Elysées 2012

Du travail

Comment ne pas songer à ce si célèbre pamphet de P Lafargue lorsqu'on entend l'antienne laborieuse de Sarkozy, prenant en exemple le Portugal un pays sérieux, qui travaille, et qui ne manquera pas, on le sait désormais, d'en faire l'un des axes de sa future campagne, non cette fois-ci pour un quelconque gagner plus mais au contraire, quasiment comme une punition, en tout cas comme une repentance qui rachèterait une prodigalité oisive et hédoniste.

Comment ne pas se souvenir des toutes premières lignes de l'éloge de la paresse où, citant Thiers, Lafargue résuma en quelques lignes ce qui faisait l'objet de l'opuscule : la culture du travail est le pivot de l'idéologie bourgeoise.

M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait : « Je veux rendre toute puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : « Jouis ». M. Thiers formulait la morale de la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite

Comment n'y pas songer à lire ce récent article de D Méda s'interrogeant sur la manière de s'épanouir au travail ? Et se demander, d'une naïveté feinte, si le plus grand échec de nos sociétés modernes n'aura pas été, justement, de n'avoir su, mais en réalité voulu, nous extirper du cercle vicieux d'un travail aliénant, réducteur, nécrosant quand tout, de l'incroyable bond de productivité qu'autorisent les progrès techniques à l'organisation méthodique et scientifique de nos sociétés eût pu le permettre.

Du bonheur

Qu'il est lointain l'écho de la parole de Saint Just 1, proclamant à la tribune de la Convention le bonheur est une idée nouvelle en Europe. Lointain et encore si puissamment révolutionnaire !

Petit rappel historique

Il est d'honnêteté historique de rappeler que si la formule* est restée, elle déborde manifestement le contexte dans lequel elle fut prononcée. Il ne s'y agissait que de justifier un décret à l'encontre des ennemis de la révolution :

1. Le comité de sûreté générale est investi du pouvoir de mettre en liberté les patriotes détenus. Toute personne qui réclamera sa liberté rendra compte de sa conduite depuis le premier mai 1789.

2. Les propriétés des patriotes sont inviolables et sacrées. Les biens des personnes reconnues ennemies de la révolution seront séquestrés au profit de la République ; ces personnes seront détenues jusqu’à la paix, et bannies ensuite à perpétuité.

3. Le rapport, ainsi que le présent décret, seront imprimés et envoyés sur-le-champ par des courriers extraordinaires aux départemens, aux armées et aux sociétés populaires. **

De manière tout à fait révélatrice, Saint Just associe le bonheur à la liberté et à la propriété. Cette révolution, on le sait, n'est pas sociale, elle ne peut l'être ; la prise de conscience de l'impact économique viendra plus tard et donnera lieu aux premières prémices du socialisme. Pour le moment il ne saurait encore être question que de politique, celle d'un peuple qui revendique sa liberté et en voit la garantie dans la juste et égale reconnaissance de sa propriété. Encore faut-il lutter contre ses ennemis : ceux-ci seront évincés de la nation, et de tout droit. C'est l'objet de ce décret.

Le bonheur dont il est question ici, que doit garantir le pouvoir, que doit hâter le pouvoir selon St Just très conscient de l'urgence de rendre irréversible une révolution qu'il sait fragile, ce bonheur est celui d'une vie fraternelle au sein d'une communauté qui reconnaît chacun comme un égal.

Ce sera la grande critique de Marx que de fustiger l'aveuglement des révolutionnaires de 89 et même de 91 qui n'auront pas vu que les réformes ainsi installées n'auront d'autre effet que de substituer la domination de la bourgeoisie sur le peuple à celle de la noblesse sans changer en rien la dépendance, l'aliénation, la sujétion du peuple. C'est sans doute vrai, encore fallait-il remarquer que fût déjà un profond bouleversement que de poser l'égalité des citoyens et de ne les plus penser à partir de leur naissance mais au contraire de leur participation au bien commun, à la nation. Il fallait passer préalablement par ici avant de percevoir cela.

Demeurait néanmoins cette véritable rupture que de poser le bonheur possible et de l'asseoir sur une rationalisation de l'espace public, des institutions etc. Cette révolution est l'ultime aboutissement des Lumières . C'est déjà énorme.

Or fait partie de cet acquis rationaliste le projet d'une humanité qui, plutôt que de se soumettre, tentera, par le truchement de sa raison et de son industrieuse technique, de devenir comme maître et posseseur de la nature (Descartes). Toute l'idéologie monarchique, assise sur le surplomb religieux n'avait d'autre mot pour justifier la soumission nécessaire à l'ordre établi, et au Roi, que sa procession d'avec le divin et la nécessité de se voir guidé pour racheter la faute originelle. Oui, comme l'écrira Thiers plus tard, car tout le projet bourgeois sera toujours d'en finir au plus vite avec les acquis de la révolution, l'homme est sur terre, non pour jouir mais pour souffrir - et le travail sera là, précisément, pour donner corps à cette souffrance.

Assurément, la Révolution a ouvert la boite de Pandore : même si le bonheur n'est toujours qu'un horizon lointain à quoi l'on peine à donner corps et qui semble toujours fuir à mesure que l'on s'avance, nonobstant il demeure comme l'aune à partir de quoi mesurer les projets et les promesses, mais le moteur tant de nos actions que de nos désirs.

Or c'est bien ici que le bât blesse.

Des sédimentations successives

Au plus profond, une valeur négative

Si, on le sait, la grèce antique avait pour le travail un franc mépris qui lui fera exclure les esclaves de la société des citoyens, et que le christianisme féodal prolongera de manière assez ambivalente cette approche négative, il ne faut néanmoins pas se tromper de cible.

En jeu, ici, ce dualisme métaphysique qui fait toujours se déprécier le monde sensible au profit du monde intelligible, l'être au profit de la pensée; le negotium au profit de l'otium. Le modèle moral à suivre est bien celui du sage, au moins du citoyen responsable, qui se tient à équidistance des intérêts - le centre de l'agora - plus tard de ce clergé qui, de manière radicale, préfère la règle au siècle et ne parvient pas à considérer le monde autrement que comme un désert de tentation à l'écart de quoi il importe de demeurer à défaut de pouvoir le fuir. Qu'on ne s'y trompe pas, et en ceci Arendt a parfaitement raison, ce n'est pas l'esclavage qui a produit le mépris pour le travail, mais bien l'inverse.

Pour ce que le travail renvoie à la contrainte, à la nécessité, à l'apparence futile des objets fuyants, ici, au diable, au mal, là, il ne saurait contenir quelque valeur positive que ce soit et ce n'est certainement pas un hasard si ce qui est la figure même du travail - l'agriculture - donnera labor, à la fois le labeur et le laboureur mais signifie d'abord la peine qu'on se donne à faire quelque chose. Pas un hasard non plus si le français paysan dérive de pagani le païen, tellement mécréant qu'il préfère cultiver la terre plutôt que d'espérer que Dieu pourvoie à ses besoins.

Pour autant le christianisme primitif demeure ambigu qui voit dans le travail à la fois le signe de la faute originelle mais en même temps le moyen vertueux de la rédemption. Entre un Paul qui édicte que seul mangera celui qui travaille et un Benoît qui fait de ce travail l'un des trois piliers de la Règle (avec l'opus dei - liturgie des heures qui réunit huit fois la communauté pour la prière et la lecture - lectio divina)

c'est alors qu'ils seront vraiment moines, lorsqu'ils vivront du travail de leurs mains, à l'exemple de nos pères et des Apôtres
Règle de Saint Benoît, 48,8

le travail commence à revêtir cette puissance élévatrice, mais sans que ceci signifie pour autant encore l'entrée dans le monde, bien au contraire :

Le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l'on y trouve tout le nécessaire : de l'eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu'on puisse pratiquer les divers métiers à l'intérieur de la clôture. De la sorte les moines n'auront pas besoin de se disperser au-dehors, ce qui n'est pas du tout avantageux pour leurs âmes
Règle de saint Benoît, ch. 66, 6-7

Nul doute en tout cas que cette ambivalence aura nourri toute la période médiévale : elle justifiera la tripartition rêvée d'une société inégalitaire (Noblesse Clergé Tiers Etat dont on sait qu'elle est le socle imaginaire de toute culture indo-européenne) où la noblesse eût dérogé de travailler, c'est-à-dire eût précisément perdu son élection de se fourvoyer dans le labeur ; elle justifiera également cette approche doloriste du travail comme signe de la faute et moyen de la racheter. Et c'est, précisément avec les bénédictins, puis avec les cisterciens que le travail commence de reconquérir une valeur spirituelle positive, non pas malgré mais à cause de la connotation souffrance et effort qu'il implique.

Max WeberC'est assez dire qu'il ne faudra pas véritablement attendre la réforme protestante, même si elle a évidemment joué un rôle essentiel, pour que le travail revête une connotation idéologique positive. Il n'empêche, et c'est bien ce que soulignera Max Weber, il y a quelque chose dans le puritanisme protestant, dans la morale austère qu'il implique où l'homme se doit ad majorem gloriam dei d'accomplir sa mission en faisant fructifier le monde et réaliser ainsi sa destinée d'homme libre, quelque chose d'idéologique et non pas d'économique qui fait du travail une fin en soi et non plus simplement un moyen. Ce par quoi le travail devient une valeur éminemment positive.

La rupture positive

Selon D Méda, elle s'opère en trois temps :

- avec A Smith elle devient un facteur de production (XVIIIe)

- avec Hegel et Marx elle signe l'essence de l'homme (XVIIIe) en ce qu'il dévoile à la fois la puissance créatrice et sa liberté conquise par la transformation du monde

- au XXe il devient le pivot du système de distribution des revenus, des droits et des protections

Il n'est évidemment pas difficile de montrer que ces dimensions sont contradictoires même si elles coexistent dans la représentation que nous nous en formons : pour Smith, le travail n'est évidemment qu'un moyen dont le but est la production de richesses quand il se révèle un but quand on l'appréhende comme réalisation de l'essence de l'homme.

Force est néanmoins de constater qu'en théorisant l'aliénation du travail dans le salariat, Marx contrairement à ce qu'une lecture rapide pourrait faire croire, aura largement contribué à propager cette approche positive du travail comme libérateur dans la mesure même où l'aliénation ne trouve sa source que dans l'organisation du travail et non dans le travail, lui-même éminemment libérateur.

Ceci a soi seul explique notre rapport si complexe, tellement ambivalent au travail que nous ne cessons d'entendre comme une contrainte à quoi il faut bien se soumettre et que le lien de subordination qui définit le salariat ne fait que surligner à l'envi, au moment même où nous nous entêtons à rêver d'un travail épanouissant sinon dans son objet, au moins dans son organisation, qui autorise l'expression de nos facultés créatrices.

Un rapport paradoxal et neurasthénique

Escroquerie selon Galbraith que de nommer par le même terme l'activité épanouissante pour quelques uns et fastidieuse pour les autres, en tout cas paradoxe et impasse morale qui contraint chacun de nous à vouloir conjuguer intérêt bien compris et plaisir, à vouloir se faire (bien) payer le plaisir même d'être et de créer. Si Marx voyait dans le salariat la forme moderne de l'esclavage, nous pourrions tout aussi bien dire qu'il est la forme moderne, et générale, de la prostitution contrainte quoiqu'au moins les prostituées, vertueuses à leur manière, ne mélangeassent jamais plaisir et rétribution !

Pour autant que nous ayons raison en signalant comme une forme systématiquement perverse le glissement par quoi le moyen s'érige en fin en soi, le travail est aveuglément, la figure perverse des sociétés occidentales.

En tout cas, elle est au moins la représentation forte de la frustration : tant que le travail aura été considéré comme la forme même de la souffrance à quoi l'essence de l'homme est réduite, le travail remplissait pleinement sa fonction et permettait d'organiser la soumission de tous à l'ordre établi, qu'il fût spirituel ou politique. Dès lors qu'il supporte en plus l'espérance d'un accomplissement, d'un épanouissement ; qu'il se conjugue non plus en terme de soumission mais de libération (Arbeit macht frei - et l'on sait depuis les nazis quel usage pervers et mortifère l'on peut faire d'une telle représentation du travail) alors il est patent que l'espérance nourrie excède hyperboliquement ce qu'une représentation économique - mais même sociale - peut offrir.

Où le travail retourne à la souffrance qu'il n'a jamais quittée : une béance, un manque. Où l'individu est condamné soit à n'être rien quand il en est dépossédé, ou bien à n'être presque rien quand il en a.

Non pas un dilemme, mais une fabuleuse duperie, celle-là même que relevait Lafargue dans son essai.


1) St Just L'esprit de la Révolution

2) le 3 mars 1794

Citoyens, je vous présente, au nom du comité de salut public, le mode d’exécution du décret rendu le 8 de ce mois, contre les ennemis de la révolution.

C’est une idée très généralement sentie, que toute la sagesse du gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la révolution, et à rendre le peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de !a liberté.

C’est le moyen d’affermir la révolution que de la faire tourner au profit de ceux qui la soutiennent et à la ruine de ceux qui la combattent.

Identifiez-vous par la pensée aux mouvemens secrets de tous les coeurs ; franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez, il vaut mieux hâter la marche de la révolution que de la suivre et d’en être entraîné. C’est à vous d’en déterminer le plan et d’en précipiter les résultats, pour l’avantage de l’humanité.

Que le cours rapide de votre politique entraîne toutes les intrigues de l’étranger ; un grand coup que vous frappez d’ici retentit sur le trône et sur le cœur de tous les rois. Les lois et les mesures de détails sont des piqûres que l’aveuglement endurci ne sent pas. Faites-vous respecter en prononçant avec fierté les destins du peuple français. Vengez le peuple de douze cents ans de forfaits contre ses pères.

On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous. On travestit vos discussions, mais on ne travestit point les lois fortes ; elles pénètrent tout à coup les pays étrangers, comme l’éclair inextinguible. Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe.

3) Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815 : contenant la narration des événements… précédée d’une introduction sur l’histoire de France jusqu’à la convocation des États-Généraux,

4) «Si l'on ne veut pas travailler, l'on ne mangera pas» II, Thess,III,10

5) Max Weber,

L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme

Le savant et le politique

6) Sur Lafargue lire ce très bel hommage de Jaurès dans l'Humanité du 28/11/1911 suite à son suicide et celui de sa femme

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