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Abandon

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Abandon : l'étymologie est complexe mais a voir avec ban et le fait de faire signe. Abandonner c'est signifier la mise au ban, le bannissement. Matthieu écrit ἐγκατέλιπες qui évoque la même idée : être cerné mais au dehors ; n'avoir pas d'issue dans l'exclusion qui vous est imposée.

C'est chose triviale que d'évoquer le traumatisme de la naissance qui est arrachement à une fusion primitive, on le sait, mais en même temps qu'abandon, la condition même de la constitution de l'individu. Ce qu'il y a ici de négatif est dépassé dialectiquement : la négation que porte individu est éminemment positive. L'essentiel n'est peut-être pas ici mais dans la prégnance de ce que l'on abandonne qui vous marque en creux et de la répétition tout au long de nos existence de cet abandon primitif. Abandonnons-nous ou sommes-nous au contraire abandonnés ? Il n'est pas impossible que ceci revienne au même d'où surgit l'entêtant sentiment de solitude qui nous fait si rarement et si mal pouvoir lever la forteresse qui nous sépare des autres ; du monde. Ce moi, haïssable quand il se pique d'être au centre, est à ce point isolé, loin de tout et tous, incapable de rien échanger véritablement de ce qui le touche, l'affecte et le fait se mouvoir, on l'imagine tellement mal pouvoir délaisser quelque lieu que ce soit de n'être finalement de nulle part. Quoi lui est-il lié ? rien peut-être, jamais, sinon cette nostalgie originaire d'une fusion vite déchirée dont nous serions le surgeon. Qu'elle prît la forme de l'expulsion initiale qu'on nomme naissance, ou de celle punitive qui chassa de l'Eden, comment oublier qu'il ne fut de fondateurs qui ne fussent initialement des enfants abandonnés (Moïse ; Romulus et Rémus) ; un abandon, certes, que nous reproduisons en quêtant conjoint à l'extérieur de la tribu, ou en le délaissant en dépit de la promesse faite. D'Œdipe qui transgresse l'interdit majeur, même sans le savoir, à Ariane que Thésée délaisse en dépit de la promesse faite, il y a toujours dans l'abandon quelque chose de la faute, de la trahison - et donc de la culpabilité ; quelque chose qui souffre ou fait souffrir autant au sens de la douleur qu'il suscite ou de la béance qu'il révèle.

Ariane a trahi les siens de permettre à Thésée d'en finir avec le Minotaure et de sortir indemne du labyrinthe et ne reçoit rien en retour qu'une promesse qui ne sera pas tenue. Œdipe, lui, brave les dieux, le mystère, le sphinx, et conquérant téméraire mais est défait nonobstant. Et que dire de Rhéa Silvia, enterrée vivante pour sanction d'un viol subi ? à la fois abandonnée et contrainte à l'abandon de ses propres enfants ; seule; figure innocente et angoissée de la fondation ? Comment, au reste, oublier que ce fut l'une des ultimes mots écrits à Cosima Wagner par Nietzsche dans sa crise de folie : Ariane, je t'aime !

Imaginaire ou réel, l'abandon ne va pas sans une faute initiale, une malédiction proférée. Culpabilité et abandon marchent de concert. L'enfant abandonné finira toujours par se supposer une indignité qui justifiât son délaissement d'où la quête effrénée des origines ... Pourtant d'abandonnés, nous finissons tous par être un jour un abandonneur : Levi-Strauss nous a appris que l'interdit de l'inceste ne signifiait pas autre chose que l'obligation pour chacun qu'aller fonder ailleurs sa descendance ; la modernité, sous la forme de la mondialisation, que nous sommes condamnés à la transhumance systématique au point de ne plus pouvoir dire je suis d'ici mais seulement je suis parti d'ici pour aller ... partout, n'importe où ; ailleurs. La flexibilité à quoi le dogme libéral nous invite ou contraint prend les formes insolites de l'instabilité, de l'insécurité, réelle ou ressentie, dans nos vies intimes autant que professionnelles : nous ne savons plus que très mal maintenir des groupes sociaux stables ou pérennes ; nous ne savons plus faire bloc ou groupe, ou alors que très temporairement comme si l'individualité avait tout balayé et que nous ne dussions plus rien échafauder que sur le sable de nos propres incertitudes.

La mythologie grecque est pleine de ces récits de traîtres qui changent de camp, se retournent contre les leurs : Coriolan bien sûr ; Moïse eût pu l'être s'il ne fût confronté soudainement à ses origines mais dût néanmoins - choix tragique - choisir qui de sa famille native ou d'adoption il allait (fallait ?) renier.

Mais le traître, on le sait, est un traducteur. C'est un passeur. Le traître de haut vol joue son propre jeu, s'installe à califourchon sur la relation, la bloque et la fait jouer à son propre profit. Il change peut-être de camp mais ne sert personne ; personne d'autre que lui. La trahison a partie liée avec le mensonge. L'abandon pas toujours ; souvent avec le silence, plutôt, et la lâcheté.

Il peut paraître surprenant que le grec utilise le même terme - προδοσια - pour désigner à la fois l'abandon et la traîtrise ? Que le latin avec traditor, tiré de trado - abandonner, laisser mais aussi enseigner - fassent ainsi le lien avec la transmission et donc le don ? προδοσια renvoie effectivement à δοσις - l'action de donner ou ce que l'on donne ou confie et au verbe διδομι : donner. Le traître - προδοτης - c'est celui qui donne par avance. Le verbe est révélateur surtout quand il se présente ainsi avec le préfixe pro : donner, offrir, servir, mais aussi livrer, donc produire, avec pro : payer d'avance ; trahir, livrer.

 

Trahir d'une certaine manière c'est contrefaire le don non seulement parce qu'il serait intéressé - les fameux trente deniers - mais surtout parce qu'il serait redoublé. Au centre de la polysémie, au cœur de l'ambivalence, l'abandon et la traîtrise disent la même position qu'occupent symbole et diable, sur ce canal qui me relie à l'autre ; au monde. Ce que l'on donne ainsi c'est ce que l'on délaisse, livre aux chiens, abandonne. L'abandon n'est pas ainsi simplement le contraire du don - ce après tout à quoi l'on nous invite avec tant d'insistance 1 - c'est son simulacre que souligne assez bien le dédoublement en d de διδομι.

Il n'est pas d'aller sans retour on l'a écrit à maintes reprises, et l'on ne peut ainsi relier que ce qui est séparé ; distinct en tout cas. Si dans la tradition biblique, la création se présente comme une projection hors de soi de lumière, que celle de l'homme à son tour se signale par une très rapide expulsion de l'Eden, on le peut comprendre d'autant mieux comme un don qui autorise le monde et l'humain d'exister, en tant que tel, d'être posé hors de, comme une individualité, que la distance est immédiatement compensée par le lien de la Parole. La distance n'y vaut jamais séparation ; l'expulsion n'y est jamais abandon mais au contraire appel.

Alors oui, le don est un mouvement double qui suppose un récipiendaire autant qu'un donateur et, ainsi, leur distinction : je ne puis donner qu'à condition, d'un même mouvement, d'à la fois mettre l'autre à distance, dans la position de qui reçoit, et de me l'attacher. L'abandon est l'impossibilité voulue de ce lien ; de ce retour. Il est acte unilatéral, qui nie l'autre plutôt que ne l'affirme, en le délaissant, au ban, comme ce qui peut être à n'importe quel moment et par n'importe qui, saisi, possédé, broyé. Qui donne, à sa façon, expulse mais continue de nourrir sollicitude à celui qu'ainsi il met à distance, tient en respect. A l'inverse, qui abandonne, ne nourrit plus qu'indifférence - et je tiens pour particulièrement révélateur que l'antonyme du soin que l'on prodigue à l'autre soit précisément cette posture qui cesse de rien distinguer et plonge l'autre dans le marais ou la masse du confus, de l'obscur - du néant. Abandonner revient à ne plus marquer de différence.

Remarquons bien qu'il y a dans le soin que l'on apporte à l'autre, dans le don qu'on lui prodigue, quelque chose de l'ordre du choix, de l'élection qui aime à comprendre pourquoi le latin nommait dilection une des formes de l'amour. Contrairement au politique où l'élection suppose toujours le choix du meilleur, ici, le lien est celui du privilège, d'une préférence marquée qui n'a pas à se justifier.

A bien y regarder la trahison est l'aggravation de l'abandon, son redoublement : non seulement la dilection cesse, mais au contraire d'un lien seulement rompu, il s'inverse, en déni de l'autre. Rien à cet égard n'est plus symbolique que le personnage de Judas. Il mime le service, l'écoute et l'obéissance ; il fait même du geste aimant une arme : le baiser lui aussi choisit, élit ; désigne mais c'est ici pour éliminer.

Abandonner se présente sans conteste comme le contraire d'aimer - αγαπαω - et donc l'opposé de la grâce. S'y joue quelque chose de l'ordre de la pesanteur, de cette matière collant aux semelles, qui entrave le mouvement ou l'envol ; qui enserre et enferme et c'est bien après tout aussi ce que signifie ἐγκατέλιπες qu'utilise Matthieu : une descente, une chute qui vous rive, fixe et enserre.

 


1) cf : 2Cor, 9,7 :

Que chacun donne comme il l'a résolu en son cœur, sans tristesse ni contrainte ; car Dieu aime celui qui donne avec joie.

Ἕκαστος καθὼς προαιρεῖται τῇ καρδίᾳ: μὴ ἐκ λύπης ἢ ἐξ ἀνάγκης: ἱλαρὸν γὰρ δότην ἀγαπᾷ ὁ θεός.