Il y a 33 ans ....

Le besoin de changement



Par ANDRÉ LAURENS

Au soir de l'élection de François Mitterrand, porté au pouvoir sur la promesse de ses 110 propositions, André Laurens analyse les attentes du pays après le règne ininterrompu de la droite depuis 1958.

 

Les Français ont élu leur nouveau président de la République sans le savoir et sans le dire. Ils ne l'ont pas su faute de connaître les sondages sur leurs intentions de vote, qui, dans la semaine précédant le second tour de scrutin et alors que la publication en était interdite, annonçaient inéluctablement la victoire de M. Mitterrand. Ils n'ont pas exprimé, sinon au dernier moment, dans les urnes, la formidablce envie de changement qui les tenaillait.

Cette longue campagne qui a précédé l'élection, ils l'avaient suivie avec attention, mais sans passion. Sans élan, en tout cas, par comparaison à la vague qui avait porté M. Giscard d'Estaing en 1974 et à la mobilisation comparable de l'union de la gauche derrière M. Mitterrand. Pourtant, malgré la lassitude à l'égard de la politique qu'avaient provoquée les rivalités et les dissensions internes de la majorité et de l'opposition de gauche, depuis trois ans, malgré un discours officiel anesthésiant et efficacement relayé, quelque chose était en train de bouger dans le tréfonds national.

Quelque chose qui venait de loin : ce besoin de changement était déjà évident il y a sept ans.

M. Giscard d'Estaing avait su le capter en rassurant. La gauche unie, qui l'incarnait plus nettement, n'avait pas suffisamment rassuré. Mais l'impulsion était donnée. Ce goût du changement, contre lequel le président sortant mettait les Français en garde en 1981, c'est lui qui l'avait encouragé en 1974 et qui, ensuite, ne l'avait pas satisfait. Les électeurs déçus ont cherché ailleurs, auprès des socialistes, qui se sont bien trouvés d'être, malgré eux, séparés des communistes.

La gauche récolte, sept ans plus tard, ce qu'elle croyait avoir semé en pure perte et ce à propos de quoi elle se disputait. La force d'inertie de l'électorat a joué en faveur d'une dynamique unitaire que l'on pensait révolue.

Le plus étonnant est que ce mouvement souterrain ait eu un caractère si volontariste. Sinon comment expliquer que son explosion au grand jour ait provoqué de telles manifestations de joie ? Nos correspondants nous signalent que dans plusieurs villes, et pas seulement à Paris place de la Bastille, la fête a été spontanée.

Tout le monde ne pouvait pas chanter " On a gagné ", mais ceux qui le faisaient y mettaient d'autant plus d'enthousiasme que cela ne leur était pas arrivé depuis longtemps. Souvenons-nous : à la précédente échéance électorale, en 1978, M. Rocard constatait amèrement que la gauche venait de manquer son huitième rendez-vous avec l'histoire depuis le début de la Ve République. Le même, dimanche soir, débordait de joie devant une victoire qui n'était pas la sienne mais bien, comme il le soulignait, celle de M. François Mitterrand. D'autres vont gouverner le pays : cette seule certitude suffisait à libérer les pulsions ludiques du mois de mai en toute légalité républicaine...


Une autre manière de gouverner

Il va falloir définir, maintenant, la nature du changement et les moyens qui permettront de le mettre en œuvre. Au-delà des mesures précises que M. Mitterrand a annoncées au cours de sa campagne et qui sont attendues, les chefs de file de la nouvelle majorité présidentielle ont commencé à dessiner une autre manière de gouverner. Le plus précis, à cet égard, est M. Jacques Delors, devenu l'un des plus proches conseillers de M. Mitterrand après avoir été l'un des inspirateurs de M. Chaban-Delmas dans sa tentative, hélas vaine, pour débloquer la société française. M. Delors incarne bien le cheminement de tous ceux qui ont constaté que les transformations souhaitables ne pouvaient procéder que d'un changement complet du pouvoir.

Son maître mot est " dialogue ". Un dialogue qui s'ouvrira par une consultation générale des organisations patronales, syndicales, agricoles, familiales, et qui se poursuivra après les élections législatives d'une manière constante et approfondie M. Delors, qui est un spécialiste des relations sociales, insiste sur l'importance du " fait syndical ", mais fait valoir aussi que l'État ne saurait résoudre tous les problèmes d'un coup de baguette magique. Il exclut l'éventualité d'une négociation entre les pouvoirs publics, le patronat et les syndicats du type de celle qui a suivi les événements de mai 1968 (accords de Grenelle) au profit d'une concertation sur des sujets ponctuels.

Cette volonté de dialogue et de pragmatisme, on la retrouve aussi chez M. Rocard, qui propose d'encourager la pratique du contrat, préconise une réforme régionale et invite la gauche à réconcilier " le rêve et la réalité ". C'est-à-dire à ne pas gâcher par l'irresponsabilité économique sa victoire politique.

Les dirigeants socialistes ont, parallèlement, le souci de rassurer ceux qui s'inquiètent des lendemains de ce succès. M. Mitterrand en appelle à la communauté nationale et M. Mauroy assure que " l'homme de l'unité socialiste " sera le garant de l'unité des Français. M. Rocard laisse entendre qu'il faut prendre les moyens de rassurer et MM. Defferre et Delors trouvent les mêmes mots pour rejeter tout esprit de revanche ou toute idée de chasse aux sorcières. Ces bonnes intentions n'ont d'égales que celles des perdants, qui ne contestent pas une victoire acquise démocratiquement même s'ils en soulignent les risques pour l'avenir.

La période de transition jusqu'à la proclamation des résultats et la passation des pouvoirs devraient donc se dérouler sans incident.

L'état de grâce

Les moyens de mettre en œuvre le changement appartiendront dans un premier temps - les quatre semaines qui sépareront l'installation du nouveau président des élections législatives - au parti socialiste et à ceux qui ont soutenu son candidat.

Le premier gouvernement nommé par M. Mitterrand n'aura pas à se présenter devant l'Assemblée nationale, qui sera rapidement dissoute, et procédera par décrets pour prendre des mesures immédiates concernant les revenus les plus modestes et les investissements publics afin de relancer " raisonnablement " la croissance économique. Ce sera l'amorce d'une action de plus grande envergure qui se poursuivra après les élections législatives si la nouvelle majorité parlementaire le permet.

Rien dans l'attitude du P.C.F. ou des syndicats n'autorise à dire que, dans cette phase de son entreprise, M. Mitterrand rencontrera de grandes difficultés. Si les dirigeants communistes continuent de revendiquer une participation aux responsabilités à tous les niveaux, ils semblent acquis à l'idée d'en discuter l'importance et les conditions au cours de la préparation des élections législatives.

M. Séguy a, de son côté, rappelé les revendications primordiales de la C.G.T. sur le SMIC à 3 400 F, la durée du travail, l'emploi, qu'il souhaite voir satisfaites dans les meilleurs délais, mais pas " pour " demain ". Les autres syndicats, même quand ils mettent, comme la C.F.D.T. et la FEN, de grands espoirs dans le changement qui vient de se produire, restent très mesurés. Serait-ce l'" état de grâce " dont M. Mitterrand s'attendait à bénéficier, comme tout président nouvellement élu ?

Un contrat de gouvernement

Les dirigeants communistes se déclarent prêts à discuter tout de suite ou entre les deux tours des élections législatives un contrat de gouvernement avec le P.S. Le comité central du P.C.F., réuni dans la semaine, précisera une position qui paraît encore un peu vague parce que, sans doute, très nouvelle : il y a seulement quelques semaines, on n'imaginait guère qu'une telle négociation pût être envisagée avec autant de naturel !

MM. Marchais et Fiterman semblent imaginer un retour à l'union de la gauche qui se ferait dans l'action commune des deux partis pour se mettre d'accord sur la nature du changement à mettre en œuvre. " Nous ferons tout pour arriver à une majorité d'union de la gauche ", a dit M. Fiterman. S'il en est bien ainsi, les dirigeants socialistes trouveront un écho à la condition primordiale qu'il pose au P.C.F. et qui est de vouloir l'union.

Pour eux, cela signifie que les communistes y joueraient leur rôle - droits et devoirs bien compris - sous la prépondérance du P.S. " Les électeurs communistes font partie de la majorité présidentielle. Si les propositions de François Mitterrand sont approuvées par la direction du P.C., on ira très vite pour s'entendre ", a indiqué M. Jospin. " Un contrat de gouvernement est indispensable y compris avec le P.C., mais il ne peut y avoir plusieurs politiques au gouvernement ", rappelle M. Mauroy Pour M. Defferre, il n'y aura pas de veto s'il y a accord, et si M. Chevènement concède volontiers que le P.C.F. n'était pas à son niveau habituel le 26 avril, il souhaite que ce parti affirme sa volonté unitaire.

Autant dire que la suite du rapprochement verbal qui s'est manifesté dans la foulée du succès de la gauche dépend essentiellement de l'acceptation d'un nouveau rapport des forces entre les deux partis : celui qui découle de l'élection présidentielle et qui peut être éventuellement modifié - mais dans quel sens ? - par les prochaines élections législatives. Chacun des deux partis va ménager les possibilités d'une collaboration que les électeurs pourraient continuer à imposer en cherchant à tirer le meilleur profit de la situation. Il n'est pas sûr que le succès soit dans la surenchère au changement : le P.C.F., s'il veut prendre le train en marche, ne saurait charger excessivement les wagons.

Deux postulants en réserve de la République

La nouvelle opposition " présidentielle ", en même temps qu'elle perdait un chef déjà contesté, en voyait poindre un autre. Exit M. Giscard d'Estaing, bonjour M. Chirac ! On retombe, là aussi, dans les querelles de prééminence, mais la question est encore moins bien tranchée que dans l'autre camp.

M. Chirac se propose de rassembler tous ceux qui entendent défendre les principes selon lui menacés de la Ve République. La stratégie du recours, qu'il a souvent niée, la voici clairement établie, mais elle n'est pas si simple à appliquer. Les responsables du R.P.R. se prévalent d'avoir été mieux à l'écoute de l'opinion que leurs partenaires de l'U.D.F. " Si on nous avait écoutés, nous n'en serions pas là ", dit M. Labbé. " Nous n'avons pas été entendus ", ajoute M. Pasqua. Soit. Toutefois, au premier tour, M Chirac s'est, malgré une campagne active, classé loin derrière M. Giscard d'Estaing, et, au second tour, la fidélité de l'électorat gaulliste à l'égard du président sortant n'a pas été telle qu'elle puisse susciter l'admiration et la reconnaissance.

Si M. Pasqua pense que le R.P.R. sera au premier rang du prochain combat, si M. Chinaud estime que l'U.D.F. reste " la première force politique de l'opposition ", plusieurs autres dirigeants de la " majorité sortie ", MM. Lecanuet, Deniau, Blanc et Poniatowski, qui trouveront un écho favorable chez certains gaullistes proches du giscardisme, jugent que le seul moyen de faire contrepoids à la gauche est de se retrouver pour gagner les législatives. L'avantage de M. Chirac, en la circonstance, est d'être plus disponible que M. Giscard d'Estaing pour conduire ou participer au premier rang à ce nouveau combat électoral.

La droite a souvent prouvé qu'elle savait oublier ses querelles quand l'essentiel, c'est-à-dire le pouvoir, était en jeu. Elle n'a pas su le conserver ; saura-t-elle le reprendre avec deux postulants " en réserve de la République ", et qui n'ont peut-être pas fini d'en découdre ne serait-ce que par personne interposée, comme le prouve le sévère jugement que M. Barre a porté lundi matin sur M. Chirac ?

Le paradoxe est qu'au moment où l’évolution de la gauche favorise le courant social démocrate celle de la droite qui privilégie la domination du courant libéral - cet autre pôle de l'alternance - se trouve contrecarrée. M. Giscard d'Estaing a perdu, outre son poste, le pari qu'il avait fait sur l'analyse de la société française. Il regardait la France au fond des yeux mais il ne la voyait pas telle qu'elle est.