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Enfanter

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Ce que je tiens sans doute de mes origines juives : l’incapacité à imaginer une vie sans enfants même si je réalisai tardivement que la portion de vie où l’enfant nous accompagne n’était en fin de compte qu’une bien courte mais bienheureuse parenthèse.

Je n’ ai jamais cru ni au reste ne l’ai ressentie en cette idée que l’enfantement fût une manière de se prolonger, de quêter quelque éternité que ce soit, ou, pire encore, d’atténuer les affres de la mort.

Bien plutôt, accueillir un être, l’accompagner jusqu’au seuil de sa propre demeure : un de ces rares actes où la générosité pût se déployer en toute grâce. Pourquoi aime-t-on ses enfants ? pourrait-on ne pas aimer l’un des siens qui ne fût point aimable ? Je ne l’imagine pas sans pour autant accréditer la sotte illusion de la voix du sang non plus que la médiocre injonction de la morale ordinaire. Je n’ai jamais vu mes filles comme mes filles : le délire de possession n’a nul lieu d’être invoqué ici ; hôtes provisoires que la trajectoire obligée éloigne imperturbablement, elles m’offrirent simplement le plaisir d’une rencontre non par devoir entretenue mais par désir réinventée. Si j’ai réussi un petit quelque chose dont je puisse être fier, c’est de ceci. Mes filles n’ont rien d’extraordinaire : ce sont des femmes qui s’inventent au gré de leurs chemins respectifs, au gré d’espérances, d’épreuves et de joies - comme tout le monde ; elles ont tout d’exceptionnel d’avoir su orner d’affection, de volonté et surtout pas d’obligation, une main qui à jamais restera offerte.

De quelle besace nantit-on ses enfants à l’heure du départ ? ce viatique dont on espère qu’il les épaule suffisamment à l’instant des épreuves, en quoi consiste-t-il, finalement ?

Il n’y a pas si longtemps encore je croyais pouvoir écrire générosité pour croire encore qu’il est ici aller sans espoir de retour ; transmission pour croire vital de prolonger, encore et toujours, la portée de notes qui conservent la mémoire de celles qui la précédèrent et s’offrir ainsi la grâce d’une mélodie où bruissent encore, presque éteints, les ultimes accords et le souffle antique d’un cri originaire. Je reçus comme une gifle, vécus comme une blessure, l’objection de ma dernière fille qui m’opposa qu’on ne la fit que pour notre propre plaisir, ou agrément, ne songeant pas une seconde qu’on la laisserait bien vite seule au milieu des tempêtes et des tourments. Ce qui était autre manière de suggérer qu’il n’est pas d’acte qui se pût être totalement gratuit ; autre façon pour elle de refuser d’avoir un jour à faire à un enfant le mal qu’on lui fit.

Triste de la voir ne pas seulement pouvoir envisager les lueurs offertes dans l’accompagnement d’un enfant en espérant simplement que demain l’occasion se révèle pourtant de l’y déceler pourtant. Mais contraint en même temps d’admettre le confort où l’on se vautre aisément d’une parenté qui vous permet, au moins provisoirement, de donner un sens à son existence : d’année en année, comme pour le jeune enfant que je fus qui se voyait gravir les classes les unes après les autres, et remplir donc ses obligations avec la quiétude fière de celui qui y réussit sans trop d’encombres, être père, pourvoir aux besoins de l’enfant, et je n’y entends pas seulement ceux matériels qui sont évidents, permet assurément de taire l’angoisse devant l’absurde : pris dans le maelström des obligations, des contraintes, des heurts comme des bonheurs, on n’a même plus le temps de s’écarter quelques secondes et se demander si tout ceci a encore un sens. Le quotidien s’y offre la parure de la vertu et la gloire de l’accomplissement. Mais que reste-t-il, quand, pour l’enfant, advient l’heure du départ ?

J’aurai, durant toutes ces vingt années travaillé beaucoup afin de pourvoir aux nécessités du quotidien ; beaucoup trop pour ne pas m’épuiser, pour ne pas m’éloigner, pour ne pas négliger jusqu’aux miens qui m’importaient pourtant tellement. La calme illusion d’une trajectoire légitime endormit mes angoisses. Je m’étais inventé, comme beaucoup, orviétan bien pratique !

Alors, oui, sans doute n’a-t-elle pas tort de rappeler que sous les exhortations à la générosité, se cacha aussi, insidieuse, une propension bien étriquée à esquiver angoisse et souffrance.

Le regrettai-je pour autant ? sûrement non. Et s’il devait être quelque chose dont je me sente encore responsable aujourd’hui - pour ne pas écrire coupable - c’est bien de n’avoir pas su lui offrir, à elle surtout qui était encore si jeune, une famille quiète qui fût promontoire d’où se réaliser mais seulement un gouffre dont elle peine à s’extirper, tempête dont elle essuie malaisément encore les ultimes bourrasques.

Je fus étonné de ma réaction lorsque je pris conscience que ma famille venait de se dissoudre : les spasmes qui me saisirent ne firent rien d’autre que d’expulser ce qui brutalement, d’intime s’était fait intrus. Mon corps parlait et me criait ce qu’il ne parvenait plus à endurer. Je ne l’ai pas oublié. Le corps parle parfois mais c’est toujours avec une incroyable brutalité.

Il n’empêche : je maintiens qu’il n’est pas tant d’actes qui puissent nous grandir et susciter le meilleur de nous-même. Souci et soin de l’enfant en sont qui nous rassurent sans doute mais nous contraignent à nous dépasser en même temps que nous permettent de prolonger la mélopée de l’être. Certes nous ne nous y résumons pas et générosité n’y a jamais rimé avec abnégation : en aucun cas, la parentalité ne saurait servir d’exclusif viatique qui autrement vous abandonnerait en une cruelle vacuité. Elle est, pour le temps de l’action, la forme de ce mouvement à quoi vivre nous appelle mais une forme seulement, tout émouvante qu’elle puisse parfois être, provisoire.

Je le réalise depuis quelques temps déjà : cette enfance que l’on s’empresse jeune, de délaisser, remonte inexorablement. Elle qui vous fit, ne cesse de vous pétrir : pesante quand elle fut malheureuse, diaphane quand elle sut vous porter, mais toujours présence obsédante.

Nous eûmes la tâche, ardente, désirée, enthousiaste de vous la bâtir ; je porte comme une blessure de n’avoir su vous la rendre plus belle. Que, pour la part où elle vous entrave, vous sachiez pardonner.
Que vous trois, n’oubliiez jamais que ma sincérité y contribua avec égale ferveur aux rares réussites comme aux échecs cuisants.

Bonheur

Fus-je heureux ? Le suis-je désormais ? Comment l’écrire alors même que je demeure incapable de donner un sens à ce mot. Bien sûr, il y eut de ces moments, intenses, qui vous en simulent l’approche. Ils me semblent ne devoir être qu’épisodiques - presque par définition.

Le mot n’est pas à la hauteur de ce qu’il suggère et la définition que le dictionnaire lui affecte est décidément bien faible. Il excède de loin la seule réalisation de ses désirs et projets et semble approcher au plus près de cet équilibre toujours un peu miraculeux qui s’accomplit ou se trouve d’entre soi et le monde. Le mot le trahit où perce encore l’augure : s’y joue moins la bonne fortune que le destin, quelque chose de ce geste antique tentant de percer les mystères de l’être dans le vol des oiseaux.

J’aurai trop frayé avec la dialectique pour ne pas avoir cru longtemps que la réalisation de soi dût invariablement passer par la négation du monde et qu’il nous échût peut-être simplement d’inventer les formes les moins agressives possibles, les plus constructives souhaitables pour ce grand combat auquel nous ne saurions nous soustraire. Je sais désormais combien la dialectique parvient au mieux à déplacer les termes de la lutte et ne dissout jamais ce que la violence peut avoir de plus cruel, de plus désastreux.

Le sentiment que je pus avoir, ici et là, de bonheur - mais peut-être ne fut ce que de la joie - survinrent toujours aux moments où les objets cessaient de glisser entre mes doigts, où j’eus la sensation - l’illusion ? - qu’enfin mes efforts parvenaient à produire effet pas trop éloigné de mes intentions ou aspirations. Je les ai perçus comme des moments de puissance entendue non comme pouvoir ou maîtrise mais comme harmonie : je le réalise en l’écrivant, et suis tenté de l’interpréter comme une névrose - comment faire autrement ? - je ne me suis jamais perçu autrement que comme un intrus dans un monde dont je soupçonnais qu’il n’était pas fait pour moi, où, en tout cas, je ne me suis jamais senti à l’aise.

On trouve, ici et là, des définitions qui font du bonheur un intermédiaire d’entre la joie qui ne serait que plaisir passager et la béatitude qui confine à l’état de grâce et participe de cette profonde communion avec ce qui est - avec l’être. Sans doute y a-t-il dans la joie quelque chose de fugace, certes, mais d’intense, qui dépasse de loin les plaisirs matériels et sensibles : Spinoza n’a pas tort d’y voir le passage vers un état de plus grande perfection. Il faut y voir quelque chose de cette augmentation que suggère augere, par laquelle nous nous faisons - ou nous croyons tout au moins - auteurs de nos actes et donc celui qui augmente et s’augmente lui-même. Le dictionnaire, parfois, rejoint la vie : c’est exactement, le sentiment que j’en ai. Ces moments, intenses, éprouvés à chaque fois que ma main se fit moins malhabile, où je crus parvenir à saisir les choses, à produire quelque effet sur les choses ou les êtres, où un lien s’établit d’avec l’autre ou le monde - lien que la raison entend comme causalité mais où je sais qu’il ne s’agit de rien d’autre que de ce geste antique du tisserand par quoi l’être est et s’accomplit.

On se trompe en y voulant considérer une quelconque quête d’éternité ou une tendance presque instinctive à laisser des traces - ce qui d’ailleurs revient au même. Ce serait encore tout renvoyer à soi quand ceci engage bien plutôt notre rapport au monde. Nous n’avons jamais ignoré devoir bientôt disparaître et je n’imagine pas qu’on puisse être à ce point sot ou vaniteux pour se croire à ce point exceptionnel qu’une quelconque de nos réalisation, qu’un quelconque de nos actes bouleversât à ce point l’histoire de l’humanité qu’il faille à jamais le commémorer. Croit-on vraiment qu’on n’écrive que pour que demain quelqu’un se souvînt de vous et vous permît d’échapper à la mort ? qu’on n’enfante que pour le souvenir que ses descendants perpétueront de soi ? qu’on ne cherche le pouvoir que pour la vanité d’une rue, d’une place ou d’un monument qui portât son nom ?
Je crois que s’y niche de la métaphysique bien plutôt. Qui quêterait la fortune ou la gloire aurait mieux à réussir qu’en politique où les écueils sont nombreux et l’ingratitude la loi ! Qui chercherait le pouvoir ne saurait le trouver ni dans l’œuvre - qui toujours vous échappe - ni dans l’enfant qui toujours s’enfuit et parfois vous renie. On n’expliquera jamais par des désirs ordinaires ni la mégalomanie du politique, ni la tension de l’artiste, ni même ce besoin soudain irrépressible de l’enfant.

J’en reste convaincu.

Quelque chose en nous crie, que nous pouvons faire mine d’ignorer ou d’étouffer mais qui néanmoins nous anime, que je répugne à nommer conscience mais qui doit bien un peu ressembler à ce que Socrate nommait son démon, une voix qui susurre l’insidieuse question Homme qu’as-tu fait de ton talent ? Je n’ai, en tout cas, jamais cessé de l’entendre.

Mais justement ! nos actes répondent assurément à deux pulsions convergentes : éviter la souffrance ; rechercher le plaisir. Elles expliquent sans conteste la plupart de nos comportements et de nos choix qui nous font pratiquer une manière d’arithmétique des plaisirs. Si la quête de plaisir ou d’agrément explique assez bien nos amours, nos amitiés et nos petites pratiques culturelles, que c’est le plus souvent l’évitement d’une souffrance plus grande encore qui nous fait travailler, croire choisir tel ou tel métier plutôt qu’un autre, respecter loi, règlements et convenances sociales, voire pousser l’audace jusqu’à rêver d’un métier qui fût autant rémunérateur que passionnant, elles rendent malaisément compte de ce que je crois être des actes métaphysiques. La balance rarement convaincante des plaisirs, des contraintes dit si mal l’entêtement à faire œuvre esthétique, l’acharnement au pouvoir ou le désir d’enfant. Elle esquisse certes nos actes ordinaires mais pas ceux-ci.

Je n’ai jamais été convaincu ni par les préceptes stoïciens ni par les conseils d’un Epicure qui me semblèrent toujours devoir aboutir à la même conclusion : renoncer au provisoire et ne se vouer qu’à se qui est permanent. Que l’on entende ceci comme renoncement ou comme accomplissement, identiquement il s’y sera agi de refouler dans une même catégorie honnie l’instant, le fugace, l’apparence : tout s’y ramène à un incroyable éloge d’une sortie de la caverne comme si vivre n’était finalement que n’y pas vivre. On y retrouve sans doute les traces ultimes de ce pessimisme grec pour qui vivre était moins une chance ou une opportunité qu’une malédiction dont on pouvait tout au plus souhaiter qu’elle se prolongeât le moins longtemps possible. Mais cette quête, imaginée et métaphorique d’éternité ne sera jamais qu’un phantasme même si elle revêt les atours d’une vertueuse sublimation. Non ! vivre n’est pas une excursion mais bien plutôt une incursion.

C’est bien ici et maintenant qu’est notre champ de bataille ! et si rêver d’un ailleurs peut à l’occasion stimuler ce n’en demeure pas moins une fuite. Et de ces trois tensions métaphysiques que j’ai relevées, comment ne pas voir combien, aux antipodes de toute échappatoire, signifie toujours son ensemencement : augmenter le monde d’un être, d’une œuvre, d’un regard ...

Aux trois naissances de mes filles, m’étreignit une bouffée de larmes : je sais que loin de la fierté imbécile du mâle, m’anima plutôt le mystère de la création. L’être va à l’être, ne se justifie et prolonge que par lui-même. Rien, ni les soucis des années qui suivirent, ni les inquiétudes ni les contrariétés inévitables devant un être qui se construit n’altérèrent jamais la ferveur de ce moment inaugural où je devine les contours du bonheur. Ce fut un instant, évidemment, mais son écho se laisse encore percevoir. Un visage, subitement, devant soi ; une rencontre ; une promesse à tenir. A chaque fois la même extase où se dessinaient les prémices de la puissance. Et quand je les regarde désormais qui s’en sont allées ou ne vont pas tarder à le faire, ce n’est pas tant la fierté qui m’étreint que la joie de chemins esquissés, d’épreuves offertes.

J’ai toujours été convaincu que ne fût pas un hasard que de la puissance à la virtualité perce précisément la vertu. Aristote m’aura aidé à le comprendre : agir c’est tout autant conduire, mener ou emmener qu’animer c’est-à-dire conférer quelque forme à une matière inerte. Être heureux tourne autour de la vie que l’on prête et emprunte ; il n’est de bonheur que dans le don. Dans cet augmenter qui vous exhausse en auteur. Car qui ne cherche que gloire ou trace, ne parle encore que de lui-même et trahit le geste archaïque de la main tentant de saisir, étreindre et posséder. Ne fait que se laisser enfermer dans la spirale infernale d’une quête de maîtrise d’autant plus frustrante que, réussie ou ratée, il la faudra incessamment réitérer comme si la mégalomanie devait toujours le disputer à l’insatisfaction égotiste.

Le bonheur n’est pas dans la main qui saisit mais en celle qui se tend ; dans la rencontre du regard de l’autre.
Mais écrire ceci ne me fit toujours pas si je suis ou ai été heureux même si je sais que des fulgurances qui s’en approchent me furent néanmoins offertes, ici ou là. Je ne suis d’ailleurs pas certain que la chose eût quelque importance.

Parce que libres, parce que condamnés à donner un sens à ce qui n’en a pas nécessairement, parce que plongés dans un tourbillon incessant qui nous interdit tout repos et nous offre l’inquiétude comme seul viatique stimulant, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter l’artiste en ce miraculeux grand œuvre qui lui fait transfigurer la matière inerte. Peut-être devrions-nous nous considérer et ce que nous parvenons à réaliser comme un marbre brut que seuls polissage et regard puissent ériger en œuvres d’art et nous astreindre, en l’échec comme en réussite à ce qu’au moins nous y nichions quelque élégance.

S’efforcer plutôt que d’enlaidir le monde d’y dénicher les lueurs ; plutôt que de l’appesantir, d’en honorer l’incroyable légèreté.

Ce fut, ce reste, mon ambition : chaque fois que je crus y parvenir, la joie fut en tout cas au rendez-vous.
L’être est un chant que nous ornons de notre musique intérieure.