Il y a 33 ans ....

La nouvelle prise de la Bastille



Par CLAIRE BRISSET

Au soir du 10 mai 1981, le peuple de gauche en liesse afflue place de la Bastille, à Paris, pour fêter la victoire de François Mitterrand sur le président sortant, Valéry Giscard d'Estaing.


Combien étaient-ils, cette nuit du 10 mai, à la Bastille ? Cent mille, deux cent mille, plus ? Dès 20 h. 30, ils sont arrivés, par petits groupes, la banderole sous le bras, la rose à la boutonnière, le slogan en tête. " On a gagné! " Les enfants, eux aussi, courent sur le boulevard Beaumarchais, d'où disparaissent les voitures.

21 heures. Les slogans se font plus politiques. Apparaissent les drapeaux rouges, quelques drapeaux noirs, une grande banderole du parti communiste. La fête commence. " C'est le 14 juillet ", dit, sourire aux lèvres, un Turc immigré qui, lui, n'a pas voté. Tant pis. Sa joie éclate.

La foule se fait compacte. Sur l'estrade, Claude Villers anime la fête. Les petits marchands, les feux de Bengale, font leur apparition, la fraternité aussi, la joie de ceux qui s'embrassent, se tiennent par la main, par l'épaule. Il fait chaud, cette nuit, à la Bastille.

Sur l'estrade arrivent un à un les ténors, dont la voix couvre les slogans de la foule. " Giscard au chômage ! ", clame une voix d'un balcon, la formule est joyeusement reprise. " Ce n'est qu'un début, continuons le combat. " Un orchestre envahit l'estrade, une fanfare des beaux-arts mâtinée de style Bastille, qui entonne des chansons à boire.

Arrive Michel Rocard, radieux, ovationné par la foule. " C'est une très belle victoire, indiscutable. François Mitterrand et, derrière lui, toute la France du travail viennent d'ouvrir une page nouvelle (...). Mais je ne me sens pas le droit de vous dire que ce sera facile... La droite a perdu le pouvoir politique, elle n'a pas perdu le pouvoir économique. Elle se battra, elle essaiera de freiner, de saboter. Mais, dès la semaine prochaine, le socialisme en marche sera ce que nous le ferons ", conclut-il en saluant la présence, à ses côtés, de quelques dirigeants communistes.

Justement, Pierre Juquin saisit le micro : " On l'a eu, Giscard, on réunira nos efforts pour avoir les patrons, ceux qui ont trop de tout. " Puis la note politique, pour que nul n'en ignore, ce n'est pas seulement une fête, il faut parler des choses sérieuses : " Les communistes sont prêts à prendre toutes leurs responsabilités, jusqu'au gouvernement, et à tous les niveaux ", avant d'ajouter, pour renvoyer la politesse à Michel Rocard : " Je suis heureux d'être ici ce soir avec tous mes camarades socialistes...

" La foule n'a que faire de ces allusions aux difficultés de l'union. Elle se fait plus joyeuse, plus bruyante, plus avide encore de vedettes. On lui en trouvera : Paul Quilès, directeur de la campagne socialiste, Lionel Jospin, premier secrétaire du P.S. " Chacun a compris, s'écrie-t-il, qu'au second tour il n'était pas question de mettre des conditions pour battre Giscard-le-chômage, Giscard-l'injustice, Giscard-le-mépris du peuple (...). La nouvelle majorité, ajoute-t-il, nous en aurons besoin dès demain pour revenir sur la loi Stoléru, sur les mesures qu'a prises Alice Saunier-Séïté contre l'Université, sur la loi Peyretfitte. "

La fête tourne à la kermesse. " Thierry, douze ans, et Za-Za, trois ans, attendent leurs parents devant le cinéma. " La musique reprend, on danse joyeusement. Un Africain tente depuis le début d'escalader l'estrade, scandant : " Les diamants en Afrique, où sont les diamants ? " Une délégation du M.L.F. entonne, aux côtés de Gaston Defferre, une Internationale que reprend la foule avec ferveur. " Debout, les damnés de la terre.... " On chante ensuite la Marseillaise. Saute sur la scène, hirsute, un lutin en collant rouge, qui danse une carmagnole endiablée.

Enfin, Huguette Bouchardeau, visage radieux, la voix cassée par l'émotion, parviendra avec peine à crier sa joie avant, juste avant que ne tombent les formidables trombes d'eau qui devaient tout emporter. La foule n'aura pas vu François Mitterrand, qu'elle attendait, qu'elle réclamait. L'orage aura eu raison de la fête.

Style 68

La télévision a-t-elle remplacé la Bastille comme symbole du passé à abattre ? Les vedettes du petit écran fournissent les principales cibles des manifestants. " Elkabach, à la météo ! " " Les Duhamel, au chômage ! " " Mougeotte, aux pelotes " Entra deux " On a gagné ! ", l'humour style mai 68 refait surface : " La grossesse, à neuf mois ! "

Rue de la Bastille, les cortèges improvisés cherchent abri contre la pluie d'orage dans le restaurant Bofinger. Des employés musclés les en dissuadent. Le spectacle aperçu derrière les vitres suscite les sarcasmes. La gauche de luxe et ses " intellos " se congratulent. Les vieux prolos de 36, comme Annette Poivre et Raymond Bussières, croisent des éditorialistes de Hersant ou de Filipachi aux vestes réversibles. Françoise Giroud est là. On reconnaît Robert Sabatier, Marie Cardinal, Dominique et J.-T. Desanti, Jean-Claude Brialy, Cavanna. L'essentiel du public est composé d'auteurs et de journalistes liés aux journaux de l'ex-opposition.

Chez les " intellos "

Les gens s'embrassent, oublient leurs querelles. " C'est une étape ! ", dit l'un. " Il va y avoir au moins du spectacle ! ", observe l'autre. " Pour une fois que la gauche ne se rassemble pas derrière un corbillard ! ", s'exclame plus d'un. Les littéraires n'oublient pas que l'abrogation de l'arrêté Monory et le retour au prix fixe des livres figurent parmi les premières mesures annoncées par Mitterrand.

Au fond du restaurant, Louis Aragon observe le meeting de la place, par une fenêtre entrouverte. Il ne semble pas comprendre ce qui se passe.

" Où suis-je ? répète-t-il. Qu'est-ce qui se passe ?

" Puis, rêveur :

" À mon âge, il ne peut plus rien se passer ! "

Sur la place, Lionel Jospin parle.

" Il dit du mal du pouvoir ?, questionne le poète. Il a tort ; ce n'est pas une solution ! "

Un manifestant grimpe au poteau d'un sens interdit, et s'agrippe à un auvent de café.

" Voilà une acrobatie, dit encore Aragon, dont je ne serais plus capable !

- Ça vous rappelle quoi ?, qui demande-t-on.

- Rien.

- 36 ?

- Mettons. Mais ça fait plus de bruit que d'image. Ça ne vaut pas, un soir, il y a trois mois, dans l'île Saint-Louis, un jeune homme entièrement nu qui planait, figurez-vous, au-dessus du sol... "

Exit le poète, stetson crème en bataille. Entre Jean Dutourd, dont la visite fait grommeler certains.

" Alors ?

- Je suis content que Poulidor ait enfin gagné !, s'amuse Dutourd.

Un passant maugrée : " Je n'en attendais pas moins de vous !

- Je retire, corrige l'auteur du Bon beurre. Mitterrand, je le connais, c'est un homme intelligent...

L'écrivain quittera-t-il sans encombre une fête qu'il n'a pas vraiment souhaitée ? Il s'en inquiète. Sans raison. L'heure n'est pas aux aigreurs. Avec la majorité, la paranoïa va-t-elle changer de camp ?