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Forces socialistes en France (1914)

 

Sans doute, si l'on veut comprendre le si rapide revirement des socialistes après la mort de Jaurès et leur ralliement à la politique d'Union Nationale, sans doute oui faut-il partir oui de ces deux dates :

1905, date de la fondation de la SFIO et donc de l'unité du mouvement socialiste et Mai 14, moins de dix ans après, des élections qui portent la gauche au pouvoir et font du groupe socialiste le second à la Chambre. Contrairement aux socialistes allemands, ceux-ci sont au pouvoir, tout au moins la frange modérée dite des ministériels - celle qui depuis le gouvernement Waldeck-Rousseau accepte de participer au gouvernement contrairement à la ligne dure conduite notamment par Jules Guesde, authentiquement marxiste et farouchement doctrinaire qui s'y refuse par principe, redoutant notamment l'embourgeoisement et finalement la trahison de ceux-ci.

Jules Guesde, lui-même entra pourtant immédiatement dans le gouvernement Viviani avec rang de ministre d'Etat : Je n'ai pas la même crainte de l'avenir. La guerre est mère de révolution, dira-t-il en 14 adoptant une position analogue à celle de Vaillant qui avait déclaré le 2 Août à la salle Wagram En présence de l’agression, les socialistes rempliront tout leur devoir. Pour la Patrie, pour la République, Pour l’Internationale et même de Longuet. Quelques uns de ressaisiront, peu et pas tout de suite .... et il faudra notamment attendre 17 pour qu'un nombre substantiel d'élus de gauche commence à refuser le vote des crédits de guerre.

Le fait que les socialistes eussent, à ce moment précis, la charge du pouvoir et donc la responsabilité de conduire la guerre a du vraisemblablement joué ; celle, plus ou moins consciente de venger la mort de Jaurès, aussi, qui transparaît dans l'attitude adoptée par des pacifistes notoires comme Jouhaux qui déclare aux obsèques de Jaurès : au nom de ceux qui vont partir et dont je suis, je crie devant ce cercueil que ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand.

La France, quand on regarde bien votera souvent à gauche à partir de ce moment-ci, elle qu'on dit, non à tort nécessairement conservatrice : de nouveau en 24, mais on l'oublie aussi en 1932, évidemment en 36 ; après guerre, évidemment en 44-45, mais aussi en 56 pour ne pas parler de 81, 88, 97 et 2012 ... A chaque fois l'expérience rate par refus parfois des socialistes, souvent des communistes de participer au gouvernement, laissant dans les années trente les radicaux mener une politique très centriste, voire droitière ...

Les deux sources de division au sein de la gauche socialiste furent alors, et le restèrent finalement jusqu'à la fin des années trente, à la fois son rapport au marxisme et ainsi sa démarche anticapitaliste et révolutionnaire - ou pas - et son rapport à la guerre.

Retour à Jaurès ...

Jaurès, du fait de son talent et de sa forte présence au Parlement depuis 1893, pour le rôle joué lors de l'Affaire Dreyfus mais aussi pour l'énergie qu'il mit à rassembler tous les courants de la gauche en 1905, domine l'ensemble : il est pourtant classé dans les modérés ne serait ce que parce qu'il défendit le soutien de Waldeck Rousseau et ce bloc des gauches qui se poursuivra avec Combes jusqu'en 1905 estimant qu'il y eut alors l'opportunité de faire avancer la République quand même ce ne fût pas encore le socialisme : effectivement on doit à cette période non seulement la loi sur les associations (1901), mais aussi la séparation de l'église et de l'état (1905) autant d'avancées à la fois symboliques et décisives.

Pourtant, si l'on cherchait à comprendre Jaurès autrement que sous le seul angle du ministérialisme, on s'apercevrait qu'à sa manière, certes, il fut radical : défendre avec une obstination incroyable la paix jusqu'aux derniers jours de Juillet alors que les sirènes de la soldatesques en avaient déjà fait succomber plus d'un, ne manqua ni de courage ni de fermeté. La grève contre la guerre, l'union internationale des prolétaires contre le militarisme et l'impérialisme bourgeois ne manquait ni d'allure ni d'ailleurs de conformité avec l'analyse marxiste d'une guerre qui demeurait à l'instar des crises économiques, l'une des manières usuelles du capitalisme de surmonter ses contradictions internes.

Radical, il le fut encore dans sa manière même, si particulière, tellement enthousiaste et terriblement romantique finalement, de concevoir le socialisme - et pas seulement de le faire vivre dans sa vie politique. Ce que sa formation philosophique lui aida vraisemblablement à concevoir c'est, plutôt qu'une stricte obédience au dogme marxiste qui dut bien l'agacer parfois chez Guesde, une voie non pas mitoyenne, encore moins moyenne, mais originale qui fît la synthèse entre un socialisme à la française, les acquis de 89 et la pensée marxiste qu'il ne récusait pas. On a peu, et c'est une erreur, analysé la théorie jauressiste du socialisme, préférant souligner l'ardeur de son combat politique et son courage visionnaire. Pourtant, je reste convaincu, peut-être justement aujourd'hui plus que jamais tant le socialisme se révèle désormais une insupportable coquille vide qu'il y a à tirer chez lui, des enseignements féconds qui puissent redonner au socialisme à la fois ses lettres de noblesse et une redoutable modernité.

Résolu et moderne, il le fut aussi dans sa manière de concevoir l'émancipation des femmes : publier dans un journal radical (La Dépêche) qui n'y était pas franchement favorable, un plaidoyer pour les femmes ne manquait pas d'élégance. Cohérent et lucide, il y constate simplement l'entrée massive des femmes non dans le monde du travail, elle y étaient déjà, mais dans celui du travail rémunéré et augure de manière cohérente que s'en déduit nécessairement une conscience sociale et de classe qui ne peut manquer de les voir revendiquer les droits des hommes, dont celui de vote évidemment, mais aussi constate-t-il judicieusement leur droits sociaux dont celui de grève - ce qu'atteste leurs interventions de plus en plus fréquentes dans les mouvements sociaux et même dans les partis politiques. A peu près au même moment, en Allemagne, des femmes comme R Luxemburg ou Clara Zetkin se font déjà largement entendre. En France c'est en dehors du parti qu'elles agissent. Il faudra attendre la fin de la guerre, pour les voir dans les instances partisanes et encore, plus aisément au PC après 1920 qu'à la SFIO elle-même...

C'est tout dire en réalité combien classer Jaurès dans les modérés et les réformistes ne dit qu'une infime partie de la réalité, mais traduit en tout cas combien cette union des socialistes en 1905 au sein de la SFIO ne supprimera ni les différences ni les oppositions - ni d'ailleurs les problèmes - mais permettra seulement de les exprimer, pour un assez court moment - puisqu'après tout avec la guerre et surtout l'après guerre, tout explosera quinze ans après à Tours - dans une même organisation politique.

Mais c'est dire aussi les sources - si différentes de celles allemandes - du socialisme à la française : puisant ses racines à la fois dans la triple expérience révolutionnaire de 89, 48 et 1871, nourri de tentations anarchistes qui trouveront leur expression dans l'anarcho-syndicalisme si vivace en cette fin de XIXe, alimenté par l'apport théorique de Marx mais avant tout divisé par lui, mais demeuraient enfin les traces de ce que Marx avait nommé le socialisme utopique (Fourier, Saint-Simon) - qu'il signalait comme une des trois sources, avec l'idéalisme allemand et l'économie de Smith et Ricardo, de sa propre pensée - qui étaient encore vivaces et contribuaient en tout cas à la richesse et la complexité du socialisme français qui n'avait pas conquis et ne le fera d'ailleurs jamais une quelconque unité doctrinaire.

Il serait à cet égard notoirement inexact de désigner le réformisme comme une dérive révisionniste comme on pourra le faire en Allemagne à propos de Bernstein : le réformisme est une des composantes originelles du courant socialiste en France, né avec la République, et justifié tout au long de son histoire par l'idée que si la République n'est pas le socialisme elle y conduit cependant, et demeure faute de mieux une réalité à défendre parce qu'elle est toujours plus avantageuse qu'un empire ou une monarchie quelconque. C'est cette démarche qui conduisit Jaurès à intervenir durant l'Affaire Dreyfus, mais aussi à soutenir le Bloc des Gauches ... Et, après tout c'est bien à lui qu'on devra la loi de 1901 sur les associations, la Séparation de l'Eglise et de l'Etat , on l'a vu. Et une pression continue pour obtenir les premières mesures sociales. Ce qui n'est pas rien

Reste le pacifisme ...

On aurait évidemment tort de lire le pacifisme de ces années-là à l'aune de celui qui prévalut durant l'entre-deux-guerres ou celui qui domina durant la guerre froide en particulier pendant les années 60 et 70. Très loin aussi des guerres révolutionnaires où l'on se targua de mener des guerres libératrices et non pas de conquête, ce pacifisme-ci est intimement lié à l'analyse faite du capitalisme : affaire ultime d'une bourgeoisie affairiste, la guerre n'est perçue que comme le moyen ultime pour le système de dépasser ses contradictions internes, comme versant militaire d'un impérialisme économique que la concurrence mondiale et le développement technique ne feraient que rendre plus aigus ; éventuellement comme un moyen collatéral de venir à bout des luttes sociales en détournant l'attention de la classe ouvrière. Très proche finalement de l'analyse d'un Bakounine, la guerre, tout comme l'appareil d'Etat ne serait que le truchement odieux pour miner la solidarité naturelle entre les hommes en y instillant des intérêts qui ne sauraient être que ceux, privés, de la classe dominante. Parce que la nature du capitalisme est d'être intrinsèquement belliqueuse (Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage Jaurès), lutter contre la guerre c'est lutter en même temps contre le capitalisme.

Fut ce une utopie ou fut-il radical aussi en cela ? Nul ne peut savoir la position qu'il eût prise s'il avait survécu ; nul ne peut dire s'il aurait soutenu l'union nationale ou aurait au contraire pris le parti d'une opposition ferme. Tout ce que l'on peut dire c'est que Jaurès toujours défendit la République quand il l'aura crue en danger ( affaire Dreyfus par exemple) parce qu'il considérait que tout insuffisante qu'elle fût, elle portait en elle la promesse du socialisme à quoi elle devait inéluctablement conduire un jour.

On est socialiste à partir du moment où l'on a cessé de dire bah c'est l'ordre des choses, il en a toujours été ainsi et nous n'y changerons rien ; à partir du moment où l'on a senti que ce soit disant ordre des choses était en contradiction flagrante avec la volonté de justice, d'égalité, de solidarité qui vit en nous (Blum)

Tout est dit ici en quelques mots dans ce passage de Blum repris dans ce documentaire (1)sur le socialisme : ce refus du regard technicien qui cherchera toujours à faire admettre qu'il n'est pas d'autre solution que celle que l'on avance ; ce refus de toute approche naturaliste dont Marx avait bien vu qu'elle équivalait à une neutralisation politique.

Gêné oui, je le fus toujours devant ce regard presque apitoyé que les bien-pensants jettent à la fois sur le pacifisme et sur Jaurès que l'on pourra même, à droite, encenser, pour ses talents oratoires et sa grandeur d'âme, histoire de disqualifier immédiatement et sa démarche et ses idées. Autant qu'en morale, où l'on a bien vu avec N Grimaldi (2) combien l'exigence réitérée de s'adapter revient finalement à renoncer à tout principe, nulle soumission ne saurait ici prévaloir qui équivaudra toujours à l'aliénation.

Car, après tout, qui fut réaliste, ceux qui prédirent que la guerre serait finie avant Noël, ou lui qui anticipa la catastrophe et tenta tout pour la prévenir ? Qui fut réaliste, ceux qui tentèrent d'inventer un nouvel ordre européen dans le sillon tracé par les nazis, ou ceux, si peu nombreux d'abord, qui refusèrent tout et prirent comme ils purent les armes sans certitude aucune de l'emporter jamais ? Qui fut réaliste Pétain, roublard jusqu'au déshonneur ou de Gaulle qui s'insurgea ? Qui fut réaliste en 89, 92, 1871 .... ?

Qui est réaliste enfin, ceux qui évoquent à tout rompre la main invisible régulant les marchés, la nécessaire liberté d'entreprendre et la vertu de l'auto régulation à l'abris de tout État perçu comme entrave, ou ceux qui constatent et récusent la furieuse mythologie d'un capitalisme qui accroît toutes les inégalités, détruit les usines et les champs, jette dans la rue des millions de chômeurs tout en déclarant trop élevés le coup du travail et le salaire minimum, trop précoces la retraite à 65 ans ? ou ceux qui tentent encore de se battre pour un ordre plus juste moins destructeur de la planète et des hommes ?

Je ne puis m'empêcher de songer que les réalistes, sages et précautionneux se retrouvent toujours dans le même camp d'un ordre qui les arrange bien et que paresseusement ils justifieront toujours par le qualificatif de naturel, de normal, ou pire encore, de raisonnable. Je sais juste qu'il est des moments - souvent tragiques - où, dans l'histoire, c'est l'immodestie du rêve, l'irréalisme de l'idéal, la rage de la volonté qui firent se lever certains qui alors sauvèrent la dignité du genre humain.

Je sais l'immodestie et la précautionneuse rigueur écarter souvent le philosophe du pouvoir - peut-être pour son honneur finalement tant les exemples contraires furent peu concluants (Platon). Je sais que gouverner c'est choisir sans pouvoir toujours anticiper correctement et donc naviguer parfois à vue ; mais je sais surtout que sans objectifs clairs, sans principes solides de quoi l'on refuserait de s'écarter, il n'est de politique que sordide.

Il est, oui, des moments où il faut savoir dire non ; s'écarter et refuser ; lui, sut le faire, au prix de sa vie ! Et ne puis m'empêcher de songer sans tristesse à la honte de ce tribunal qui, après la guerre, disculpa R Villain et condamna Mme Jaurès aux dépends ! Réalistes, ceux qui accusèrent Jaurès de trahison et en appelèrent alors à sa mort (Maurras ?) ; réalistes ceux qui dans les années 30 affirmèrent que Blum ne méritait qu'une balle à tirer dans son dos ? réaliste ce tribunal qui condamna de Gaulle à mort pour trahison ?

Que l'histoire soit aussi celles de nos désillusions et que nos rêves les plus ardents se fussent achevés dans les goulags, dit le tragique et quelque chose de la malédiction d'un pouvoir si aisément corrupteur ou pathogène ! Mais n'obère ni la dignité ni la grandeur et encore moins le réalisme de ceux qui surent dire non !

Décidément les réalistes raisonnables demeurent toujours les soutiers de la domination ; les fourriers de l'exploitation ; les saltimbanques de la honte.

Alors, oui, je le répète, quelque chose de la grandeur fut assassinée ce jour de juillet 14 ; quelque chose de l'innocence peut-être, mais surtout la ferveur qu'on pût encore nourrir à l'endroit de l'humain. Qu'on le veuille ou non, ce n'est pas seulement le pacifisme que l'on enterra ce jour-là mais plus cruellement l'humanisme avec lui. Les camps de la mort autant que le Goulag ; la logique mortifère de la Bombe autant que la dévastation de la planète ; la naïveté techniciste autant que l'hyperbole consumériste ; la rupture enfin de toute solidarité avec tous ses cortèges d'indifférence, de haine et de racismes en tout genre, oui, s'en déduisent avec une logique aussi mathématique que macabre.

L'Europe est morte ce jour-là, la culture, les valeurs, les idéaux qu'elle avait vu inventer et porter. Depuis les poètes riment dans le désert ; les livres finissent au pilon et les philosophes se désengagent. Plus personne ne crie ! ne s'insurge ! et je comprends mieux ceux qui sentirent la cruauté d'un dieu qui eût détourné le regard. Ce n'est pas seulement l'enfer des tranchées dont on ouvrit les portes ce jour-là ; c'est celui d'une humanité, radicalement seule, abandonnée aux convoitises infinies d'un réalisme qui trouvera toujours argument pour vous trouver inutile, charge insoutenable ; superfétatoire.

Le socialisme est mort ce jour-là qui s'égara après guerre dans les mirages soviétiques dont il n'osa pas toujours révéler les cruautés ; qui s'offrit un peu plus tard un autre maître économique, oubliant la leçon de Jaurès et de Blum.

Faudra-t-il vraiment une autre catastrophe pour que les yeux se désillent et qu'un homme se lève et nous réapprennent la dignité de nos engagements et la vertu de nos rêves.

Oui, et c'est l'ultime coïncidence entre le socialisme allemand et français : partis d'horizons différents, ils aboutirent à la même capitulation devant la guerre, en ce mois d'Août 14; puis ils abjurèrent l'idéal qui les fonda.

Les renoncements successifs de ceux-ci aboutirent tout juste à une social-démocratie qui n'a plus rien de social et plus grand chose de démocratie. Le réalisme a remplacé la justice ; et l'économie, l'homme.

Quand l'homme ne trouve même plus de place pour l'autre et l'exclut, ce n'est pas seulement l'idéal qui souffre, c'est l'humanité tout entière.

Nous en sommes là !


1)documentaire sur le socialisme de Jaurès à Blum

2) lire L'individu au XXe siècle