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Lionel Jospin ou le refus du cynisme en politique


LE MONDE | 03.06.1997
Par MICHEL NOBLECOURT

En entrant à Matignon, l'ancien secrétaire général du PS, qui a toujours privilégié la synthèse et l'unité et a engagé la rénovation de son parti, recueille les fruits de sa ténacité.


La scène se déroule au soir du 13 mai. Lionel Jospin, qui vient de tenir un meeting à Clermont-Ferrand, ramène dans son avion Michel Charasse, sénateur du Puy-de-Dôme. Le premier secrétaire du Parti socialiste a forcé un peu sa politesse naturelle. Sans doute n'a-t-il pas oublié qu'au moment de l'élection présidentielle de 1995, ce proche de l'ancien chef de l'Etat redisait à qui voulait l'entendre : "Jospin président, ce n'est pas sérieux."

Autour de plateaux-repas, la conversation roule péniblement. L'avion tangue sous l'orage. Non sans malice, Lionel Jospin interroge André Sainjon, radical-socialiste, sur sa cohabitation avec Bernard Tapie au Parlement européen de Strasbourg. L'ancien syndicaliste articule quelques mots. Le premier secrétaire se tourne alors vers Michel Charasse : "Je ne pardonnerai jamais qu'on en ait fait un ministre de la République."

Lionel Jospin, c'est d'abord une certaine conception de l'action publique, d'une certaine éthique de la République. Sa rigueur est légendaire. Du coup, l'ancien candidat à la présidence de la République est souvent apparu solitaire ou, même, isolé. Après un septennat à la tête du PS, de 1981 à 1988, où il a toujours privilégié la recherche de l'unité et de la synthèse, recueillant plus de 70 % des mandats aux motions qu'il présentait ou obtenant même, comme au congrès de Lille en 1987, l'unanimité des courants, il a fini par intriguer, ses amis comme ses adversaires. Répugnait-il, au nom de sa conception de l'action publique, à entrer dans une guerre de courants qui ne l'a jamais inspiré ? Ou se posait-il déjà en recours ? Celui que Jacques Chirac va devoir nommer premier ministre remettra à plus tard le livre qu'il avait commencé et qui devait sortir en septembre. Dans un ouvrage précédent, L'Invention du possible (Flammarion, 1992), il revenait déjà sur son refus du "cynisme" en politique, thème martelé dans la bonne quinzaine de meetings qu'il a tenus pendant cette campagne. "J'ai appris (...) des événements de ce siècle et de l'action politique les vertus du réalisme et, même, du relativisme."

Loin de priser les coteries et les petits complots concoctés à l'aube des fins de congrès, Lionel Jospin a cultivé son originalité au sein du PS, après avoir quitté le poste de premier secrétaire en janvier 1988, troqué pour une fonction de ministre d'Etat, ministre de l'éducation nationale. Il s'est autonomisé, certains diraient marginalisé, par la singularité de son parcours au sein du parti d'Epinay. "On m'a toujours secondarisé", se plaignait-il alors.

Premier des socialistes de 1981 à 1988, il tenait son parti ; mais les vrais maîtres étaient ailleurs avec, à l'Elysée, François Mitterrand, à Matignon, Pierre Mauroy puis Laurent Fabius, auquel il lui faudra disputer la conduite de la campagne législative de 1986. Dès qu'il retrouve sa liberté, début 1988, en abandonnant la direction de la maison socialiste, il manifeste son goût pour l'indépendance.

Au même moment, il amorce ce qui apparaîtra comme une prise de distance avec François Mitterrand, avant d'inventer, en 1995, un "droit d'inventaire" qui se transformera ensuite en "bilan contrasté". Alors que l'Elysée fait le maximum pour que Laurent Fabius, l'autre héritier, devienne premier secrétaire du PS, Lionel Jospin soutient ostensiblement son ami Pierre Mauroy, qui reste, pour lui, en tant que premier ministre d'un gouvernement d'union de la gauche, le symbole de la volonté de rassemblement.

En avril 1992, quand Lionel Jospin se trouve mis à l'écart du gouvernement de Pierre Bérégovoy, lui qui n'avait jamais fait de "l'ouverture" sa tasse de thé, il fait contre mauvaise fortune bon coeur. N'évite-t-il pas ainsi de côtoyer... Bernard Tapie ? Après sa défaite mal vécue aux élections législatives de 1993, dans la 7e circonscription de la Haute-Garonne, il prend de la distance.

Il joue la carte du non-interventionnisme dans le processus de prise de pouvoir de Michel Rocard. Dépositaire de l'héritage de François Mitterrand, symbolisé davantage à ses yeux par les 110 propositions de 1981 que par la Lettre aux Français de 1988, il ne le soutient pas, mais ne s'y oppose pas. Déjà convaincu que le PS ne se ressourcera qu'en se rénovant, il laisse faire l'inventeur du "big bang" jusqu'au congrès du Bourget, en octobre 1993.

Lionel Jospin a alors déjà amorcé son retour au sein du PS après avoir, en avril 1993, décidé de se tenir "éloigné pour un temps de l'action publique" et s'être démis de tous ses mandats au sein du parti. Le "cynisme" en politique aurait-il alors eu raison de sa volonté de rénovation ? Il s'adresse à Alain Juppé, ministre des affaires étrangères du gouvernement d'Edouard Balladur, pour lui demander très officiellement de reprendre le fil de sa carrière au Quai d'Orsay, où il s'était occupé, de 1965 à 1969, des relations avec les organisations économiques mondiales des Nations unies, et d'obtenir un poste d'ambassadeur.

Le futur premier ministre de Jacques Chirac ne donne pas suite à cette requête, sans pouvoir imaginer que cet ancien dirigeant socialiste, sur l'avenir duquel nul ne mise alors, deviendra, quatre ans plus tard, son successeur à Matignon. Lionel Jospin retrouve donc le chemin de Solférino et des déjeuners de courant du mercredi ses détracteurs parlent ironiquement de traversée, non du désert, mais du "bac à sable".

Pourtant, Lionel Jospin renoue avec la singularité de son parcours. Il se tient aux marges, à distance des jeux internes. Deux épisodes illustrent sa particularité. Le 19 juin 1994, dans une sorte de putsch interne, Michel Rocard est limogé de ses fonctions de premier secrétaire. Neutre lors de l'élection de l'ancien premier ministre, il reste neutre au moment de son éviction. Plus étrange apparaît son attitude dans l'élection du nouveau premier secrétaire. Le choix se limite à un duel entre deux anciennes figures jospiniennes, incarnant déjà deux lignes bien distinctes : d'un côté, Dominique Strauss-Kahn, l'ancien ministre de l'industrie, qui défend un certain modernisme ; de l'autre, Henri Emmanuelli, l'ancien président de l'Assemblée nationale, défenseur de la tradition socialiste. Le conseiller général de Cintegabelle choisit de ne pas choisir entre ses ex-lieutenants.

Nul ne peut encore imaginer que Lionel Jospin se prépare à être un éventuel recours. Au congrès de Liévin, il présente sa propre contribution alors que ses amis jospiniens se dispersent et lorsqu'il la défend à la tribune, le 19 novembre 1994, en fin de journée, il capte à peine l'attention. La critique du pouvoir mitterrandien y est pourtant cinglante. "Le constat est clair : on a trop peu débattu, pendant le deuxième septennat de François Mitterrand, des grandes orientations de notre politique."

Dans ce texte, où il parle du "président sortant", il note au passage que "les responsables de parti peuvent être également membres du gouvernement" et veut déjà "faire revivre la démocratie, changer le style du pouvoir". "J'ai voulu être positif, écrit-il. Car, s'il est nécessaire de critiquer le passé, il est plus utile encore d'en tirer des leçons et d'avancer des propositons." L'essentiel du message du futur candidat à l'élection présidentielle et du futur premier ministre est déjà là, en condensé. Nul ne l'attend encore quand, le 4 janvier 1995, il annonce à un bureau national ébahi, après le retrait de Jacques Delors, sa candidature à la candidature à l'Elysée. Le premier secrétaire se met sur les rangs pour lui faire barrage, mais Lionel Jospin s'en sort un mois plus tard avec plus de 60 % des voix des militants. "Les trois ou quatre pestiférés" de Liévin, selon la formule de son ami Daniel Vaillant, sont loin.

Lionel Jospin s'impose en seul recours, comme si son vol au-dessus des petites guerres internes avait montré sa détermination à faire de la politique autrement et à combattre le "cynisme". Tout naturellement, le succès de sa campagne présidentielle le rend incontournable pour reprendre la tête du PS le 14 octobre 1995. Lionel Jospin choisit de le gouverner au-dessus des courants, refuse de reconstituer le sien, entreprend un laborieux travail de rénovation programmatique, à travers trois conventions (sur l'Europe, la démocratie et l'économie). Le recours est redevenu homme de synthèse, ce qui, pour un PS encore convalescent, reste singulier.

Libéré de l'ombre tutélaire de François Mitterrand, Lionel Jospin, qui fêtera ses soixante ans le 12 juillet, peut jeter un regard d'autant plus satisfait sur son parcours que la victoire du 1e juin est davantage la sienne que celle d'un PS encore à mi-parcours de la rénovation. "Je suis désormais comptable de ce que nous [les socialistes] ferons dans les années qui viennent de notre société et de notre monde, expliquait-il le 1er septembre 1996. Je ne veux pas qu'on puisse porter sur ma génération politique le même jugement que celui qui avait été porté sur la génération politique des années 30." Le voilà à pied d'oeuvre.