Il y a 100 ans ....
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Paysannerie en 14

 

Des hommes en habit de ville qui semblent veiller au bon ordre des choses, ou surveiller les performances de la machine : scène troublante d'une paysannerie qui entreprend si lentement à se moderniser, au moment même où elle va commencer de disparaître.

Il aura fallu si eu de temps pour que ceux-là qui firent l'essentiel de l'activité humaine depuis le néolithique, qui représentaient en France encore la majorité de la population active en cette année 14, il aura fallu, oui, tellement peu de temps pour qu'ils cèdent la place à l'ouvrier, pour si peu de temps, et, désormais, à l'employé frénétique et angoissé de nos villes polluées.

Ceux-là demain partiront dans les tranchées et paieront un lourd tribut à la vanité du politique ; ceux-là emporteront avec eux le lent mouvement cyclique d'une socialité certes toujours trop rétive à toute nouveauté mais dont le lointain écho nous enseigne encore qu'il fit l'épaisseur de notre culture. Ils reviendront trop peu et trop brisés pour résister à l'exode qui les jettera demain dans les bauges urbains qu'on leur concédera. Il faut les regarder attentivement : ce n'est pas tous les jours qu'une histoire de plus de trente mille ans s'achève ainsi sans - presque - crier gare. Demain ils seront ouvriers ou chômeurs dans des villes sales et polluées.

Il y aura bien l'inutile, insane et putrescente tentative fasciste de les ramener à la terre dans les années quarante : rien n'y fera ! Leur temps décidément était passé ! Il passe à cet instant exactement. Ce n'aurait pas grand sens d'en nourrir quelque nostalgie qui manque d'ailleurs rarement de drainer avec elle de troubles relents ; tout juste cette photo suggère-t-elle, avec ces hommes en habits de ville guettant les performances de la machine combien le paysan insensiblement se voit déposséder sinon de sa terre, au moins de son métier.

Je vois dans cette photo la même effraction de la modernité que dans la confrontation de celles de la guerre où du début à la fin, de 14 à 18, tout à coup avions, chars et machines ont remplacé chevaux et uniformes plumés. Ce n'est pas tous les jours que le siècle se montre ainsi passant ; que la mutation se laisse apercevoir. C'est le cas ici qui désigne sans doute la brutalité avec laquelle les choses se sont passées.

On peut regretter avec Serres cette extraordinaire précipitation qui nous fait désormais ne pouvoir être au monde que dans une frénétique promiscuité agitée et affairiste où nous nous donnons souvent l'allure d'être actifs et où nous le sommes parfois mais où il n'est plus d'écart que l'on puisse prendre où souffler et penser ; plus de distance qui nous offrît les délices de la lenteur condamnés que nous serions d'être incessamment les ouvrières d'une ruche qui nous dépasse. Sans idéaliser jamais ce passé désormais si lointain, ni croire que ceux-là fussent ni plus sages, ni moins violents, ni plus humanistes ni moins obtus que nous ne le sommes ; sans oublier que cette lenteur qui est d'abord celle du cycle presque immobile de la terre et l'argument suprême de tous les conservatismes qui affecteront toujours d'exciper de la nature pour récuser tout changement ; sans négliger le danger qu'il y aura presque toujours à se prévaloir de ses racines qui conduisent à nommer étranger simplement celui qui n'est pas du village, on ne saurait sous-estimer la puissance qui résidait dans cet ancrage si puissant qui fit ces paysans plonger leur geste non dans la terre comme le présuma sottement la pensée futile mais dans le temps plutôt, eux qui inlassablement mettaient leurs pas dans les traces laissés par les anciens, qui miraculeusement retrouvaient à la fois l'humilité d'un foyer qu'Hestia avait rivé à la terre pour les mieux retenir, mais la bravade encore qui les fit extorquer aux dieux ce que seules leur sueur et sagacité pouvaient arracher. Ils savaient assurément l'écôt exigé par cette terre collant à leurs sabots mais y gagnaient en même temps que leurs certitudes d'un autre âge, cette solidité qui fait la marque des grandes cultures. Les pieds solidement fichés dans la terre, droit comme l'arbre faufilant vers le ciel, il sait où il va, qui il est, et le rôle central qui est le sien. Le paysan a son champ pour cadre, sa moisson pour objectif ; le doute ne l'habite pas qui est scrupule d'urbains rancis par l'air vicié ou mortification de prêtres ivres de culpabilité ; est un luxe qu'il ne s'offre pas, lui qui reçut en partage la grâce d'un chemin fier et droit qui ne pût conduire qu'au salut.

Tous opposèrent, et pas seulement La Fontaine ; tout opposa depuis les lointaines rives de la mer Egée, ville et campagne, civilisation et paysan - qui fut d'abord le païen ne l'oublions pas - ou modernité et esprit attardé. Sans doute se pillèrent-ils l'un l'autre et se furent-ils identiquement nécessaires l'un à l'autre. Mais en s'éclipsant aussi soudainement que silencieusement, ne corrodent-ils pas cette épaisseur qui faisait le prix de l'être ? que nous laissent-ils sinon la furie de nos précipitations et la rage de nos préventions ? C'est, assurément le monde, qu'avec eux, nous avons perdu.

Un autre monde a surgi de cette évasion qui a tenu toutes ses promesses d'horreurs comme de merveilles ; d'égarements insondables comme de trouvailles magnifiques. Mais ce qui demeure et qui sourde comme une menace, c'est ce puits sans fond où s'engouffrent nos souvenir ; notre passé ; notre histoire.

Rompant ainsi la chaîne du temps, nous avons désappris de lire les traces laissées et bientôt nous n'entendront ni mieux le feulement de la bête que le crissement des pages où Héraclite nous confia les secrets du monde.

Et si nous étions devenus les orphelins d'une mémoire qui a cessé de résonner ....