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Mémorial

 

Une série, prolongée au fil de l'eau, sur la mort et ses figures

Contexte Bertrand Herz Mémorial Répulsion fascinée Défis For de la vanité de la philosophie de la vertu de la philosophie

 

 

On appelle cela un Mémorial. C'est un mur ! Il y a celui, récent, de la rue Nélaton, qui mentionne tous les enfants juifs de la rafle du Vel d'Hiv.

C'est que, de l'événement, ne reste presque rien : cette unique photo puisque le Vélodrome lui-même fut détruit en 1959.

Comme son nom l'indique, il s'agit d'un objet, d'un cahier ou d'un morceau de papier, d'un recueil, d'un livre ou d'un journal supposé à la fois conserver et perpétuer un souvenir, un acte ou un moment important.

Ce fut ainsi le cas de Pascal qui camoufla dans la doublure de son pourpoint un papier dont il consigna sans doute soigneusement les termes, dont il dut assurément connaître par cœur chacun des mots, relatant un moment bouleversant de son existence, un moment de révélation sans doute, totalement intime … tellement qu'il dût demeurer caché aux yeux de tous.

On dirait aujourd'hui aide-mémoire ou post-it du nom de ces billets jaunâtres qui se peuvent coller sur n'importe quel support, ou même on parlerait de to-do-list comme aiment à le nommer en cette impénitente couardise angliciste les managers de tout poil. Mais ce serait ne rendre que malaisément acte au mot comme à la chose.

Il est bien, oui, des points de croisement, de crise beaucoup plus que de rupture d'ailleurs, où subitement la trajectoire se met à bifurquer mais où, presque naturellement, on sent qu'aucun retour en arrière ne sera possible ou si partiellement qu'il ressemblerait à une illusion. Moïse entend une voix, se détourne du chemin où il entraînait son troupeau … et rencontre Dieu. Lui, le fugitif, ayant fréquenté autant les honteuses ombres de la soumission que les éclats aveuglants de la domination, finira grand fondateur d'une histoire qui ne se terminera peut-être jamais. Les flots un moment écartés de la Mer Rouge ne se referment pas seulement sur les poursuivants ivres de vengeance mais sur un passé désormais inaccessible.

Tel fut sans doute aussi le cas de Pascal : dans ce texte à la fois construit et éclaté je ne lis pas seulement - ce que souvent l’on en retient - la préférence marquée au dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob plutôt qu'à celui des philosophes et des savants, catégorie à laquelle pourtant il appartient ; je retiens surtout l'angoisse d'être séparé à jamais de son Dieu mais de s'en être néanmoins écarté quelquefois … lointain écho du Et les ténèbres ne l'ont pas reçu.

Quelque chose s'était passé - comme une illumination, mais les mots sont tellement pauvres, qui animera définitivement son parcours et dont il voulut avec obsession prolonger l'écho en chaque parcelle. Rien à voir, ou presque, avec la révélation subite d'un Claudel derrière un pilier de Notre Dame : ce dernier s'attarda bien souvent dans l'ostentatoire. Pascal, bien plus que de la discrétion ou de l'austérité, préserva, à sa manière, la pudeur qui sied à l'âme quand elle s'ébroue.

Il en est d'autres enfin, tel le Mémorial de Sainte Hélène, brossant à la fois le portrait d'un grand homme et ses derniers moments évidemment humiliés, mais prenant surtout la défense de ses réalisations. Appelons-les Mémoires, et l'on verra ceux-ci ou ceux-là s'adonner parfois à la vanité du plaidoyer pro domo. J'aime assez, selon qu'on l'écrive au féminin ou au masculin, que mémoire signifie la faculté mentale enregistrant les souvenirs ou la relation qu'un acteur ou un auteur peut faire de son existence, des événements auxquels ils a participé ou même de ses réflexions. Mauriac ainsi écrit ses Mémoires intérieurs (au masculin) tout en répugnant à se raconter autrement qu'au travers de ses lectures et de ses réflexions, ne voulant entraîner derrière cette exhibition ni sa lignée ni les fallacieux troubles du corps que l'addiction freudienne nous a appris à étaler.

Mais ici il s’agissait de bien autre chose.

Un mur de noms. D’ordinaire on appose un nom sur une stèle funéraire ou une pierre tombale.

D’ordinaire on appose un nom sur une stèle funéraire ou une pierre tombale. Pas sur un mur ! et pas pour autant d’individus. Imagine-t-on sépulture multiple, fosse commune ? Mais elles sont toujours anonymes.

Douaumont : un ossuaire devant un alignement géométriquement trop parfait de croix pour n'être pas angoissant. Pour honorer un massacre trop systématique et trop absurde de batailles inutiles ? Ses victimes plutôt qu'on submerge d'éloge patriotique et de sacrifices généreux mais où l’anonymat atteste de la démesure. Les ossements jetés là à la dérobée des regards trahissent seulement l'échec. Celui de la reconnaissance - au sens de l'identification cette fois. Parfois – mémoire inverse - cette tombe unique d’un inconnu supposé résumer la cohorte de victimes est autre manière à travers un seul de les honorer sans méconnaître néanmoins combien le temps passant, les gerbes déposées ne relèvent bientôt plus que d'un mécanique et sordide rituel républicain de jours fériés.

On ne mesure pourtant jamais assez combien le culte des morts signale notre humanité. Se rendre devant une tombe, s’agenouiller, prier parfois ; parler au disparu comme en un dialogue qui ne serait au fond que méditation murmurée ou plaintive, est bien autre chose et va bien au-delà que seulement s’adresser à un souvenir, exprimer un regret ou mesurer une absence, ce qui est déjà bien  ; bien plus que seulement honorer un parcours, une vie, des réalisations, ce qui est encore mieux.  

C’est  rendre hommage.

Je réalise subitement, je ne m’en étais pas même rendu compte auparavant, combien le mémorial de la Shoah aura, dès le départ, suivi une trajectoire exactement inverse à celle empruntée auparavant. Le mémorial ici ne se satisfait pas d'un hommage collectif. Il importe au contraire de retrouver et consigner le plus possible le nom de chacune des victimes comme si le fait qu’en plus d’avoir formé cohorte innombrable de victimes, ce peuple souffrait définitivement de l’absence de tombe. De Yad Vashem, au mémorial de la déportation de Klarsfeld, l'obsession de recenser tout le monde, de ne perdre trace de personne … jusqu'au point extrême. Retracer le parcours de chacun, de la rafle ou son arrestation, du numéro de convoi et du trajet de celui-ci jusqu'à Auschwitz.

Il faut lire Schwartz-Bart pour le comprendre :

Et tandis que dans le silence de plus en plus pesant de la foule, dans l'odeur de plus en plus pestilentielle, de légères et suaves paroles prenaient vie sur ses lèvres, scandant le pas des enfants de rêverie, et la marche de Golda d'amour, il lui semblait qu'un silence éternel s'abattait sur le bétail juif conduit à l'abattoir, que nul héritier, que nulle mémoire ne viendraient prolonger la marche silencieuse des victimes ; un chien fidèle ne tremblerait pas, le cœur d'une cloche ne sonnerait pas, seules resteraient les étoiles glissant dans le ciel froid. « O Dieu, se dit soudain le Juste Ernie Lévy, cependant que le sang de la pitié s'écoulait à nouveau de ses paupières, ô Seigneur, nous sommes sortis ainsi il y a des milliers d'années. Nous marchions à travers des déserts secs, à travers la mer Rouge de sang, dans un déluge de larmes salées et amères. Nous sommes très vieux. Nous marchons. Oh ! nous voudrions bien arriver enfin ! »

[…]

Ainsi donc, cette histoire ne s'achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s'assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie.

Pour tous ceux-là, qui pourtant s'acharnèrent, des millénaires durant, à se perpétuer pour demeurer, en chaque moment, chaque geste, chaque esquisse de pensée ou de prière si modeste fût-elle ce royaume de prêtres et (cette) nation sainte qu'il leur fut demandé de devenir ; pour tous ceux-là à qui si vite avait été confisquée cette Terre promise qui, bien plus qu'une possession, était le sceau même de l'Alliance, pour ceux-ci qui n'eurent jamais véritablement la possibilité de gratter la terre de leur sueur ni d'y édifier d'autre temple que celui qui fut détruit, non, pour tous ceux-ci, il n'y aurait pas de sépulture ; pas même anonyme. Ni de sérénité possible.

Il n'y aura que l'effort des survivants à tenter néanmoins de témoigner, à dénicher leur trace … ou à l'inscrire.

J’aime ainsi qu’hommage vienne d’homme et désigne à la fois ce devoir que le vassal était tenu de rendre à son suzerain et le respect, la reconnaissance voire la gratitude. Et par là vienne d'humus où je devine autant les ultimes ressacs de l'humilité que les senteurs discrètes de la terre.

Ce n’est pas tant la soumission qui importe ici que la reconnaissance : respecter la part humaine en nous comme en celui qui disparaît c’est s’engager sur ce même chemin qui de la glaise originaire fit un homme ; poursuivre le même effort contre tout ce qui en nous ramène à la bête ou encloisonne dans la chose. La question ne sera jamais celle du dualisme âme/corps ou de la croyance en un dieu transcendant : ceci traverse bien sûr la tension métaphysique mais ne la résume pas, elle qui déborde de toute part. Elle réside en cette voix qui en nous proteste : mon royaume n’est pas de ce monde ; je ne suis pas que ce corps putrescent devant lequel on s’agenouille. Voici la force de la tombe ou de l’urne : ce n’est pas non plus question seulement de mémoire ou de souvenir ; non plus que de ces traces qu’on eût aimé laisser derrière nous tel le plus archaïque des mammifères.

Mais ici tout à coup il s'agit de bien plus encore. D'un mur où, soigneusement classés par date de déportation, s'alignent - si ce n'était un oxymore - une kyrielle de noms d'anonymes. Et parmi eux, évidemment celui que je savais y devoir trouver : celui de mon grand-père.

Son parcours ne m'était évidemment pas inconnu et je l'ai évoqué à maintes reprises. Cela fait évidemment longtemps que la chose n'était plus une simple histoire qu'on lisait dans les manuels - si elle le fut jamais … Mais ici, plus encore que ses traces laissées ici ou là, c'était écrit, gravé dans le marbre comme on dit.

Jamais autant qu'en ce jour, je ne compris la puissance de l'écrit si je devinais la vigueur de la Parole. Lui qui avait tant tenu à raconter et écrire son histoire, tant qu'il le put, après 18 et jusqu'en 40, s'offrait comme une sorte de sursis à disparaître ou qu'il reprît corps, à sa manière et pour toujours, en la gravure de ces lettres.

Qu'il est difficile de parler de la mort, de l'écrire ou de la représenter. Je le sais depuis longtemps. Tout au plus peut-on évoquer la souffrance, la crainte ou l'espérance qu'elle nous inspire. Mais il est des figures de mort.

C'est bien l'objet de cette série. Dessiner autant que faire se peut des figures de mort ou évoquant la mort.

Il y a pourtant, peu nombreux, quelques textes évoquant la mort à la première personne … La mort de Zénon dans Archives du Nord de Yourcenar en est un.

Nul ne les peut lire sans trembler.

Ces pages finales du Dernier des Justes, je n'ai, en tout cas jamais pu les lire sans tressaillir ni m'agenouiller de tristesse. J'aimerais les commenter : elles se suffisent à elles-mêmes. Ce serait à coup sûr les affadir. J'en retiens pourtant le pèlerinage. Car, oui, il est bien question d'un voyage. De ceux que l'on entreprend et dont on sait qu'il vous transformeront. Parce qu'il y a va d'une réelle édification métaphysique. D'une initiation. J'en retiens pourtant ce ciel d'orage. Plus jamais les ciels ne seront seulement joie, espérance et beauté.

A Comte n'avait pas - tout-à-fait tort - de proclamer que l'humanité était faite de plus de morts que de vivants. Oui, la pâte dont nous sommes pétris est faite aussi de cela ; de l'éternité des souffrances et des cris ; de l'immensité des rires et des espérances ; de la déclinaison infinie de nos erreurs et errances ; mais de ces œuvres aussi qui déchirent le voile du Temple comme celui des temps.

Nous ne sommes pas fait que de cela pourtant. Mais de voyages, d'entre-deux ; d'irrésistible devenir qui tantôt fait notre gloire tantôt notre honte.

En tout cas, en ce jour de juin, ensoleillé et chaud pourtant, oui, subrepticement, je levai les yeux au ciel. Ils étaient là, tous, plombant ou surplombant le ciel, soudain bas et lourd.

 


Pascal, Mémorial
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L’an de grâce 1654.
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe.
Veille de saint Chrysogone martyr et autres.
Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi.
Feu
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus‑Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé. ------------------------------------------------------
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu, me quitterez‑vous -------------------------------------------
que je n’en sois pas séparé éternellement.
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Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.
Jésus-Christ. --------------------------------------------------------
Jésus-Christ. ----------------------------------------------------
je l’ai fui, renoncé, crucifié
Je m’en suis séparé, ----------------------------------------------------
Que je n’en sois jamais séparé ! -------------------------------------
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
Etc.