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N'être jamais seul
ou ce que ne pas errer pourrait signifier

Une série que m'inspira la lecture de cette phrase de Zweig tirée de sa lettre-testament : Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux.

 

n'avoir plus où aller Ne plus se retourner n'être plus de nulle part  

 

 

 

On connaît moins aujourd'hui la légende du Juif errant qui, pourtant, connut ses heures de gloire. Qu'importe au reste d'où provint cette légende : les légendes ne sont pas faites pour dire le vrai et situer qui le premier la raconta lui ôterait tant son charme que sa puissance. Qu'importe aussi ce qu'on en aura voulu faire : les appareillages antisémites sont toujours un peu les mêmes qui sont affaire de politologues parfois ; d'historiens surtout ; de sociologues à l'occasion.

C'est l'histoire d'un personnage qui assista à la crucifixion, un petit cordonnier à ce qu'on dit, qui vit le Christ passer devant son échoppe, portant sa croix, et que sans doute il moqua ou injuria, comme tant d'autres. Par méchanceté gratuite ? Par sottise en tout cas, entraîné comme on l'est si souvent par les mouvements de foule. Jésus l'aurait regardé dans les yeux et lui aurait dit : Tu marcheras toi-même pendant plus de mille ans.

Celui qui a proclamé :

En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera point que toutes ces choses n'arrivent.
Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point.
Or, pour ce qui est de ce jour-là et de l'heure, personne ne le sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul. Mt, 24, 34

ἀμὴν λέγω ὑμῖν ὅτι οὐ μὴ παρέλθῃ ἡ γενεὰ αὕτη ἕως ἂν πάντα ταῦτα γένηται.
ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ γῆ παρελεύσεται, οἱ δὲ λόγοι μου οὐ μὴ παρέλθωσιν.
Περὶ δὲ τῆς ἡμέρας ἐκείνης καὶ ὥρας οὐδεὶς οἶδεν, οὐδὲ οἱ ἄγγελοι τῶν οὐρανῶν οὐδὲ ὁ Υἱός, εἰ μὴ ὁ Πατὴρ μόνος.

aura voulu en même temps que l'accompagne non pas tant celui par qui le malheur arriva, mais qui ne fit rien pour l'en empêcher ; qu'il en fût témoin pour la durée qui les séparait de la consommation des siècles : c'est-à-dire qu'il en portât en sa chair trace et souffrance.

L'errance, on le devine bien est indissolublement liée à la culpabilité : autant dire que le juif errant est un outillage privilégié du dispositif antisémite. Ce n'est, répétons-le, pas ceci qui m'intéresse aujourd'hui ; mais l'errance - encore et toujours.

Errer au sens le plus trivial c'est d'abord cheminer sans savoir trop où l'on va. J'aime assez que le terme, du latin errare, veuille dire errer, aller çà et là, marcher à l'aventure; faire fausse route ; mais donc au sens figuré se tromper. Or, le chemin en grec c'est οδος qui traduit aussi la manière de faire. Tout, dans la recherche de la vérité est affaire ainsi de cheminement, de route, de tracé : mais de discours aussi : celui qui parle de la route à suivre, qui trace la bonne manière de faire est un discours de la méthode.

Errare humanum est ! Dans tous les sens du terme. Et si l'on allait au bout de l'idée ? L'erreur est un écart, une course, presque à l'aventure ; un détour. Celui qui se trompe flâne, vagabonde. Traîne.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
 L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point.
 Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
 L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
 Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.
 Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
 L'Éternel dit: J'ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte, et j'ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs.
 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens, et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel, dans les lieux qu'habitent les Cananéens, les Héthiens, les Amoréens, les Phéréziens, les Héviens et les Jébusiens.
 Voici, les cris d'Israël sont venus jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que leur font souffrir les Égyptiens.
 Maintenant, va, je t'enverrai auprès de Pharaon, et tu feras sortir d'Égypte mon peuple, les enfants d'Israël.
 Moïse dit à Dieu: Qui suis-je, pour aller vers Pharaon, et pour faire sortir d'Égypte les enfants d'Israël?
 Dieu dit: Je serai avec toi; et ceci sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie: quand tu auras fait sortir d'Égypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
 Moïse dit à Dieu: J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je?
 Dieu dit à Moïse: Je suis celui qui suis. Et il ajouta: C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle 'je suis'm'a envoyé vers vous.
Ex, 3

Pourtant celui qui découvre le vrai est celui aussi celui qui se détourne de son chemin - celui que l'on détourne.

Moïse est à son affaire de berger, celle de sa nouvelle vie depuis qu'il a fui la colère de Pharaon. Il marche, fait marcher son troupeau. Les textes anciens, grecs comme bibliques, portent la trace des peuples qui les conçurent : peuples de bergers et de commerçants ; parfois de paysans. Mais déjà plus peuples de nomades. Ils ont un chez eux même s'ils pérégrinent encore ! ils marchent et emmènent leurs troupeaux car c'est souvent s'approprier une terre nouvelle que d'y pouvoir faire paître ses bêtes. Le berger est là qui regarde paître son troupeau. Il les emmène ; le plus souvent il les a poussées devant lui. Etre berger est tâche de lenteur, de marche et de méditation. Ce n'est pas qu'il n'y ait rien à faire : il y a tout à laisser faire. Et les chemins lentement se dessinent.

C'est ceci que trahit le mot en réalité : qu'entre trouver le chemin et se tromper il n'est pas tant de différences que l'on croit ; que c'est même acte ; souvent même conviction. Victime ou acteur c'est tout un. Qui sombre dans l'erreur le fait souvent avec même conviction que celui qui a trouvé. Et le menteur par excellence - le diable- est juché sur le même canal de transmission que le Paraclet. Dans les deux cas, un écart qui n'a l'air de rien ; quelque chose ou quelqu'un qui vous appelle.

Moïse est surpris par le buisson ardent … et se détourne. Ce détour changera tout. Bientôt en prophète qu'il deviendra, il sera à la fois le berger qui conduit son peuple vers la Terre Promise mais est guidé par les signes du Très-Haut.

Dieu est le seul qui ne se détourne pas mais y incite quoique, à l'occasion même un Moïse parvint à détourner sa colère ; mais ce dernier, Moïse représente l'essence même du détour, de l'errance. Il conduit son peuple hors de l'esclavage égyptien et quarante ans dans le désert : ce faisant il le constitue. Nul de demeure indifférent à l'appel de l’Être. Votre destin, votre terre, vos ultimes croyances s'en trouvent bouleversés.

Oui décidément errer c'est cela aussi, ce n'est pas toujours se tromper mais au contraire sortir de l'ornière et se placer devant l'éclosion de la lumière. Les bêtes s'égayent, s'éparpillent et le berger tente vaille que vaille de les rassembler. Et parfois y parvient ! Elles viennent de trouver une nouvelle terre. Et, miracle, de l'être comme de la pensée, ce qui était échec se transfigure en réussite ; en opportunité au moins; et le désordre offre sa chance à l'ordre. Les bêtes disent le meilleur de la pensée : l'ordre n'est pas le contraire du désordre mais une de ses flexions - la plus rare ; certes la plus improbable mais la toujours possible. L'ordre repose, indéfiniment, sur le désordre et n'en est, au mieux, que la face émergée, raisonnable ; racontable. En dessous, les tourbillons, les entrelacements.

Je comprends bien que ne pas errer c'est non seulement savoir où l'on va mais y conduire les autres. Le pasteur pourrait être cet homme là s'il n'était, comme on l'a dit, aussi souvent poussés par ses bêtes qu'il ne les entraîne réellement. Il fait l'histoire mais est faite par lui. Ce n'est pas un cercle mais une boucle ; il n'est pas vicieux mais de rétroaction.

Mon Royaume n'est pas de ce monde réplique Jésus à un Pilate moins sot qu'on ne veut bien le dénoncer. C'était bien sûr se déjouer de toute implication politique ? On le comprit bien ainsi - ce que le Rendez à César ce qui appartient à César confirmait aisément. Toute la catholicité fit ses choux gras de cette bien pratique répartition d'entre spirituel et temporel. Mais ce fut aussi rappeler sa mission pastorale.

C'était surtout souligner sa place particulière. Ce peut sembler sot, outrecuidant ou blasphématoire pour un croyant que de se mettre en une telle posture mais imaginons ce que pouvait bien être l'appréhension du divin ainsi immergé dans l'espace humain, emberlificotée dans les petites et mesquines affaires humaines. Pouvait-il ne pas se sentir étranger ? Pouvait-il ne pas errer lui qui devait conduire l'humain ? Réside ici l'immensité du fossé qui sépare nos humbles cheminements parfois sincères, souvent feints, quelquefois humbles, trop fréquemment boursouflés d'orgueil de la plénitude que nous entendons sous le nom du divin. C'est ainsi, aussi, qu'on peut entendre éventuellement le Pourquoi m'as-tu abandonné prononcé sur la croix : je l'ai écrit déjà, je n'imagine pas une seule seconde que le Père eût pu abandonner le Fils ni même que ce dernier eût pu le croire ; ce ne peut donc être qu'une sensation transitoire - de celle que l'on perçoit entre deux états, dans la translation d'entre deux rives - quand le souvenir du départ s'est estompé et que le point de mire demeure encore obscurci par la brume.

L'errance est cet état où d'occuper tout l'espace, d'enfler d'importance comme vulgaire grenouille de la fable, l'humanité s'interpose, bouche l'horizon et fait oublier jusqu'à l'espérance du divin. Ou, autre manière d'exprimer la chose, la pesanteur irait jusqu'à rendre la grâce impossible, même en rêve.

Je ne manquerais pas de blasphémer si je tentais d'imaginer ce que, sur la croix, en cet instant précis, pût ressentir le Christ ou, tout du moins, je resterais invariablement à mille coudées du sujet tant langage et raison restent cruellement impropres à donner sa chance à l'infini. Pourtant, au moins a contrario, je parviens ce faisant à saisir ce que ne pas errer peut signifier.

Il n'est pas de lieu où l'humain soit seul qui demeure habitable. Quand il n'est confronté qu'à lui-même, ne voit ni ne rencontre que lui-même, il se met à mimer, à singer et à fourbir ses armes ; à transformer un peu ; à détruire beaucoup. L'humain a sans doute besoin de choses et d'animaux autour de lui, mais ceci même ne lui suffit pas qu'il asservit, utilise et réduit sitôt que l'occasion s'en mêle. Nous avons besoin, en face de nous de projets, d'un horizon qui à la fois nous éclaire, oriente et dépasse. Est-ce ce que nous nommons liberté, ou seulement volonté ou bien encore la conformation de nos âmes ? Tout ceci à la fois vraisemblablement. Nous avons besoin, pour exister, et donc pour sortir de nous-mêmes - ce que signifie ex-ister - de pouvoir transformer ce qui s'oppose ou se présente à nous, d'objet en projet ; d'obstacles en moyens. Nous sommes de terre assurément mais ne survivons que de cieux.

Appelons ceci comme on voudra : il m'apparaît assez clairement que ceci ressemble à s'y méprendre ce que parfois nous nommons le divin. Je ne dis pas Dieu : j'en ignore toute certitude et ne saurais la prouver même si j'en nourris quelque idée ; j'écris le divin, hors de nous ou en nous-mêmes, qui nous parle et nous intime la ligne à franchir, la paresse à transgresser, les molles certitudes à pourfendre ; qui nous dit le chemin, la vérité et la vie

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience (...). Rousseau

C'est cela ne pas errer : se devoir être appelé.

Le démon de Socrate, la voix intérieure de Rousseau ou bien cette mystérieuse conscience qui nous interdit d'être jamais tranquilles … je n'ai nul besoin de l'hypothèse balourde des instincts. Je sais qu'en nous, quelque chose nous arrache inéluctablement à la moite mollesse des choses, à la trop suave douceur des rêves, à la noire rugosité des pierres, à la troublante férocité des passions ; nous oblige à l'ailleurs ; à l'au-delà. De penser, d'en avoir conscience nous interdit d'être désormais du monde ; de nous y sentir simplement chez nous. Nul n'est besoin d'une faute originelle pour le comprendre : de le penser nous met devant le monde, nous en arrache et nous interdit de nous y résumer. Ainsi nous non plus ne pouvons dire ni que notre royaume soit de ce monde ni qu'en tout cas il s'y réduise.

A qui appartient cette voix qui tonitrue et nous interpelle ? Qu'importe pour qui a des oreilles pour l'entendre ! Car elle ne peut être surgir exclusivement de soi : elle est bien trop impérieuse ! elle ne peut non plus sourdre uniquement de l'autre : elle fouaille trop profondément nos artères. Elle est là en tout cas qui ne nous laisse pas en repos et nous rappelle à la dignité d'être. C'est cette voix qui fit Moïse se détourner pour entendre ce qui du buisson ardent s'exclamait. C'est ce léger soupir qui nous susurre quand nous nous trompons ou cherchons malignement à nous leurrer nous-mêmes quand nous défaillons ; cette ferme injonction qui sans cesse nous rappelle où entamer la route … de toujours demeurer en mouvement.

Nous ne pouvons pas ne pas regarder poindre l'aurore tout là-bas à l'horizon ; encore moins endurer nos entraves sans au moins en espérer les prémices. Ce serait résolument être abandonné que de n'en plus se voir promettre les ultimes ressacs. Voici ce que ne supporte pas Zweig au creux de l'hiver nazi quand les foudres lucifériennes semblent devoir obscurcir définitivement toutes les perspectives imaginables.

Et nous tenons pour d'autant plus certaine la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour vienne à paraître et que l'étoile du matin se lève dans vos cœurs 2Pierre 1, 19

Je le sais aujourd'hui et crois m'être beaucoup menti d'avoir pu en esquiver l'irréfragable certitude : l'humain n'est grand que face à plus noble que lui. C'est le condamner à l'errance, à la médiocrité et, souvent, à l'infamie, que de le laisser seul face à lui-même.

Voir clairement, là-bas, les berges émerger des broussailles matinales et n'en oublier jamais l'émoi.