Elysées 2012

Sarkozy Le Monde du 12 dec 11

Nicolas Sarkozy voit, dans l'accord scellé le 9 décembre, " une étape décisive vers l'intégration européenne ". Pour le chef de l'Etat, " il y a désormais clairement deux Europe"

Face à la tourmente dans laquelle est prise la zone euro, les dix-sept Etats de cette zone ont décidé, vendredi 9 décembre, à Bruxelles, de rédiger un traité intergouvernemental, dont le Royaume-Uni s'est exclu. Dans un entretien au Monde, Nicolas Sarkozy livre son interprétation de cet accord et sa vision de l'avenir de l'Europe.

 

Jeudi 8 décembre, au congrès du Parti populaire européen, vous avez dit que jamais le risque d'explosion de l'Europe n'avait été aussi élevé. Après le sommet de Bruxelles de jeudi et vendredi, ce risque est-il écarté ?

J'aimerais pouvoir dire qu'il est totalement écarté. Je m'en garderai pourtant. Nous avons fait tout ce qu'il était possible de faire. Dans un monde parfait, théorique, on devrait faire plus, mais la caractéristique de l'homme de gouvernement, de l'homme d'Etat, c'est de faire avec les réalités. Cela étant, ce sommet marque une étape décisive vers l'intégration européenne. A ce titre, il crée les conditions du rebond et de la sortie de crise.

L'euro est le coeur de l'Europe. S'il explose, l'Europe n'y résistera pas. La crise de confiance et de crédibilité de l'euro faisait donc peser un risque sur la pérennité de l'Union européenne.

La vérité est qu'il nous a fallu réparer en pleine crise les insuffisances de l'euro au moment de sa création. Ainsi, rien n'avait été prévu quant à la convergence des politiques économiques des pays membres de l'euro. Ensuite, certains pays ont été accueillis au sein de la zone alors qu'ils n'y étaient pas préparés. Cela a eu pour conséquence de fragiliser tout le système, comme une pilule empoisonnée, en raison de l'interdépendance des réseaux bancaires et financiers. Ces pays ont dû imposer à leurs peuples des souffrances auxquelles ils ne s'attendaient pas.

Si vous voulez bien considérer que le tout s'est déroulé sur le fond d'une crise de la dette sans précédent dans l'histoire du monde, je n'ai nullement cherché à dramatiser lorsque j'ai dit que nous étions tous au bord du précipice.

La gouvernance économique

L'accord de Bruxelles répond-il à ces éléments de la crise ?

Il y répond d'abord par la création d'une authentique gouvernance économique. Si les économies de la zone ne convergent pas, elles ne peuvent pas conserver durablement la même monnaie. Le fait que la responsabilité de la gouvernance revienne désormais aux chefs d'Etat et de gouvernement marque un progrès démocratique incontestable par rapport à la situation précédente, où tout s'organisait autour de la Banque centrale européenne - BCE - , de la Commission et du pacte de stabilité.

J'ajoute que, pour la Commission, les choses seront désormais plus claires. Elle est chargée du respect des traités et de l'application des sanctions. Or, celui qui sanctionne ne peut être celui qui administre, au risque de se sanctionner lui-même. De ce point de vue, elle est irremplaçable. Qui d'autre pourrait le faire à sa place ? (...)

La question posée est celle de la compétitivité de notre continent et des conditions d'une croissance qui doit absolument être plus soutenue. Nous devrons donc évoquer avec nos partenaires de la zone euro les questions cruciales de l'industrie, de la politique commerciale, du marché du travail, de la recherche...

Et, réciproquement, ils vous parleront de la fiscalité, de la fonction publique et des retraites en France ?

Bien sûr. L'Union se fonde sur des compromis réciproques, construits dans l'intérêt de chacun.

Est-ce un transfert de souveraineté ?

Non, car on ne déléguera pas à d'autres notre souveraineté économique. Il s'agira d'un exercice partagé de la souveraineté par des gouvernements démocratiquement élus. On conforte sa souveraineté et son indépendance en l'exerçant avec ses amis, ses alliés, ses partenaires.

J'ajoute que pas un seul domaine nouveau de compétences ne sera transféré à une quelconque autorité supranationale.

Un fonds monétaire européen Le deuxième élément, c'est le renforcement de la solidarité européenne, avec la création d'un véritable fonds monétaire européen, le Mécanisme européen de solidarité - MES - . C'est un fonds destiné à venir en aide aux pays membres de la zone euro qui n'auraient pas un accès suffisant au marché pour financer leurs dettes. Ce fonds sera mis en place dès juillet 2012 et non en juillet 2013. Il décidera non plus à l'unanimité, mais à la majorité qualifiée de 85 %. Cela évitera qu'une petite minorité puisse bloquer les autres s'ils souhaitaient aller de l'avant.

Ce fonds aura 80 milliards d'euros de capital, ce qui représente un potentiel de 500 milliards de prêts. Au mois de mars, nous examinerons si ces moyens sont suffisants. Et, d'ici à dix jours, nous nous sommes engagés à négocier avec nos partenaires non européens un renforcement des ressources du Fonds monétaire international, ce qui augmentera encore notre force de frappe en cas de crise. La zone euro est prête à apporter jusqu'à 200 milliards supplémentaires. Jamais nous n'avons été aussi ambitieux en termes de solidarité.

Enfin, c'est la BCE qui sera l'agent opérationnel du fonds européen, dont la crédibilité et l'efficacité seront ainsi accrues. La méfiance ne pourra pas s'installer entre ces deux institutions-clés pour notre stabilité financière.

La BCE va baisser ses taux à 1 % sur trois ans pour que les banques retrouvent des marges et achètent des dettes d'Etat. Est-ce moral, alors qu'il serait plus simple que la BCE prête directement aux Etats ?

Je ne commente pas l'action de la BCE. Elle est indépendante, et doit agir dans le cadre des traités.

Mais le problème, aujourd'hui, dans de nombreux pays de la zone, c'est le resserrement du crédit par crainte du risque. Cela pourrait conduire à une dépression économique. Cette perspective serait catastrophique. Je me réjouis que la BCE fournisse des liquidités pour éviter ce " credit crunch ". Pensez à ces milliers d'entreprises dont l'activité serait dramatiquement entravée si elles n'avaient pas accès à un crédit suffisant.

Je souhaite que l'action de la BCE, en soutenant la croissance économique, contribue aussi à apaiser les craintes infondées sur les dettes des Etats. Je fais confiance à la BCE pour, à l'avenir, décider de la force de son intervention.

Si cela ne marche pas, envisagez-vous de faire un grand emprunt auprès des particuliers, comme la Belgique et l'Italie ?

La Belgique a ainsi levé 5,5 milliards d'euros. La dette française est de 1 692 milliards d'euros. Chaque année, nous empruntons environ 180 milliards. Vous voyez que les ordres de grandeur n'ont rien à voir avec ce que pourrait rapporter un emprunt national.

Je vous rappelle, par ailleurs, que nous n'avons plus le droit de donner un avantage fiscal aux émissions d'emprunts d'Etat, tous ceux qui ont été octroyés dans le passé ayant coûté fort cher aux finances publiques. Enfin, il faut rappeler que, en dépit de la crise, la France emprunte aujourd'hui sur les marchés à un taux historiquement bas. Pourquoi donc faudrait-il changer notre stratégie ?

Un effort de discipline Le troisième élément de l'accord, c'est un effort de discipline, avec une majorité inversée pour les sanctions automatiques. Avant, pour que la Commission sanctionne un Etat fautif, il fallait une majorité qualifiée au Conseil pour l'approuver. Désormais, cela ne sera plus le cas.

En revanche, nous n'avons pas souhaité que ces sanctions s'appliquent de la même manière, c'est-à-dire qu'elles soient automatiques, en cas de dérapage de la dette une année donnée. Un Etat peut être amené à recapitaliser une banque, ou une entreprise publique, ce qui augmentera sa dette publique. On ne peut lui en tenir rigueur. Ainsi les mêmes causes ne pourront plus produire les mêmes effets. Le laxisme ne sera plus de mise en Europe.

Quelle est la prochaine étape ?

Dans les quinze prochains jours, nous mettrons au point le contenu juridique de notre accord. L'objectif est d'arriver à un traité pour le mois de mars.

Il faut bien voir que c'est une autre Europe qui est en train de naître : celle de la zone euro, où les maîtres mots seront la convergence des économies, des règles budgétaires, de la fiscalité. Une Europe où nous allons travailler ensemble à des réformes permettant à tous nos pays d'être plus compétitifs, sans renoncer pour autant à notre modèle social. La stabilité de notre continent est à ce prix.

Ne craignez-vous pas des problèmes de ratification ?

Non, car la procédure retenue est plus légère, même si chaque pays reste maître de la procédure de ratification. En tout état de cause, nous souhaitons être prêts à l'été 2012. Enfin, je le répète, nul ne pourra contester le rôle accru ainsi donné aux gouvernements européens.

Cela fait six mois où les marchés peuvent encore attaquer...

Si vous voulez me dire que c'est difficile, je vous le confirme : c'est difficile. Aucune grille de lecture idéologique ne fonctionne plus. Il faut beaucoup de sang-froid pour ne pas surréagir et le même sang-froid pour ne pas sous-réagir. J'ai conscience du risque de ne pas être compris des populations qui souffrent et qui voient des sommets se succéder, donnant l'impression d'être déconnectés de leur vie quotidienne. En même temps, nous n'avons pas le choix. Il faut tenir la barre le plus solidement possible et sortir de la spirale des crises.

L'axe franco-allemand

Que répondez-vous à ceux qui disent que les choix pour enrayer la crise de l'euro sont imposés par Angela Merkel ?

A ceux qui se plaignent et me reprochent l'axe franco-allemand, je demande ce qu'ils proposent comme stratégie alternative. Rester seuls ? Qui peut penser que la France seule aurait fait mieux avancer ses idées ? A moins qu'on me propose une autre alliance... Mais laquelle ?

C'est vrai que le sommet de Bruxelles est le fruit d'un compromis franco-allemand et, depuis le début de cette crise, nous avons fait mouvement l'un vers l'autre. Qui aurait pensé, il y a deux ans, que nos partenaires se rallieraient à l'idée d'un gouvernement économique, organisé autour des chefs d'Etat et de gouvernement ? Qu'ils souscriraient à la création d'un fonds monétaire européen, incarné par le MES ? Autant d'idées françaises ! La chancelière, que j'apprécie beaucoup, a fait mouvement avec pragmatisme et intelligence.

Quant au mot de capitulation que j'ai entendu employer par certains, tout ce langage guerrier qui fleure bon le nationalisme d'antan, laissez-moi vous dire ce que j'en pense : je me sens français au plus profond de moi-même, mais mon amour de la France ne m'a jamais conduit à accuser nos voisins, nos alliés, nos amis. Et ceux qui cherchent à nourrir la germanophobie se déconsidèrent.

Un triangle avec les Britanniques ?

Le Royaume-Uni n'est pas dans l'euro. Le triptyque Berlin-Londres-Paris aurait eu un sens si nous avions eu une crise de l'Union européenne, mais ce n'est pas le cas. C'est une crise de l'euro.

L'importance de l'entente avec l'Allemagne signifie-t-elle qu'on ne peut rien faire avec Londres ? Non. Nous sommes intervenus en Libye avec le Royaume-Uni, et le premier ministre, David Cameron, a été courageux. Avec Londres, nous partageons l'attachement à l'énergie nucléaire et une coopération forte dans le domaine de la défense, qui est essentielle.

Vous avez mis du temps à apprécier le modèle allemand...

Si vous voulez dire que la présidence et la confrontation avec les épreuves changent un homme, c'est vrai. Si vous voulez me faire dire que, après quatre ans et demi à l'Elysée, j'ai appris et évolué dans mon raisonnement, c'est vrai aussi.

Entre la France et l'Allemagne, il y a d'abord l'histoire. Soixante-dix ans d'affrontements suivis par soixante-dix ans de paix. Quel doit être le prochain cycle ? Nous n'avons pas le droit de diverger avec l'Allemagne, car la divergence conduit à l'affrontement. Nous devons donc nous comprendre et rechercher des compromis permanents. (...)

Dans un discours sur la repentance, en 2006, vous avez dit que la France, elle, n'avait pas commis de génocide...

Les Allemands ont assumé leur histoire avec courage et lucidité. Nous n'avons rien à leur reprocher.

La nouvelle Europe

A Bruxelles, la semaine dernière, vous avez mis les Anglais hors d'Europe...

Je n'ai pas vu les choses ainsi. Nous avons tout fait, la chancelière et moi, pour que les Anglais soient partie prenante à l'accord. Mais il y a désormais clairement deux Europe. L'une qui veut davantage de solidarité entre ses membres, et de régulation. L'autre qui s'attache à la seule logique du marché unique.

Comment se sont-ils retrouvés seuls ?

L'affirmation répétée de leur opposition à toute perspective d'entrer dans l'euro ne peut être sans conséquence. J'ajoute que les demandes sur les services financiers n'étaient pas acceptables. La crise est venue de la dérégulation de la finance. Jamais nous ne pourrions accepter un retour en arrière. L'Europe doit aller vers davantage de régulation.

Est-il légitime, désormais, que le Royaume-Uni reste dans le marché unique ?

Nous avons besoin de la Grande-Bretagne ! Ce serait un grand appauvrissement de voir son départ qui, fort heureusement, n'est pas d'actualité. (...)

Les engagements français

Le président français est-il prêt à accepter les règles européennes alors que, en 2007, vous êtes allé à Luxembourg demander un report du retour à l'équilibre de la France et que, récemment, le premier ministre, François Fillon, a protesté contre les prévisions de croissance de la Commission ?

On ne parle pas de la même époque ou du même monde, même si c'est le même président. Nous sommes d'autant plus prêts à cet effort que nous l'avons commencé dès 2007. La mise en place du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, qui nous a valu tant de critiques, c'est 2007. La réforme de la carte judiciaire, c'est 2008. La réforme de la carte militaire, c'est 2009. Quant à la réforme des retraites, si nous ne l'avions pas faite, nous serions dans la situation peu enviable de certains de nos partenaires.

Comment jugez-vous le risque de dégradation de la France par les agences financières ?

L'une des trois agences de notation a mis sous perspective négative la France, ainsi que toute la zone euro. Pourquoi ? Parce que la zone euro connaît un problème de gouvernance : c'est un problème dont nous nous occupons et qui n'est pas spécifique à la France. Deuxième souci, le risque sur les banques françaises. Bonne nouvelle : l'Autorité bancaire européenne estime le besoin de recapitalisation des banques françaises à 7,7 milliards d'euros, contre 13 milliards pour l'Allemagne. Pas un centime du budget de l'Etat n'ira donc à la recapitalisation des banques.

Troisième élément, les perspectives de la croissance française. Le gouvernement a fixé une prévision de 1 % pour 2012. Mais dans le même temps, un gel de 6 milliards de crédits a été mis en place pour faire face, en cas de croissance limitée à 0,5 %. Dernier point relevé par l'agence, le niveau élevé de nos dépenses. Mais chacun reconnaît que nous avons su faire preuve de réactivité en la matière dans le passé.

Le grand risque, c'est donc celui de la contagion de la crise européenne. C'est pourquoi nous luttons pour la maîtriser.

Sommes-nous menacés de dix ans d'efforts ou de croissance très lente, à la japonaise ?

C'est un risque qui m'a conduit à ne pas choisir une politique fondée sur la rigueur. La rigueur, c'est baisser les salaires et les pensions de retraite. Je m'y refuse et m'y refuserai. Si nous allions dans cette direction, cela plongerait la France dans la récession et dans la déflation. Si vous réduisez vos recettes en même temps que vous abaissez vos dépenses, vous ne résolvez pas vos problèmes de déficits. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé, en 2009, 35 milliards d'euros en faveur des investissements d'avenir. C'est le contraire d'une politique de rigueur et d'austérité. Il nous faut à la fois réduire notre déficit et notre endettement, libérer le travail et retrouver de la compétitivité.

Mais les agences ne nous en rendent pas justice...

Pour l'instant, elles ont maintenu le triple A. Si elles devaient nous le retirer, nous affronterions cette situation avec sang-froid et calme. Ce serait une difficulté de plus, mais pas insurmontable. Ce qui compte avant tout, c'est la crédibilité de notre politique économique et notre stratégie déterminée de réduction de nos dépenses. Nous respecterons scrupuleusement les engagements que nous avons pris.

Quelle mesure phare faut-il prendre pour convaincre les investisseurs ?

Si nous n'avions pas fait la réforme des retraites, c'est celle qu'il faudrait faire. Pour le reste, il n'y a pas de mesure clé ou miracle car ce qui compte, tout autant que de réduire les dépenses, c'est d'augmenter la croissance. Cela passe par l'autonomie des universités, le développement du crédit impôt recherche, les investissements d'avenir, la suppression de la taxe professionnelle. Tout ce que la France a commencé à faire.

La règle d'or ?

La règle d'or est une mesure importante. C'est une règle de bon sens : les budgets doivent être construits sur plusieurs années avec l'objectif d'aller vers l'équilibre. Qui peut de bonne foi contester cet objectif ? J'aurais aimé que toutes les formations politiques françaises s'inspirent de ce qu'ont fait les Espagnols et les Allemands en adoptant par consensus cette règle, sans que personne n'y perde son identité. (...)

Comment analysez-vous le doute grandissant des Français sur l'euro ?

Les Français associent l'euro à leurs difficultés, mais en même temps, ils comprennent les risques qu'il y aurait à en sortir et à s'isoler. Je rends hommage à leur lucidité. Les Français ne contestent pas l'Europe, mais la façon dont sont conduites certaines politiques européennes. A ce titre, la politique commerciale est l'exemple même de ce qu'il convient de changer. On augmente les charges et les contraintes sur nos producteurs, et on laisse entrer sur notre marché des produits fabriqués dans des pays qui ne respectent aucune de ces contraintes. Cela ne peut plus durer. La réciprocité doit devenir la règle. La concurrence ne peut être que loyale ; si elle est déloyale, il faudra en tirer des conséquences sur l'ouverture de nos marchés.

Les élections à venir empêchent-elles une union nationale qui serait utile ?

Il y a un calendrier démocratique. On ne va pas suspendre les élections parce qu'il y a une crise.

Diriez-vous que le comportement des socialistes français coûte à la France ?

Je n'ai pas à juger l'opposition. J'ai tant à faire par ailleurs... Les Français seront les seuls juges.

François Hollande vous accuse de courir après la crise...

Avant de formuler un commentaire si définitif, j'invite chacun à réfléchir à cette crise, à sa profondeur, à sa gravité.