la guerre. une loi qui ôte des appointemens & des fonctions publiques à des traîtres armés contre lapatrie ; une loi qui montre à des chefs de conspiration un châtiment tardif, s'ils ne rentrent pas dans le devoir ; cette loi, qui fait grâce à des crimes déjà commis, parait trop dure & trop cruelle ; & pour leur épargner cette disgrace, on aime mieux attirer sur la nation toutes les calamités de la guerre. Quelle clémence, juste ciel ! & quelle humanité ! Comment croire, après cela, que c'est contr'eux que cette guerre sera dirigée ?

Avant de la proposer, il fallait non seulement faire tous ses efforts pour la prévenir, mais encore user de son pouvoir pour maintenir la paix au dedans ; & les troubles éclatent de toutes parts ; & c'est la cour, c'est le ministère qui les fomente.

Lesp rêtres séditieux sont les auxiliaires & les alliés des rebelles transfuges ? l'impunité dont ils jouissent, les encouragemens qu'ils reçoivent, la malveillance qui abandonnait ou persécutait les prêtres constitutionnels, commençait à allumer le flambeau de la discorde & du fanatisme : un décret provoqué par le salut public allait réprimer ceux qui troublaient l'ordre public au nom du ciel ; mais vous les couvrez de votre égide ; vous présentez d'une main la déclaration de la guerre, de l'autre le veto qui anéantit cette loi nécessaire, & vous nous préparez à la fois à la guerre étrangère, civile & religieuse.

A quels signes plus certains peut-on reconnaître une trame ourdie par les ennemis de notre liberté ? Il faut achever de la développer, en déterminant avec plus de précision son véritable objet.

Veulent-ils ensanglanter la France, pour rétablir l'ancien régime dans toute sa difformité ? Non, ils savent bien qu'une telle entreprise serait trop difficile ; & les chefs de la faction dominance n'ont aucun intérêt de faire revivre ceux des abus de l'ancien régime qui les contrariaient. Ils ne veulent, dans l'état actuel des choses, d'autres changemensque ceux qu'exigent leur intérêt personnel & leur ambition. ceprojet n'est plus un mystère pour ceux qui ont observé avec quelque attention la conduite & les discours des agens de cette cabale, pour ceux qui les ont entendu insinuer depuis longtemps, que pour obtenir la paix & rapprocher les partis, il ne s'agirait que de transiger, comme de rétablir la noblesse & d'établir une chambre haute, composée de nobles, & même d'hommes des communes, à qui le roi conférerait la noblesse en les y admettant. Et pourquoi, en effet, le peuple montrerait-il beaucoup de répugnance pour ces modifications de l'acte constitutionnel ? Que lui importe que l'autorité suprême soit partagée entre le monarque & la noblesse ? Il est vrai que les principes de l'égalité seront anéantis ; il est vrai qu'avec le despotisme & l'aristocratie ressuscités sous d'autres formes, renaîtront toutes les injustices & tous les abus qui oppriment un peuple avili ; il est vrai que lespremières bases de la constitution étant renversées, & le patriotisme terrassé par cette honteuse défaite, l'esprit public & la liberté sont nécessairement perdus. mais enfin, en ne lui présentant d'abord que des articles qui ne paraitront pas compromettre directement son existence, en paraissant même lui garantir quelques avantages particulier, tels que la suppression de quelques monstruosités féodales & des dîmes, on espère qu'il se prêtera d'autant plus facilement à cette infâme composition, qu'on aura pris soin de le ruiner, de le décourager, de l'affamer par l'accaparement du numéraire, des subsistancesn & par tous les moyens que l'aristocratie n'a cessé de prodiguer depuis le commencement de cette révolution. Cependant, pour arriver à ce but, du point où on était, il y avait un grand intervalle à franchir ; il fallait, au dehors, des menaces de guerre & une armée de contre-révolutionnaires, pour tansiger avec eux ; il fallait au dedans un parti puissant pour donner aux rebelles une importance qu'ils n'auraient jamais eue, en divisant la nation & en préparant le succès de leur projets perfides. De là laprotection accordée par le ministère aux contre-révolutionnaires, & sa conduite ténébreuse concertée avec les puissances étrangères : de là, d'un autre côté, le système suivi de mettre dans l'exécution des décret une lenteur meurtrière, de montrer en tout une prédilection coupable pour les ennemis hypocrites ou déclarés de la constitution, qui les encourageait à se rallier contre la liberté ; de là cette affectation à prendre sous sa sauve-garde les intérêts des prêtres factieux; d'abord gaibles & impuissans ; de là cet arrêté du département de Paris, appuyé & converti en loi par le parti ministériel de l'assemblée constitutante, qui, en offrant aux prêtres réfractaires des églises, en les invitant à reprendre leurs fonctions, divisa lepeuple entre les anciens & les nouveaux pasteurs ; de là cet autre arrêté des membres du même directoire, connu par sa complaisance pour la cour, qui défend ouvertement la cause des prêtres séditieux contre l'assemblée nationale même, & contre le voeu de tous les patriotes ; de là la conduite de plusieurs corps administratifs qui ont déjà ensanglanté la patrie, & fait triompher le fanatisme & l'aristocratie dans plusier s contrées, par leur partialité déclarée en faveur de ces mêmes prêtres ; de là cette lettre perfide écrite par le ministre Lessart à tous les départemens, pour y attiser le feu des dissensions religieuses & politiques, dans le temps même où on se proposait de nous donner la guerre étrangère, sous leprétexte de consulter le voeu du peuple sur le décret rendu par ses représentans, démarche inconstitutionnelle & dangereuse qui serait déjà punie comme un crime de lèze-nation dans un pays où les crimes ministériels pourraient être punis. Pour assurer le projet de cette négociation que l'on se propose d'arracher, au milieu des troubles, à la lassitude de la nation, il fallait encore avilir l'assemblée nationale législative, afin de disposer la nation à adopter le système aristocratique des deux chambres, en la dégoûtant de la représentation actuelle. pour l'avilir, ce n'était point assez de la faire calomnier par tous les échos du ministère & des intrigans de l'ancienne législature, qui en sont les conseils & les complices ; il fallait faire en sorte qu'elle parût s'avilir elle-même, par l'influence de ce part-national qu'elle recèle dans son sein, qui tantôt lui arrache la révocation de ses plus patriotiques décrets, tantôt l'outrage dans ses membres les plus zélés pour la cause publique, & toujours la livre à un tumulte indécent, dont les députés de la noblesse & du clergé n'auraient osé donner l'exemple dans la première législature ; il fallait fermer ces comités criminels où les vils agens de la cour vont méditer chaque jour régulièrement les moyens de porter le lendemain de nouveaux coups à la liberté; & vous savez si l'on y a réussi.

Sans doute, il suffit à la nation de voir une trame coupable, pour deviner que le but ne peut qu'en être funeste ; & en divulgant ici le projet favori des ennemis de la liberté, je les place dans la situation la plus favorable ; car ce projet, tout coupable qu'il est, n'est pas plus effrayant que cette contre-révolution complette dont les forcenés, qui ne sont point initiés, ont l'extravagance de nous menacer. Cependant j'ai cru devoir à la nation, dans la plus décisive de toutes les crises, la publication de tout ce qu'une douloureuse expérience & des indices frappans m'ont appris des projets de ses ennemis. Je jure, par la liberté, que moi & plusieurs autres avons entendu des membres ci-devant nobles, qui prétendaient au titre de patriotes, proposer cette idée de chambre haute & de négociation avec les émigrans ; je jure que telle était l'opinion qu'avaient de leur dessein les députés connus par leur attachement invariable aux premiers principes de la constitution.

On peut se rappeler que M. petion, dans sa lettre à ses commettans, & à l'époque la plus désastreuse de la révolution, annonçait d'avance à la nation ce projet coupable de la coalition qui déshonora les derniers tems de la première législature. ce projet était celui de ce qu'on appelait la minorité de la noblesse presqu'entière, qui aurait démenti toutes ses habitudes & toute son éducation, si elle n'avait pas spéculé sur la révolution de la France, comme elle spéculait sur les révolution de la cour. C'était celui des nobles fondteurs du club de 1789 ; c'était celui de ces ci-devant nobles & de ces ci-devant patriotes, qui ont si long-temps édifié cette société même par les sublimes élans de leur patriotisme ; celui de tous les hommes de cette caste, qui ont cru qu'il valait mieux poursuivre la fortune en France, au sein des troubles & des intrigues, que de l'aller chercher à Coblentz. Déjà la partie de cette faction qui agitait l'assemblée constituante, tout en reconnaissant les principes généraux de l'égalité, a préparé, autant que les circonstances le permettaient, l'exécution de ce projet, par l'altération des décrets constitutionnels. Elle l'eut avancée beaucoup plus, si elle avait pu vaincre l'opiniatreté de quelques hommes qu'il était impossible de forcer à un accomodement sur les droits du peuple, & s'il n'avait fallu du temps pour fortifier les ennemis intérieurs & extérieurs de la constitution. Doutez-vous encore que le gouvernement veuille porter atteinte à la constitution ? Je vais vous en donner une démonstration complette. Si le ministère veut la constitution telle qu'elle est, pourquoi donc s'est-il formé, sous ses auspices, un parti dit ministériel, qui déclare une guerre ouverte aux patriotes ? Puisque les patriotes, aujourd'hui que la constitution est terminée, ne demandent autre chose que l'exécution fidèle des loix nouvelles, puisque tel est l'objet unique de leur surveillance, de leurs sollicitudes, de leurs continuelles réclamations, le ministère & ses partisans doivent être d'accord avec eux, & il ne doit y avoir qu'un seul parti parmi ceux qui se disent patriotes & défenseurs de la constitution. Pourquoi donc voyons-nous ces ministériels poursuivre les autres avec une animosité que ne montrent pas même les aristocrates déclarés ? Pourquoi l'assemblée législative, qui ne renferme aucun député de corporations privilégiées, composée d'hommes qui ont tous juré de maintenir la constitution, présente-t-elle l'aspect de deux armées ennemis plutôt que du sénat de la France ? Pourquoi une portion des représentans veulent-ils anéantir eux-mêmes l'assemblée dont ils sont membres ? Pourquoi cette même faction s'applique-t-elle avec un acharnement atroce, à calomnier & à dissoudre les sociétés des amis de la constitution ? Tous ces gens-là ne veulent donc pas la constitution telle qu'elle est ; ils ne veulent pas une représentation nationale unique, fondée sur l'égalité des droits ? Or puisqu'ils se rallient ouvertement sous l'étendard de la cour & du ministère, puisque c'est la cour & le ministère qui les inspirent, qui les caressent & qui les emploient, il est donc clair que la cour & leministère veulent, sinon renverser, au moins changer la constitution. Or, quel peut être ce changement, si ce n'est quelque chose de semblable du moins à ce projet de transaction que je vous ai indiqué ? Mais concevez-vous que la cour puisse adopter une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à l'exécution de son système favori ? Non. La cour vous tend donc un piège en vous laproposant : ce piège est si visible, que tous les patriotes qui ont adopté le système que je combats, ont eu besoin de se rassurer eux-mêmes en se persuadant que la cour ne voulait pas sérieusement la guerre, qu'elle cherchait les moyens de s'en dispenser, après l'avoir proposée.

Mais quand je n'aurais pas prouvé le contraire par tout ce que je viens de dire, ne suffit-il pas de voir tous les moyens qu'elle emploie pour diriger l'opinion publique vers ce parti ? Ne suffit-il pas d'entendre tous ces cris de guerre que poussen à la fois tous les ministériels, tous les écrivains périodiques qui lui sont vendus, de lire les pamphlets prodigués contre ceux qui défendent l'opinion contraire ? Ne suffit-il pas de se rappeler qu'au sein même de l'assemblée nationale, le ministre de la guerre s'est permis d'accuser les patriotes qui ne la veulent pas, pour voir qu'elle s'est mise dans l'impossibilité de ne point la faire ? La cour l'a toujours voulue ; elle la veut encore : mais elle voulait attendre le moment favorable qu'elle préparait pour la déclarer, & vous la donner de la manière la plus convenable pour ses vues ; il fallait attendre que les émigrations eussent grossi les forces rebelles, & que les puissances étrangères eussent concerté leurs mesures à cet égard ; il a fallu parer ensuite le décret sévère qui eût pu décourager & flétrir les émigrés ; mais en même temps il fallait se donner bien garde de les laisser les premiers attaquer nos frontières, car après les plaintes qui s'étaient élevées de toutes parts sur la conduite du ministre de la guerre, après la dernière marque de protection donnée aux émigrés, la nation lui aurait imputé cette attaque ; elle aurait reconnu la perfidie ; & dans les transports de son indignation, elle eût déployé une énergie qui l'eût sauvée. Il fallait avoir l'air de provoquer ensuite, par une vaine proclamation, la vengeance nationale contre ces mêmes hommes que l'on protégéeait même contre la juste sévérité des lois ; il fallait avoir la guerre, & en même-temps la confiance de la nation, qui pouvait donner les moyens de la diriger impunément vers le but de la cour. mais pour couvrir ce qu'un changement si brusque & une conduite si contradictoire, en apparence, pouvaient présenter de suspect, la bonne politique exigeait que l'on fît solliciter la démarche décisive par l'assemblée nationale. On a déjà préparé ce coup, en faisant provoquer, par des députés ministériels, le message que l'assemblée législative trompée a envoyé au roi, en abandonnant ses propres principes pour entrer, sans s'en apercevoir, dans le plan de la cour. Elle a voulu encore, que les citoyens eux-mêmes parussent devancer son propre voeu ; & en même-temps qu'elle refusait des armes aux gardes nationales, elle mettait tout en oeuvre pour faire désirer la guerre à la nation ; il n'est pas même de petits moyens qu'elle n'ait employés pour exciter l'enthousiasme dont elle avait besoin ; témoin les fausses nouvelles qu'elle a répandues ; témoin les orateurs même introduits avec affection, dans ce moment suspect, à la barre de l'assemblée.

Mais reconnaissons de sang-froid notre situation : voyez la nation divisée en trois partis ; les aristocrates, les patriotes, & ce parti mitoyen, hypocrite, qu'on nomme ministériel. Les premiers seuls n'étaient point à craindre, & la liberté était établie, quand les intrigans qui s'étaient cachés sous le masque du patriotisme, vinrent se jetter entre eux & le peuple, pour établir un système aristocratique analogue à leurs intérêts personnels. La cour & le ministère après s'être ouvertement déclaré pour les aristocrates, semble avoir adopté les formes & les projets de cette tourbe machiavélique. C'est peut-être un problème si ses chefs sont actuellement d'accord en tout avec les chefs du parti aristocratique ; mais ce qui est certain, c'est que les aristocrates étant trop faibles par eux-mêmespour renverser entièrement l'ouvrage de la révolution, se trouveront tôt ou tard assez heureux d'obtenir les avantages de la composition que les autres leur préparent, & qu'ils sont naturellement portés, par leur intérêt, à se liguer avec eux contre la cause du peuple & des patriotes. Quels sont leurs moyens pour parvenir à ce but ? La puissance des prêtres & de la superstition, la puissance non moins grande des trésors accumulés entre les mains de la cour ; l'incivisme d'un grand nombre de corps administratifs, la corruption d'une multitude de fonctionnaires publics, les progrès de l'idolâtrie & de la division, du modérantisme, de la pusillanimité, du ministérialisme au sein même de l'assemblée nationale ; les intrigues de tous les chefs de cette faction innonbrable, qui, cachant leurs vues secrètes sous le voile même de la constitution, rallient à leur système tous les hommes faibles, à qui on persuade que leur repos est attaché à la docilité avec laquelle on souffrira que les loix & la liberté soient sans cesse impunément attaquées ; tous les égoïstes favorisés de la fortune qui, aimant assez de la constitution, ce qui les égalait à ceux qui étaient au-dessus d'eux, ne peuvent consentir à reconnaitre des égaux dans ceux qu'ils regardaient comme leurs inférieurs.

Législateur patriote, à qui je réponds en ce moment, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers, & pour combattre cette ligue ? Aucune. Toute ce que vous avez dit pour nous rassurer, se réduit à ce mot : " Que m'importe ! la liberté triomphera de tout ". Ne dirait-on pas que vous n'êtes point chargés de veiller pour assurer ce triomphe, en déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état affreux ! beaucoup moins affreux, sans doute, que la stupide confiance qui nous a causé tous nos embarras & tousnos maux, & qui nous mène au précipice. Législateurs patriotes, ne calomniez point la défiance ; laissez propager cette doctrine perfide à ces lâches intrigans qui en ont faut jusqu'ici la sauve-garde de leurs trahisons ; laissez aux brigands qui veulent envahir & profaner le temple de la liberté, le soin de combattre les dragons redoutés qui en défendent l'entrée. Est-ce à Manlius à trouver importuns les cris des oiseaux sacrés qui doivent sauver le capitole ? La défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté, ce que la jalousie est à l'amour. législateurs nouveaux,profitez du moins de l'expérience de trois années d'intrigues & de perfidie ; songez que si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre tâche serait beaucoup moins difficile à remplir ; sans elle, vous êtes aussi destinés à être le jouet & la victime des hommes les plus vils & les plus corrompus, & craignez que de toutes les qualités nécessaires pour sauver la liberté, celle-là ne soit la seule qui vous manque.

Si on nous trahit, a dit encore le député patriote que je combats, le peuple est là. Oui, sans doute ; mais vous ne pouvez ignorer que l'insurrection que vous désignez ici, est un remède rare, incertain, extrême. le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits & sa toute puissance, des hommes habiles, après l'avoir endormi un instant, l'ont enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu'au mois de juillet dernier son sang coula impunément au sein même de cette capitale ; & par quel ordre ? Le peuple est là ; mais vous, représentans, n'y êtes vous pas aussi ? Et qu'y faites-vous, si au lieu de prévoir & de déconcerter les projets de ses oppresseurs, vous ne savez que l'abandonner au droit terrible de l'insurrection, & au résultat du bouleversement des empire ? Je sais qu'il peut se rencontrer des circonstances heureuses où la foudre peut partir de ses mains pour écraser les traîtres ; mais au moins faut-il qu'il ait pu découvrir à temps leur perfidie. Il ne faut donc pas l'exorter à fermer les yeux,mais à veiller ; il ne faut pas souscrire aveuglément à tout ce que proposent ses ennemis, & leur remettre le soin de diriger le cours & de déterminer le résultat de la crise qui doit décider de sa perte ou de son salut. Voilà cependant ce que vous faites, en adoptant les projets de guerre que vous présente le ministère. Connaissez-vous un peuple qui ait conquis sa liberté, en soutenant à la fois une guerre étrangère, domestique & religieuse, sous les auspices du despotisme qui la lui avait suscitée, & dont il voulait restreindre la puissance ? Certes, ce problème politique & moral ne sera point résolu de long-temps, & cependant vous avez prétendu le résoudre par des espérances vagues & par l'exemple de la guerre d'Amérique, lorsque cet exemple seul suffit pour mettre dans leplus grand jour la légèreté de vos décisions politiques. Les Américains avaient-ils à combattre au-dedans le fanatisme & la trahison, au-dehors une ligue armée contre eux par leur propre gouvernement ? Et parce que secondés par un allié puissant, guidé par Washington, secondés par les fautes de Cornwallis, ils ont triomphé non sans peine, du despote qui leur faisait une guerre ouverte, s'ensuit-il qu'ils auraient triomphés, gouvernés par les ministres & conduit par le général de George III ? J'aimerais autant que l'on me dît que pour assurer la liberté, il était indifférent que leurs efforts fussent dirigés par Brutus ou par Arons, par les consuls de Rome ou par les fils de Tarquin.

si nous devons être trompés ou trahis, dites-vous, autant vaut déclarer la guerre que de l'attendre. Premièrement, ce n'est point là le véritable état de la question que je veux résoudre, car mon système ne tend pas simplement à attendre la guerre, mais à l'étouffer. Mais comme je veux renverser toutes les bases de votre doctrine, je vais prouver, en deux mots, que le salut de la liberté ordonnerait que l'on attednit la guerre, plutôt que d'adopter laproposition déjà faite par le ministère.

Dans le cas d'une trahison supposée, il ne reste qu'une seule ressource à la nation, comme vous l'avez bien prévu ; c'est l'explosion salutaire & subite de l'indignation du peuple français & l'attaque seule de votre territoire l'eût offerte, puisqu'alors, comme je l'ai déjà observé, les Français réveillés tout-à-coup de leur létargique confiance, eussent défendu leur liberté contre leurs ennemis, par des prodiges de courage & d'énergie ; le gouvernement, l'aristocratie l'avait bien prévu ; ils ont voulu conjurer l'orgae que les menaces du patriotisme leur avaient annoncé ; ils ont bien senti que les ministres & la cour eussent l'air de vouloir diriger eux-mêmes la foudre contre nos ennemis, afin que, redevenu l'objet de l'enthousiasme & de l'idolâtrie, le pouvoir exécutif pût exécuter à loisir & sans obstacle le plan funeste dont j'ai parlé. C'est alors que tout citoyen éclairé & énergique, qui oserait appeler le soupçon sur un ministre, un général, sera dénoncé par la faction dominante, comme un ennemi de l'état ; c'est alors que les traîtres ne cesseront de réclamer, au nom du salut public, cette confiance aveugle & cette modération meurtrière, qui a jusqu'ici assuré l'impunité de tous les conspirateurs ; c'est alors que par-tout la raison & le patriotisme seraient forcés de se taire devant le despotisme militaire, & devant l'audace des factions.

Ce n'est pas tout, quand est-ce que des hommes libres ou qui veulent l'être, peuvent déployer toutes les ressources que donne une pareille cause ? C'est lorsqu'ils combattent chez eux, pour leurs foyers, aux yeux de leurs concitoyens, de leurs femmes & de leurs enfans. C'est alors que toutes les parties de l'état peuvent venir pour ainsi dire à chaque instant, au secours les uns des autres, & par la force de l'union comme par celle du courage, réparer une première défaite & balancer tous les avantages de la discipline & de l'expérience des ennemis. C'est alors que tous les chefs forcés d'agir sous les yeux de leurs concitoyens, ne peuvent trahir ni avec succès, ni avec impunité : tous ces avantages sont perdus, dès qu'on porte la guerre, loin des regards de la patrie, dans un pays étranger, & le champ le plus libre est ouvert aux manoeuvres les plus funestes & les lus ténébreuses : ce n'est plus la nation entière qui combat pour elle-même, c'est une armée, c'est une général qui décide du destin de l'état. D'un autre côté, en portant la guerre au-dehors, vous mettez toutes les puissances ennemies dans la position la plus favorable pour vous la faire ; vous leur fournissez le prétexte qu'elles cherchaient, si elles la désiraient ; vous les y forcez, si elles ne la voulaient pas. Les plus mal intentionnés auraient au moins hésité à vous déclarer les premiers, sans aucun prétexte plausible, la plus odieuse & la plus injuste de toutes les guerres : mais si vous violez les premiers leur territoire, vous irritez les peuples mêmes de l'Allemagne, à qui vous supposez déjà des lumières & des principes qui n'ont pas encore pu se développer suffisamment chez vous, & chez qui les cruautés exercées dans le Palatinat par les généraux français ont laissé des impressions plusprofondes que n'auront pu produire encore quelques brochures prohibées, balancées par tous les moyens du gouvernement, & par toute l'influence deses partisans. Quelle ample matière nefournissez-vous pas au manifeste du chef & des autres princes de l'empire, pour en réclamer les droits & la sûreté, & pour réveiller d'antiques préjugés & des haines invétérées ? car vous sentez sans doute vous-même qu'il est impossible de regarder comme certains tous les calculs diplomatiques sur lesquels repose la garantie que vous nous donnez des dispositions favorables des princes. Ils renferment au moins deux vices capitaux ; le premier, d'avoir supposé que la conduite des despotes est toujours déterminée par l'espèce d'intérêt politique que vous leur assignez, & non par leurs passions, sur-tout par la plus impérieuse de toutes les passions, l'orgueil du despotisme & l'horreur de la liberté ; le second, d'avoir prêté à quelques-uns d'entr'eux assez de vertus & de philosophie pour mépriser les principes & les préjugés de l'aristocratie française. je ne crois pas plus à tout cela, qu'aux idées exagérées que vous vous êtes formées de la disposition actuelle de tous les sujets des monarques, à embrasser votre nouvelle constitution. j'espère bein aussi que le temps & des circonstances heureuses amèneront un jour cette grande révolution, sur-tout si vous ne faites point avorter la nôtre, à force d'imprudence & d'enthousiasme. mais ne croyez pas si facilement aux prodiges de ce genre, & reconnaissez l'adresse avec laquelle vos ministres & vos ministériels cherchent à abuser contre vous, de votre légèreté & de votre penchant à voir par-tout ce que vous désirez ; & quelqu'idée que vous vous soyez formée des intrigues des cours, songez que la vérité sera toujours au-dessus. Quel parti l'assemblée nationale doit-elle prendre contre le piège visible qu'on lui tend ? Il faut, je ne dis pas ettendre la guerre, mais faire ce qui est en notre pouvoir pournous mettre en état de ne pas la craindre, ou même pour l'étouffer. Si le pouvoir exécutif a fait tout ce qui était en lui pour nous donner la guerre, les représentans de la nation, passés ou présens, sont-ils tout-à-fait exempts de reproches à cet égard ? Pourquoi sommes-nous réduits maintenant à nous occuper de la guerre extérieure ? C'est parce qu'elle est prête à s'allumer au-dedans ; c'est parce que l'on espère nous surprendre en mauvais état de défense. De quelle cause provient ce double inconvénient ? De la malveillance du ministère, combinée avec la confiance & la faiblesse du corps législatif. Si l'assemblée montrait, non la fermeté d'un moment, mais une fermeté constante & soutenue contre les conspirateurs du dedans & du dehors ; si elle adoptait, non les mesures hostiles & dangereuses qui ne doivent avoir lieu que de puissance à puissance, mais les mesures du souverain qui punit des rebelles ; si elle faisait tout ce que les principes & le salut public lui ordonnent ; si au lieu de voir chaque ministre, après avoir usé le charlatanisme nécessaire pour éblouir un moment la nation, en la trahissant, céder la place à un successeur destiné à poursuivre l'exécution du même plan, sous un masque nouveau, la nation voyait tomber sous le glaive des loix la tête de ceux qui ont tramé la ruine de leurs pays ; si, accusé par tous les départemens de l'empire, convaincu aux yeux de tous ceux qui ont des yeux & quelque patriotisme, le dernier ministre de la guerre donnait un exemple imposant à tous ses semblables ; si, usant des moyens infinis qui sont entre ses mains, pour élever les âmes, pour fortifier & propager l'esprit public, pour s'entourer de la confiance & de l'amour du peuple, elle marquait chacune de ses journées par un bienfait public, par un encouragement donné aux patriotes, par un acte de rigueur qui terrassât le despotisme & l'aristocratie ; si elle forçait toutes les têtes rebelles à ployer sous le joug de la justice, de l'égalité & devant la majesté du peuple, en même temps qu'elle pourvoirait à la sûreté intérieure de l'état, alors vous verriez entrer dans le néant cette ligue insolente dont toute l'audace tient aux ressoucres que votre faiblesse lui laisse dans l'intérieur de l'empire. Voilà donc les conseils que vous devez lui donner, & que vous devez réaliser autant qu'il est en vous. A Coblentz, dites-vous, à Coblentz ! Comme si les représentants du peuple pouvaient remplir toutes leurs obligations envers lui, en lui faisant présent de la guerre. c'est à Coblentz qu'est le danger ? Non, Coblentz n'est point une seconde Carthage ; le siège du mal n'est point à Coblentz, il est au milieu de nous, il est dans votre sein. Avant de courir à Coblentz, mettez-vous au moins en état de faire la guerre. Est-ce au moment où tout retentit encore des plaintes élevées de toutes les parties de la France, contre le plan formé & exécuté par le ministère, de désarmé vos gardes nationales, de confier le commandement de vos troupes à des officiers suspects, de laisser vos régimens sans chefs, une parties de vos frontières sans défense, en même-tems qu'il souffle la discorde au-dedans, que vous devez vous engager dans une expédition dont vous ne connaissez ni le plan, ni les causes secrètes, ni les conséquences ? Eh quoi ! le ministre n'a pas même daigné vous faire part de ses relantions avec les puissances étrangères ! il garde un silence mystérieux sur tout ce qu'il vous importe le plus de connaitre ! Il n'a pas daigné vous communiquer même les réquisitions qu'il prétend avoir faites, & vous allez entreprendre la guerre, parce qu'un courtisan nouveau, succédant à un autre courtisan, a fait retentir à vos oreilles le jargon constitutionnel dont ses prédécesseurs n'avaient pas été moins prodigues ? Eh ! ne ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi, au moment où le feu prend à la sienne ?

Je me résume. Il ne faut point déclarer la guerre actuellement. Il faut avant tout faire fabriquer par-tout des armes sans relâche ; il faut armer la gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; il faut prendre des mesures sévères & différentes de celles qu'on a adoptées jusque ici,pour qu'il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu'exige la sûreté de l'état ; il faut soutenir la dignité du peuple, & défendre ses droits trop négligés. Il faut veiller au fidèle emploi des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d'achever de les ruiner par une guerre imprudente, à laquelle le système seul de nos assignats serait un obstacle, si on l aportait chez les étrangers ; il faut pinir les ministres coupables, & persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux.

Si, en dépit de la raison & de l'intérêt public, la guerre était déjà résolue, il faudrait au moins s'épargner la honte de la faire suivant l'impulsion & le plan de la cour. Il faudrait commencer par mettre en état d'accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur comprît que l'oeil du peuple est fixé sur lui ; il faudrait commencer par faire le procès aux rebelles, & mettre leurs biens en séquestre, afin que nos soldats ne parussent pas des adversaires qui vont combattre des guerriers armés pour la cause du roi contre une faction opposée : mais des ministres de la justice nationales, qui vont punir des coupables. Mais si, en décidant la guerre, vous ne paraissez qu'adopter l'esprit de vos ministres ; si, au premier aspect du chef du pouvoir exécutif, les représentans du peuple se prosternent devant lui ; s'ils couvrent d'applaudissements prématurés & serviles le premier agent qu'il leur présente ; s'ils donnent à la nation l'exemple de la légèreté, de l'idolâtrie, de la crédulité ; s'ils l'entretiennent dans une erreur dangereuse, en lui montrant le prince ou ses agens comme leurs libérateurs, alors comment espérez-vous que lepeuple sera plus vigilant que ceux qu'il a chargé de veiller pour lui, plus dévoués que ceux qui devaient se dévouer pour sa cause, plus sage que les sages mêmes qu'il a choisis ?

Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus & que ses représentans défendent ses intérêts : la guerre est à ses yeux un remède extrême dont elle désire être dispensée : c'est à vous d'éclairer l'opinion publique, & il suffit de lui présenter la vérité & l'intérêt général pour les faire triompher. La grandeur d'un représentant du peuple n'est pas de caresser l'opinion momentanée qu'excitent les intrigues des gouvernemens, mais que combat la raison sévère, & que de longues calamités démentent. Elle consite quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés & des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa vertu, sa gloire aux honnêtes gens & à la postérité.

Au reste, nous touchons à une crise décisive pour notre révolution ; de grands événemens vont se succéder avec rapidité. Malheur à ceux qui, dans cette circonstance, n'immoleront pas au salut public l'esprit de parti, leurs passions & leurs préjugés mêmes ! J'ai voulu payer aujourd'hui à ma patrie la dernière dettes peut-être que j'avais contractée avec elle. Je n'espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment ; je souhaite que ce ne soit point l'expérience qui justifie mon opinion : mais dans ce cas-là même, une consolation me restera ; je pourrai attester mon pays que je n'aurai point contribué à sa ruine.