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Victoires .... (1914-1936-1981-1997)
Le pouvoir ... ou pas ?

 

Cela vaudrait sans doute la peine de comparer les unes de la presse et les réactions après les -rares- victoires socialistes aux élections françaises. Toutes, elles laissent un goût amer, quand bien même on eût délaissé les délices du grand soir. Toutes commencent dans l'enthousiasme ; toutes finissent dans la déception, le renoncement voire la catastrophe.

Pourtant, quand on regarde, bilan après bilan, on ne peut pas vraiment dire, ni évidemment pour Blum, mais même pas pour Mitterrand et encore moins pour Jospin, que le passage de la gauche au pouvoir fût vain, ou contre-productif. Alors pourquoi cette amertume ? Tient-elle au fait qu'on n'attende jamais rien de la droite quand on espère toujours plus de la gauche que ce qu'elle peut apporter ? Cela tient-il au fait qu'elle allume la machine à rêves ? Ou n'est-ce pas plutôt, soupçon récurrent tout au long de son histoire, qu'elle eût trahi, se fût compromise, dans le commerce du pouvoir ?

Qu'en un siècle la conception même qu'on se fait du socialisme ait changé est une évidence : deux guerres mondiales sont passées par là, mais aussi le nazisme, le stalinisme, la menace perpétuelle du totalitarisme et désormais l'hégémonie idéologique du libéralisme. Quelque chose frappe quand on lit les articles de l'Huma de cette époque, et, par exemple, ces deux numéros consacrés au congrès de Bâle : l'éloge qu'on y fait des orateurs ou des anciens tient toujours à leur hauteur de vue, à la puissance de leurs idéaux ; aujourd'hui lorsqu'on vante un acteur politique c'est au nom de son réalisme, de son pragmatisme ; de son sens des réalités.

Il en va décidément du socialisme comme de la morale où l'on parle des valeurs sans jamais prendre la peine de les définir. Socialisme, oui, mais de quoi parle-t-on au juste ?

 

La victoire de 14 occupe en tout cas une place particulière : pas seulement parce que ce fut la première mais parce que, dans la mémoire collective, elle a vite été biffée par la guerre. C'est pourtant bien cette assemblée qui durera jusqu'en 19, qui sera en place pendant toute la durée de la guerre, se donnant au début un président du conseil socialiste indépendant, puis un autre qui a manifestement oublié qu'il le fut (Briand) pour finir avec le radical Clemenceau qui, pour brillant qu'il fût, n'en oublia pas moins qu'il avait été de gauche !

Elle importe parce qu'en réalité c'est bien la première fois que les socialistes - effet de leur unité réalisée dis années plus tôt ? - entrent en masse à la Chambre et cessent d'être un petit groupe marginal et contestataire pour devenir le second groupe à la Chambre pivot en conséquence de toute majorité. Ce qui ne va pas sans poser problème puisque les instances du parti ont pris depuis le gouvernement Waldeck-Rousseau la décision de ne participer à aucun gouvernement bourgeois.

C'est tout le sens de l'injonction faite par Jaurès au parti Radical.

Il ne sera permis à personne de se dérober ou d'équivoquer

Ce dernier avec près de deux cents députés est à la manoeuvre : rien ne peut se faire sans lui - toute la question demeure de savoir ce qui peut se faire avec lui. Incontestablement républicain, ce parti n'a plus rien de radical depuis que l'essentiel de ce qui fut son programme, notamment la loi de séparation, a été réalisé par la République. Parti de centre, plus que de gauche, il dominera toute la vie politique jusqu'à la fin de la IIIe en 1940 : accepte-t-il le soutien des socialiste comme en 24 (Cartel des gauches) un programme commun (Front Populaire) et ce sera une politique de gauche ; sinon l'une de ces innombrables combinaisons que seul le régime parlementaire sait mijoter.

Piège du système parlementaire assurément, selon les alliances que le parti radical nouera, la même chambre inclinera vers des combinaisons de gauche ou de droite (comme après la démission d'Herriot en 25 ou celle de Blum en 37). Piège que celui d'un parti pivot qui, au delà du suffrage universel, détient les clés - et ne s'en privera pas.

Piège enfin que celui de la position socialiste qui, tout en faisant élire des députés, refuse qu'ils participent à quelque gouvernement que ce soit - tolérant tout au plus le soutien sans participation - comme en 24 ou en 36 pour le PCF.

A chaque fois, les socialistes sont confrontés au dilemme du principe de réalité télescopant la fidélité dogmatique. Jaurès - et il le montra lors de l'épisode du Bloc des Gauches mais le paya d'une mise en minorité - fut finalement le seul à tenter à la fois la fidélité aux principes et le compromis provisoire. Faire un bout de chemin avec les radicaux quitte à les abandonner quand il s'agirait d'aller jusqu'au terme du socialisme. C'est au fond le dilemme kantien tel que vu par Péguy : garder les mains propres ... mais n'avoir pas de mains ! Ne pas agir c'est encore la meilleure manière de ne pas se compromettre ni commettre d'erreurs. Ce dilemme est au coeur de toute l'histoire socialiste, de toute l'histoire des socialistes, de toutes les déceptions qu'ils suscitèrent. Encore l'équilibre institutionnel de la IIIe permit-il à Blum de ne rester qu'un an au pouvoir ; de tomber à gauche en ayant marqué de son empreinte les années à venir de réformes décisives et s'évita-t-il, ce faisant, l'ingrate gestion du quotidien.

Ce compromis avec le réel, les socialistes le portent plus aisément depuis 81, au risque de s'y perdre et de susciter de moins en moins d'enthousiasme. Au risque de faire du mot socialisme une coquille vide où l'on perçoit peu de principes mais beaucoup d'atermoiements et pas mal de compromissions avec l'idéologie dominante.

En 14, la guerre aura empêché la question de se poser : dans l'urgence, l'Union sacrée jeta le voile de l'urgence sur des questions sociales qui se poseront plus tard. A sa façon, la guerre fut une chance pour les socialistes : la question est reportée à 24, 36 ...

Clarté, détermination, organisation demande Jaurès. La clarté n'y fut vite plus.

Cette question de la participation gouvernementale, mais plus généralement, de l'action non pas militante mais politique au sein des instances représentatives de la République s'est posée, finalement, dès le début avec le risque d'y perdre son temps plutôt que de se consacrer à l'action directe - l'opposition frontale sur le terrain avec le patronat - le vrai danger d'y perdre son âme et en tout cas l'objectif final de la révolution au profit de réformes nécessairement trompeuses.

Pendant ce temps, notre devoir à nous, propagandiste socialiste, notre devoir à nous, représentant politique de la classe ouvrière, sera dans la mesure de nos forces, partout dans le pays, au Parlement, devant les prolétaires et devant les assemblées, d’aller partout crier votre misère, crier votre droit, appeler tous les prolétaires à vous soutenir, tous les républicains à vous faire justice et c’est dans cette espérance que j’acclame avec vous la justice sociale et la solidarité ouvrière.
Jaurès à Houplines, près de Lille, 1903

Jaurès se méfiait de l'action directe où il mesura le risque d'une réaction indirecte non pas qu'il redoutât jamais que le terme de la lutte révolutionnaire signifiât nécessairement le dépassement de la légalité républicaine mais qu'il estimât, réalisme oblige, que la politique du pire fût invariablement contre productive.

Je veux dire seulement que si quelques-uns ont pu se figurer parfois, parmi vous ou ailleurs, que nous qui cherchons l'amélioration immédiate et quotidienne du sort des travailleurs par des réformes continues, s'ils ont pu croire que nous abandonnions, que nous perdions de vue le suprême idéal socialiste, collectiviste et communiste, je les adjure de croire qu'ils se sont trompés. Socialistes nous sommes, collectivistes nous sommes, communistes nous sommes, internationalistes nous sommes, non pas pour l'avenir mais comme règle dans notre action de chaque jour. (1)

En considérant la République comme une étape nécessaire qui permette de conduire au socialisme, Jaurès, à tout rendre ne fait pas une analyse différente de cette de Marx qui n'a jamais envisagé la révolution de 89 autrement que comme une révolution bourgeoise, certes insuffisante assurément, mais nécessaire.

Ni une autre analyse que celle que feront les socialistes russes en février 17, jusque et y compris certains bolchevicks, en estimant que la Russie n'était pas prête pour une révolution socialiste et qu'il importait avant tout d'établir une réforme agraire, de garantir des droits démocratiques et d'en finir avec la guerre, arguant que ces conditions étaient nécessaires et préalables à toute émergence d'un véritable mouvement prolétarien.

Ce débat qui en réalité ne se joue pas entre réformisme et révolution mais entre réalisme et stratégie jusqu'au-boutiste, ce débat qui se joue entre le tout tout de suite et la marche par étapes, aura fondé toutes les réflexions possibles dans le mouvement socialiste sur les moyens légaux ou non à mobiliser pour accomplir la révolution mais aura surtout débouché sur des stratégies politiques dangereuses à l'instar de celle du front de classe qui fit capoter le Cartel des Gauches en 24 mais aussi en 32. N'oublions pas en effet que la gauche gagna non seulement les élections de 24, mais aussi celle de 32 avant de l'emporter avec les socialistes en tête en 36 - ce qui autorisa, avec le revirement stalinien au profit d'une union anti-fasciste, l'avènement de Blum à la tête d'un gouvernement de Front Populaire. A l'instar aussi de la stratégie suicidaire du DKP dont le refus de toute alliance avec le SPD, qui ouvrit grande la voie à l'accession de Hitler à la chancellerie par la voie parlementaire. Je ne suis pas sûr qu'une union de la gauche l'eût empêchée ; elle l'eût en tout cas rendue plus compliquée !

On peut comprendre les réticences dogmatiques : les exemples de Millerand ou Briand les justifient. Sitôt ministres, la dérive vers le centre et la droite commence. Pour beaucoup de socialistes, être ministre c'est déjà commencer de trahir.

Il n'est en réalité, pas un exemple de son histoire, où la gauche socialiste ne fut confrontée au mur du réel et au risque, dans la gestion des affaires courantes, de perdre de vue l'objectif final - ou d'y renoncer. Depuis que la Ve République autorise des périodes plus longues, l'exemple en aura été criant de ces enthousiasmes initiaux qui se perdent en déception, pour le moins, en colère parfois. Est-ce à dire que le socialisme serait condamné à n'être qu'un courant d'opposition et que la pire des choses qui lui put arriver, fût encore d'accéder au pouvoir ?

Jaurès est cette part commune que se partagent les deux héritiers - socialistes et communistes - d'une gauche qui ne sait plus où elle va. Chacun se le dispute et l'on se souvient qu'en 24 combien les communistes crièrent à la trahison et à la récupération quand Herrot décida de le panthéoniser. Entre les socialistes qui depuis Tours ne cessèrent de se méfier du versant autoritaire du soviétisme où ils eurent beau jeu après Staline de dénoncer toutes les dérives totalitaires et les communistes qui ne pardonneront jamais la trahison ni d'un Ebert qui facilita l'écrasement des spartakistes à Berlin en 19, ni les collusions avec la droite ou le centre, le différend est réel qui n'a jamais été véritablement dépassé - parce que tout simplement il suppose un choix clair et une idéologie précise.

Il y a pourtant chez Jaurès, une réflexion sur le socialisme qui mériterait d'être repensée. Parce qu'elle permet de le dépasser en même temps que d'offrir des perspectives que l'économisme étriqué du social-libéralisme actuel, quand même il se traversit sous la forme de social-démocratie, n'est manifestement pas capable de proposer.

A ce titre, la leçon de 14 mérite encore d'être tirée et le refrain interrompu de Jaurès d'être repris.

 


1) lire ces deux discours prononcés au moment des grandes grèves du textile en 1903