Il y a 33 ans ....

La gauche à l'épreuve du pouvoir



Par Isabelle Mandraud

Le 10 mai 1981, François Mitterrand devient le premier président de gauche de la Ve République. Comme la génération qui accède aux responsabilités avec lui, il lui faut se confronter à l'éxercice du pouvoir.


La rose s'affiche partout. Elle s'est imposée dans les urnes. La rue. Sur le petit écran. Ce 10 mai 1981, avec 51,75 % des voix, François Mitterrand a éliminé au second tour de l'élection présidentielle son adversaire, Valéry Giscard d'Estaing, président sortant, qui a recueilli 48,17 % des suffrages. A 64 ans, après seize années d'un parcours obstiné qui l'a vu se présenter trois fois à ce même scrutin, le candidat de la gauche a gagné la bataille. Aussitôt, le franc fléchit, les ordres de vente affluent à la Bourse. Mais à la Bastille, on danse.

Par milliers, sous la pluie, les Parisiens se pressent sur la place. On s'y embrasse, on y chante, on y siffle le journaliste de la télévision publique Jean-Pierre Elkabbach tandis que, de la fenêtre d'un restaurant tout proche, le poète Louis Aragon ne comprend pas ce qui se passe.

Cette nuit-là, à Lille, à Marseille, à Grenoble, à Nantes, à Rennes, à Strasbourg, la foule descend dans la rue. Les observateurs relèvent qu' "aucune" de ces manifestations d'enthousiasme "n'a dégénéré". C'est la fête. La première alternance de la Ve République.

"C'EST L'HISTOIRE D'UN MEC"

Après vingt-trois ans d'un pouvoir sans partage de la droite, un président de gauche - le seul encore à ce jour - s'installe à L'Elysée. "C'est l'histoire d'un mec...", comme aimait débuter Coluche, ancien résistant, dix fois secrétaire d'Etat puis ministre sous la IVe République, de 1947 à 1957 ; un socialiste tardif, élu à la plus haute fonction de l'Etat dans un régime dont il avait pourtant, dans un livre paru en 1964 sous le titre Le Coup d'Etat permanent, dénoncé le fonctionnement au seul bénéfice du pouvoir gaullien.

A droite, c'est déjà l'heure des comptes. Le premier ministre sortant, Raymond Barre, met en cause sans le nommer le maire de Paris, Jacques Chirac, qu'il accuse d'avoir "joué à quitte ou double le sort de la Ve République".

Devancé d'une courte tête au premier tour, François Mitterrand l'a emporté au second grâce à l'apport de voix de partisans du chef du RPR, Jacques Chirac. Nonobstant la fureur des giscardiens dont il est l'objet, le maire de Paris appelle la droite à se rassembler et à présenter un candidat unique par circonscription lors des élections législatives prévues en juin. En pure perte, puisqu'une vague rose confirmera le scrutin du 10 mai. Les déchirements de l'ancienne majorité qui débordent au soir de l'échec contrastent singulièrement avec la liesse qui règne à gauche.

Rue de Solférino, au siège du Parti socialiste, les militants laissent exploser leur joie. Le premier secrétaire, Lionel Jospin, désigné à la direction du parti en janvier, prononce le premier discours des vainqueurs. Laurent Fabius, porte-parole, s'attarde sur les résultats. Michel Rocard, tout sourire, fait un petit tour avant de se diriger vers la Bastille. Enfin, à 1 h 30 du matin, François Mitterrand, chef de file d'un PS qu'il a modelé à sa main dix ans plus tôt lors du congrès d'Epinay, se montre. Désormais, "tout commence", comme dit un militant. Plus rien ne sera comme avant.


 

UNE GÉNÉRATION DE DIRIGEANTS

Le 10 mai 1981 marque un tournant pour le PS, qui ne se départira plus, par la suite, de la culture de gouvernement acquise dès lors. Très vite, en effet, ses responsables, quasiment tous novices, à l'exception du président et de Gaston Defferre, font l'apprentissage du pouvoir. Le 10 mai 1981 donne naissance à toute une génération de responsables politiques qui se trouvent toujours, vingt ans plus tard, aux avant-postes du PS.

Pour mieux diviser la droite, Daniel Vaillant, jeune permanent du parti, a été chargé par François Mitterrand de solliciter les élus socialistes pour que Marie-France Garaud obtienne le nombre de signatures nécessaires afin de présenter sa candidature. Dans la foulée de la victoire, Jacques Attali recrute le couple François Hollande-Ségolène Royal et les fait entrer dans le cercle des conseillers du nouveau président.

L'attrait du pouvoir et la liesse de la Bastille produisent aussi leurs effets. Présent ce soir-là sur la place parisienne, Jean-Christophe Cambadélis abandonnera quelques années plus tard l'Organisation communiste internationale (OCI), tout comme Julien Dray quittera la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Les transferts en provenance de l'extrême- gauche se multiplient.

Il est une autre étape que le 10 mai 1981 inaugure : les relations amour-haine qu'entretient le PS avec le PCF. Nommé premier ministre, Pierre Mauroy propose - déjà - un contrat de gouvernement aux partenaires communistes. Ils seront quatre, dépêchés par la Place du Colonel-Fabien, à accompagner trois ans durant son gouvernement : Charles Fiterman, Jacques Ralite, Anicet Le Pors, Marcel Rigout. Les listes d'union de la gauche ont été testées avec succès lors des élections municipales de 1977 que chacun s'accorde à considérer comme les prémices du succès de la présidentielle. Nombre de socialistes s'en souviendront, pour s'en mordre les doigts, quand la gauche perdra successivement les élections municipales de 2001, puis la présidentielle de 2002.

Vingt ans après la victoire de François Mitterrand sur VGE, beaucoup de thèmes soulevés alors restent d'actualité comme celui des alliances à gauche - même si depuis, le nombre de partenaires potentiels s'est accru, avec les Verts notamment. La pertinence des institutions de la Ve République en constitue un autre. Si le PS s'en était finalement fort bien accommodé, au fil du temps et des alternances politiques, ce thème a refait surface pendant la campagne de Lionel Jospin et plus encore après la cinglante défaite du candidat socialiste au premier tour, le 21 avril 2002.

Oui, tout a bien commencé un soir, à la Bastille.