Elysées 2012

Altitudes, gouffres et précipices ...

La métaphore est omniprésente en ces périodes de crise. Les sommets se succèdent lors même que l'Europe semble rester plantée au bord du gouffre. Tout a l'air de se passer comme si la politique délaissant l'horizon des terres à conquérir avait désormais choisi la verticalité. Sarkozy utilise précipice qui renvoie à la même idée de chute, tête en avant quand gouffre via κόλπος (golfe, repli de la côte) renvoie plutôt aux tourbillons maritimes où l'on s'engloutit.

Il y a quelque chose de l'ordre de la chute dans tous les cas et on ne saurait trop rechercher le péché, la faute, l'imprévoyance, qui en fût à l'origine. Nous savons, pour l'avoir déjà relevé, que ce moment de la chute est également un moment de fondation - καταβολη . Mais simultanément, et ceci même apparaît dans la tradition grecque comme biblique comme un exact corrélat, cette fondation rime avec une élection - un choix - qui vous distingue d'entre les communs et vous marque pour un destin. Le précipice va toujours de pair avec la précellence. Celui que l'on élit est ce que l'on arrache en cueillant, donc ce que l'on choisit, ce que l'on trie. C'est en ceci que l'élection a partie liée avec la crise qui sont autant de processus de distinction, de séparation. Le bon grain ne se distingue de l'ivraie * qu'au soir des grandes moissons à l'instar de l'oiseau de Minerve qui ne s'élève qu'au crépuscule.

Mouvement binaire, fonctionnant tel un chiasme, oscillant sans cesse entre haut et bas, élévation et chute, tumulte de la tourbe et précellence du messager.

On pourrait y voir le retour d'un manichéisme un peu frustre : il est vrai que les périodes de campagnes électorales ne sont pas particulièrement propices à la nuance, en tout cas celle du premier tour où il faut se distinguer quand au second il importera néanmoins de rassembler. J'y entrevois néanmoins quelque chose comme la résurgence sinon de la métaphysique en tout cas de l'eschatologie **. Et l'on serait presque tenté de voir dans ces candidats la résurgence de la figure apocalyptique des quatre cavaliers.

Il faut dire que tous jouent sur le refrain de la dramatisation où la métaphore du bord extrême est fréquente, la nécessité d'un rebond, d'un sursaut affirmée qui va parfois de pair, comme c'est le cas chez Bayrou, avec l'idée de régénération. D'un côté, ou plutôt en bas, l'enfer où nous ne manquerions pas de sombrer si rien n'était fait, de l'autre, ou plutôt en haut, le ciel, l'espérance, la promesse qui suppose effort mais aussi rédemption. D'un côté les oiseaux de mauvaise augure, ou les cerbères prompts à vous faire passer de l'autre côté du Styx. Et tou, de l'actualité financière aux prévisions économiques, de l'actualité sociale aux rapports du GIEC semble bien devoir nous rappeler à l'imminence de cet enfer. De l'autre, quelque prophète, désigné pour la pêche miraculeuse, élu pour trier et classer, sauver d'entre tous ce qui peut l'être.

Comme les jours de Noé, ainsi sera l'avènement du Fils de l'homme. En ces jours qui précédèrent le déluge, on mangeait et on buvait, on prenait femme et mari, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche, et les gens ne se doutèrent de rien jusqu'à l'arrivée du déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme. Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé ; deux femmes en train de moudre : l'une est prise, l'autre laissée. ***

Car c'est bien ceci qui frappe dans les postures prises : le tandem catastrophe/sauveur qui est évidemment le pendant de la dramatisation. L'acteur sera d'autant plus méritoire que la crise aura été grave, décisive. Mais surtout cette posture d'élu qui trie, classe d'entre les bons et les mauvais certes, mais aussi d'entre ceux qui seront sauvés. C'est bien un nouveau monde qui se dessine, nous annonce-t-on, en tout cas une nouvelle Europe

Il faut bien voir que c'est une autre Europe qui est en train de naître ****

On pourrait tout aussi bien s'amuser, comme Bruckner le fit au printemps, sur le dos de ces amateurs d'Apocalypse et se dire qu'à la fois les propositions faites sont loin d'être à la mesure des périls annoncés ; que surtout, contrairement à la tradition chrétienne, il n'y a ici aucune révélation, aucune perspective, aucune véritable annonce d'un monde nouveau. C'est bien tout le problème ! Comment être sûr qu'il ne s'agisse pas ici d'effets troubles d'une rhétorique assez aisément déclinable en terme pétainiste, d'une inclinaison paresseuse vers un millénarisme, après tout récurrent dans l'histoire, qui fit plus souvent litière d'un conservatisme craintif que d'élan vers l'avenir.

1e leçon

Mais ce qui est certain reste que la posture de gestionnaire de la crise dessine nécessairement une mise à l'écart, quelque chose comme une élection et celui qui l'emporte sera celui qui sera parvenu à prendre cette hauteur qui permet de distinguer celui qui sera sauvé de celui qui e le sera pas ; de réécrire l"histoire à partir d'une parole nouvelle, d'effacer l'ambivalence du boustrophédon pour offrir un axe, un sens.

On l'a vu avec le récit d'Evandre, fonder, sortir de la crise c'est en réalité changer de registre lexical, substituer ici au cri de la tourbe celui du législateur, celui qui sait lire la parole des dieux - sortilège : c'est donner un sens !

On n'y coupera sans doute jamais car cette configuration est radicale, anthropologique. L'acteur de la crise, celui qui permet d'en sortir conjugue irrémédiablement ce changement de registre avec une apothéose. Le changement de registre revient à offrir un arrière-plan, un arrière-monde eût écrit Nietzsche, par quoi décidément le politique jouxte toujours le métaphysique, ce qu'on peut dessiner être ce bord sacré du politique. Il s'y agit toujours d'entre la confusion de dessiner une ligne claire qui passe par l'élimination, en tout cas la disqualification du double gemellaire ; par la désignation d'une victime émissaire.

La crise, oui, invente un arrière-plan, dessine une hauteur et c'est précisément cette hauteur que Sarkozy semble n'avoir pas su - en réalité pas voulu créer - tout au long de son mandat d'où la dénégation de sa stature. Le politique se joue de l'exhaussement et d'un jeu très subtil où donner du temps au temps pour reprendre l'expression mitterrandienne revient à agir et non pas à réagir, à se donner moins du recul que de la hauteur. C'est en tout cas bien ce qui apparait dans le documentaire Looking for Nicolas Sarkozy où les correspondants étrangers évoquent le mandat finissant, mais aussi dans cet ITV de Ch Salmon où transparaît plus la connivence que Sarkozy aura tenté de créer que cette hauteur qui, à sa manière, consacre l'idéal républicain d'un intérêt général qui ne se confondrait jamais avec aucun intérêt privé. A bien y regarder Sarkozy aura toujours été au milieu, mais jamais au centre. Or le centre qui est à la fois le paradigme géométrique et politique du cercle reste bien un point, c'est-à-dire une abstraction, qui n'est nulle part pour engager le tout, qui n'est d'aucun parti pour engager tout le monde.

A ce titre la période Sarkozy aura consacré la fin du politique au sens où nous l'entendions parce qu'elle relève plutôt désormais d'un accompagnement systématique de l'événement à quoi il faut s'adapter - qui justifie effectivement la thématique sans cesse répétée du J'ai changé- qui est tout le contraire et de la morale et du politique. Mais aussi la limite de ce type de communication qui, à force d'habileté supposée, de boursouflures, finit par se parasiter elle-même : celui qu'on ne croit plus parce que trop habile, trop coup de com ! L'arrière plan s'accommode mal de l'intempestif : et c'est bien ceci qui est le plus étonnant et le plus caractéristique de cette période qui s'achève : à force de vouloir être constamment présent on finit par être intempestif !

2e leçon :

Cette oscillation entre gouffre et hauteurs n'est pas anodine. Le politique est au moins autant inventeur d'espace que de temps. Ce n'est sans doute pas un hasard si, à quasiment chaque question posée, Ch de Gaulle répondait par de grandes fresques historiques qui n'avaient pas d'autre objectif que de conférer une assise et une perspective à la politique qu'il déclarait mener. La création ne vaut que par la chute ; l'élection que par le déluge, la Parole offerte, l'Alliance nouée que par la crise du Veau d'Or et le massacre qui s'en suivit.

Ce sont les circonstances qui font l'homme dit-on souvent et il est vrai que nous avons appris de Hegel et de Marx que c'est autant l'homme qui fait l'histoire que l'histoire qui fait l'homme (Marx écrit ebensosehr, rajoutant au passage que l'homme ne sait pas l'histoire qu'il fait) certes ; pour autant, et sans que ceci soit nécessairement contradictoire, est politique l'homme qui agissant crée le temps, l'ère, la phase, la période ; qui scande le rythme des temps et s'invente un au-delà qui permette d'entendre, de comprendre et d'agir. C'est en tout cas ce qui noue la différence entre le politique ordinaire et le grand acteur : celui-ci gouverne, s'adapte, gère; celui-là invente, crée, ouvre des perspectives.

C'est en ceci que Sarkozy est petit : gestionnaire des bourrasques mais non inventeur des tempêtes, encore moins vicaire du souffle.

Le déni du politique tient à ceci : à cette victoire du gestionnaire sur le politique, de l'expert sur le visionnaire ; de l'opportiniste sur le moraliste.

Je gage pour autant que cette victoire est provisoire où la crise peut-être salutaire : l'attente est d'ailleurs, est d'un ailleurs ! d'un retour du politique. Les temps remuent trop les bas-fonds enfouis pour que ne surgissent pas de ce déluge l'exigence d'un ailleurs.

L'emportera celui qui saura le déceler ou l'inventer.


lire ITV Sarkozy dans Le Monde du 12 décembre

voir ainsi que ceci

Mt, 13, 24-30

24 Il leur proposa une autre parabole, et il dit: Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ.
25 Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie parmi le blé, et s'en alla.
26 Lorsque l'herbe eut poussé et donné du fruit, l'ivraie parut aussi.
27 Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire: Seigneur, n'as-tu pas semé une bonne semence dans ton champ? D'où vient donc qu'il y a de l'ivraie?
28 Il leur répondit: C'est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent: Veux-tu que nous allions l'arracher?
29 Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé.
30 Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier.

De έσχατος qui est à l'extrémité, dernier, l'eschatologie désigne on le sait une doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l'homme, de l'histoire et du monde.

Matthieu 24, 37-42.