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IV / Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis. Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné J’ai soif Tout est achevé Père, entre tes mains je remets mon esprit

 

Paroles des hommes : Mon amour, mon amour, pourquoi m’as-tu abandonné ; ma mère, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné ; mon enfant, pourquoi m’abandonner ; amis proches ou lointains, collègues, coreligionnaires… pourquoi m’abandonnez-vous encore ? Mais moi, qui hurle de solitude, ce soir, qui ai-je laissé derrière moi, sur sa route déserte, hurlant sa douleur de solitude, oh ! qui ai-je abandonné ? Pardon, ô mes amours, de vous avoir abandonnées. Par la naissance, le sevrage, le départ, le matin, à l’école, l’amertume de l’adolescence, le début dans la vie, la socialisation, l’amour même quelquefois, le divorce, la maladie, la douleur, l’agonie, la mort… des abandons successifs, parfois inévitables, toujours déchirants, sculptent nos existences d’atroces souffrances. Depuis que nous sortîmes de la vulve de notre mère, sue d’angoisse notre chair d’éclipse et de déréliction. Paroles du Christ : additionnant les ruptures, les absences et les déchirures qui travaillèrent à jamais notre vie charnelle et affective, le Christ fait monter vers le Père lui-même la souffrance première, secrète et continue des hommes : l’abandon. Si toi aussi, mon Dieu, tu m’abandonnes, à qui confierai-je désormais mon espérance ? Serres Est-il question plus intrigante que celle-ci ? Peut-on imaginer que même seulement un instant fuyant le Fils doutât du Père ? ou même que le Père se désintéressât du sort de son Fils envoyé pourtant pour porter sa Parole ?

Elle est l'occasion pour Serres d'un développement sur l'abandon qui aurait parfaitement pu être porté à l'occasion de la prière d'intercession. Car, on l'a dit, c'eût effectivement été une forme d'abandon pour le Père, que de ne pas pardonner voire de consumer ! Mais à l'occasion aussi de la seconde et de la troisième. Car, après tout que signifie abandon sinon de rompre le lien qui vous attache à quelqu'un ; éventuellement à quelque chose.

Je le sais ! L’Être a tout à voir avec le lien. M Serres regarde ceci par l'autre bout - à cet extrême que l'on croit être la mort ; qui n'est pourtant qu'un épisode. On peut le scruter au tout premier frémissement des commencements. Mais il faut sans doute le faire de concert … comme on creuse un tunnel.

Je le sais, l'être à tout à voir avec le geste du tisserand. Et si son geste n'est pas presque immédiatement contemporain du Fiat Lux originaire, il dut bien lui succéder sans trop tarder tant il scande une à une toutes les voyelles de l'existence. La mère qui tient son petit contre son sein et le nourrit révèle à la fois la rupture qui s'est nouée à la naissance et le refus que se creuse plus encore le fossé ; que traduisent les larmes au cœur de ce vieillard regardant la photo jaunie de sa vieille mère depuis si longtemps disparue, sinon cette certitude que toujours, à sa manière nouvelle peut-être mais toujours, elle demeure là qui veille ; le poète qui cisèle au plus scrupuleux de son art l'enchevêtrement de ses vers et de ses rythmes, que chante-t-il sinon l'identique croisée des fils de trame et des fils de chaine. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que nous sommes habillés de textes et ne rêvons qu'à épuiser les charmes de tissus d'Orient. C'est que, bien sûr, nous ne cherchons jamais qu'à nouer ce qui s'était délié. Ne parvenons jamais à distinguer et parfois séparer que ce qui s'était entremêlé. Comme si exister se déployait en cette respiration

Ce jour-là, pourtant, était un jour de fête ; ce jour-là qui célèbre la sortie d’Égypte et donc la liberté ; ce jour-là est la grande célébration de l'Alliance, du peuple et de la terre ; ce jour-là qui devait célébrer la promesse tenue en même temps fut un jour de rupture. La plus brutale qui soit.

καὶ ἰδοὺ τὸ καταπέτασμα τοῦ ναοῦ ἐσχίσθη ἀπ’ ἄνωθεν ἕως κάτω εἰς δύο, καὶ ἡ γῆ ἐσείσθη, καὶ αἱ πέτραι ἐσχίσθησαν
Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu'en bas ; et la terre trembla, et les rochers se fendirent, Mt,27, 51

Ce jour-là se rompit l'Alliance. Ce jour-là … l'irréparable qui brise l'histoire en deux : plus rien ne sera comme avant. A côté, l’idolâtrie ordinaire, la médiocrité du quotidien, la ferveur qui s'égare dans l'affairement des hommes … tout cela n'est rien ou presque. Même ce veau d'or autrefois fondu au pied de la montagne de la Parole semble à côté avoir été aimable vétille. Tout se brise ; tout se défait ! Combien de pleurs, d'effroi … combien de temps faudra-t-il pour panser cette plaie qui suppure encore.

Là quelque part dans le monde … une crevasse qui n'était pas ! Elle ne se voit pas. D'aucuns la réfutent encore. La mauvaise foi n'a d'égale que la paresse à se regarder en face. Mais elle est bien là. Une alliance a été rompue. Il va bien falloir ravauder mais en sommes-nous capables ?

Bien sûr - mais précisément rien n'était assuré - heureusement - mais peut-il être bonheur après une telle catastrophe - comment écrire cela ? Les anciens, les textes en tout cas assurent que Dieu sinon pardonna en tout cas offrit l'opportunité d'une nouvelle Alliance. Comme il l'avait fait à chaque fois. Ou que l'histoire dût recommencer , à en épuiser toute patience, à chacun de nos si prévisibles manquements.

Mais je n'aime pas - c'est peu dire car en réalité j'y nourrirais plutôt de la honte - qu'il nous fallût attendre de la victime qu'elle fît le pas de ce ravaudage-ci. Quoi l'on assassine le porteur de la parole vivante et l'on voudrait que ce fût lui qui condescendît à porter le poids de la faute ?

Agnus dei qui tollit peccata mundi ! j'essaie de comprendre les termes de celle alliance prétendue et n'y parviens pas. N'est-ce pas ici reproduire encore et toujours le mécanisme vicieux de la transaction victimaire ?

Toute la question est ici sans doute mais qui ne concerne que celui qui accepte qu'elle l'engage. Toute la question est ici mais se pose de manière bien plus simple pour qui veut sincèrement se poser la question du croire.

Et si c'était à nous plutôt de refaire le chemin ?

Je n'aime pas les ruptures ! mais qui se vanterait de les aimer ? je n'aime pas le crissement strident des ruptures même si je les sais parfois, si souvent, nécessaires ; et pour certaines mêmes vitales. Il faut bien que le petit d'homme s'arrache de l'emprise maternelle qui manquerait bien vite de l'étouffer. Il faut bien que le presque adulte s'extirpe avec bravade et tremblements du confort de son enfance subsidiaire et parte en cette aventure où, pour la première fois rien n'est plus certain ni le regard de l'autre, ni la bienveillance du monde ; encore moins le bien-fondé de ses décisions ; ni même le souvenir de ses enchantements. On a beau le savoir depuis toujours, c'est une autre frayeur que de sentir sa main trembler pour la première fois ou son cœur chavirer. Ils ne cesseront plus. Vivre, après tout, est cet emprunt contracté auprès de déesse incertitude. Or, dans cet incroyable et pourtant si banal parcours nous tissons des liens parfois si ténus qu'ils se brisent sitôt filés ; d'autres si épais qu'on les imagine mal se briser jamais mais qui se déliteront nonobdtant ; d'autres simplement circonstanciels puisqu'ils tournoient autour de nos affairements ordinaires ou professionnels : d'autres enfin que l'on contracte presque par mégarde, sans vraiment sans apercevoir … ou par devoir.

C'est bien ce que dit M Serres qui fait de nos abandons, subis ou volontaires, ceux dont nous fûmes acteurs ou victimes, des moments presque inévitables qui nous construisent et que nous supportons parce que nous les oublions.

 

Les liens s'effacent-ils jamais totalement? On ne peut pas faire que ce qui a été ne fût point mais au peut s'entêter à ce que ni rancœur ni violence n'enlaidissent nos regards ; mais on peut, j'en suis sûr, s'efforcer de n'ajouter rien de peine ou d'amertume qui entrave l'autre. N'injurier rien, ni le passé ni les illusions que l'on a eu nourries. Même la souffrance ; même la tristesse peuvent être portées bellement.

Je me demandais ce que croire signifiait ?

Ceci que je viens de découvrir : que le latin credo signifiait prêter ; confier quelque chose en prêt. Que donc croire ait à voir avec crédit ; avec confiance et foi. Croire c'est avoir cette certitude ou plutôt cette espérance chevillée au corps que laisser un lien se distendre n'est pas acte de violence et peut se dispenser avec autant de souci de l'autre que pouvait nourrir autrefois sa rencontre.

Que cette alliance brisée il nous appartient non de l'attendre passivement ou de supplier qu'elle nous soit derechef offerte mais d'en rejouer nous-mêmes la partition avec l'insouciance d'un enfant ou l'insolence d'un adolescent et de parier que, même à la dernière minute comme ce fut le cas pour le larron, dans l'effort continué de nos actes et la puissance de nos sincérités à nouveau demain quelqu'un nous réponde et nous dise que, non, jamais, nous ne serons plus seuls.

Car en fin de compte qu'est-ce donc que cette alliance ?

Formé à partir de θήκη caisse, cercueil, tombeau, διαθήκη désigne le testament, arrangement entre deux parties quand συνθήκη signifie pacte ou alliance ; convention. Distincts par les préfixes classiques de δια - à travers, par - et συν, on comprend bien que le premier ne désigne pas un arrangement entre deux parties égales mais les dispositions prise par l'un à l'égard de l'autre - ce en quoi testament est effectivement plutôt bien trouvé. Le testament, du latin testor, renvoie d'abord à la prise à témoin, ce dernier étant d'abord une déclaration orale avant d'être le legs que l'on fit à sa descendance.

Les latins qui n'appréciaient rien tant que la dureté épaisse des choses et la noirceur des pierres aimaient enterrer en quelque caisse au recoin du forum ce qui fondait cité, croyance et histoire. La mère des jumeaux turbulents sera enterrée vivante et plus jamais on ne parlera d'elle ; Tarpéia sera couverte des armes et bijoux qui furent le prix de sa trahison. Les juifs scrutaient plutôt le ciel ! Mais quoi enracinement dans le creuset des foyers ou écho assourdissant de la parole originaire forment indifféremment le lien qui du monde et de l'ordre nous font solidaires.

Le Christ, dans cette lente agonie où il s'efforça de ne rien montrer qui enlaidisse plus encore la haine obscène de la foule, au moment même où affaibli à l'extrême, il n'est plus protégé par rien, pas même son corps. Voici : l'abandon n'est que passage ; ce moment fugace où l'on n'est plus et pas encore ; ce moment étrange où, au milieu du gué, il n'est plus possible de rebrousser chemin et pas encore d'avancer ; où les deux rives semblent également hors d'atteinte. Dans le désert, il pouvait braver toutes les provocations … là, pour quelques instants, il est démuni. Peu après il remettra son esprit entre les mains du Père et retrouvera sa place. Mais là, pour quelques instants …

La faiblesse ressenti de l'abandon n'est donc que celle du passage ; de ce qu'en grec on nomme crise. Le prix à payer ? même pas. L'angoisse pour quelques instants d'un chemin devenu étroit.

Est-ce cela la foi ? je sais seulement que le lien, même ténu, demeure. Qu'il faut s'en aller chercher au plus profond de soi, en cette tension qui nous habite à tenter toujours de nous réinventer. Je sais seulement que nous ne sommes jamais seuls

Toujours une voix nous répond. Elle peut prendre la couleur de l'autre ! elle revêt parfois l'intonation gourmande de ce petit écho intérieur que Socrate appelait son démon ! Parfois elle semble surgie de nulle part fracassée et réverbérée comme un écho. Mais toujours elle nous dit le chemin, et le courage de s'y écorcher.

Elle ne dit pas d'œuvrer par devoir mais par sincérité ; ne nous dit pas d'obéir mais d'écouter ; elle dessine seulement l'horizon qui s'ouvre à qui sait encore marcher.

Car il n'est pas de répit possible pour l'être ! Et même s'il devait être vrai que les chemins ne mènent nulle part, néanmoins ils valent pour les rencontres qu'on y fait ; les voix qu'on y entend et les roses qu'on y cueille fussent-elles ronceuses !


 


 J'avais déjà abordé l'abandon