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Abandon

 

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La figure de la mère

Sans doute est-ce la figure de la maternité qui l'illustre le mieux, même si cette icône devait être en même temps ce qui allait entraver la femme en l'affirmation de sa propre liberté. Peut-on ne pas être aimé de sa mère ? imaginer pire crime que celui d'infanticide ou, à l'inverse, de matricide ? que celle qui vous a donné vie, fût en même temps celle qui dénouerait tellement le lien qu'il n'y eût plus qu'indifférence ?

Il m'est arrivé de songer parfois qu'il y eût trois sexes et non pas deux : la mère étant une catégorie à part qui vînt s'y surajouter. En dépit de toutes les préventions que l'on peut nourrir à l'égard de la famille qui mérite bien parfois le Je vous hais de Gide ; malgré la constante prévention nourrie à l'égard du possessif que l'on adjoint pour désigner sa progéniture - mes enfants - j'imagine malaisément que l'on puisse à ce point rompre le lien d'avec elle que finisse par y prévaloir l'indifférence - car, après tout, même le reniement de ses enfants est encore un lien. Je crois bien, et ai toujours tenu pour ma propre position de père à m'y tenir, à m'y maintenir, que nos enfants ne sont jamais que des hôtes - mais cette restriction n'est ici qu'une forme grammaticale. Non pas des êtres que nous posséderions et sur qui nous aurions droit de vie comme de mort ; non pas des êtres informels qu'il nous échoirait de former au sens où Aristote faisait de la forme ce qui rendait une substance actuelle et non plus seulement virtuelle ; mais des voyageurs de passage que nous nous engagerions à recevoir comme il était de tradition, autrefois, de réserver, toujours, à la table, une place pour le pauvre ou le voyageur. Figure éminente du don, de cet amour du prochain, il y va ici de la dilection, sans doute bien un peu aussi de la prédilection ; bien sûr. Le soin que l'on apporte ici, qui fait l'autre ne plus tout à fait pouvoir demeurer un quelconque, un indifférent : celui que les aléas, le destin, la bonne fortune vous présente et dont on s'engage à prendre soin.

C'est vrai, malgré ceci, j'imagine mal que l'on puisse cesser un jour, de se sentir lié à celui qu'un jour, ou pour de nombreuses années, l'on aura reçu chez soi. On ne cesse jamais vraiment d'être mère sans doute ; pas plus que père. La figure de la mère qui s'efface totalement en ses propres inclinations, qui se sacrifierait totalement pour ses propres enfants au point de ne plus chercher à accomplir ce qui de féminin en elle se joue, assurément est-elle excessive à souhait et a-t-elle contribué à entraver la femme sous la mère. Qu'il fût sans doute plus difficile pour une femme que pour un homme de concilier ces deux rôles de parent et d'individu libre, je n'en doute pas une seule seconde ; qu'il appartienne à chacun de se réaliser et que cet effacement, pour ne pas écrire cette négation, que l'on devine aisément sous le paradigme de la maternité, soit effectivement une impasse qui rejoint assez ce que par ailleurs l'on peut écrire de l'abnégation en général, mériterait d'être analysé plus avant 2 ; il n'empêche que l'ambivalence même du terme hôte qui ne vaut qu'au masculin mais jamais au féminin - l'hôtesse est toujours celle qui reçoit et donc donne - indique bien combien la maternité est affaire de don sans retour, pour ne pas parler de parasitage ou d'épuisement. Dans les récits antiques, ce n'est jamais la mère qui est traîtresse mais la fille (Tarpéia par exemple). L'errance, la faute y sont toujours présentées comme la quête du temps, de la richesse voire du pouvoir. Ce qui est patent en tout cas c'est la collusion invariable du pouvoir et de la mort, en tout cas de la violence.

Oui, je crois bien que le refus du temps, du bien, l'affirmation du souci pérenne de l'autre font partie intégrante de la représentation de la maternité et ressemblent à s'y méprendre à l'invite biblique du Aime ton prochain comme toi-même.

Comment se construire si celle-là même qui vous accueillit, cesse brutalement de vous regarder sinon avec bienveillance, en tout cas avec sollicitude ? Comment se construire avec, en creux, en absence, comme une boite noire dans laquelle il n'y eût rien, l'image d'une mère distante qui ne portât pas seulement un regard bienveillant mais pas de regard du tout ? Je ne doute pas que ce soit difficile ; indispensable pourtant. Se construire c'est, bien sûr, s'individuer et, pour cela, se mettre à l'écart. Mais il n'est d'écart que par rapport à quelque chose ou quelqu'un. Cet écart suppose un regard. Ceci est vrai de l'enfant comme de la mère : celle-ci ne saurait se résumer au souci de l'enfant, pas plus que ce dernier ne saurait se soustraire à l'impératif de l'ailleurs. Pour autant, il n'est d'affirmation de soi possible que sous le regard bienveillant de l'autre.

Je crains bien que l'abandon réside précisément en ceci : l'absence de regard.

Je me suis longtemps demandé ce qui faisait l'attachement que l'on continuait de nourrir à l'égard de ses enfants et, par entêtement peut-être, par conviction surtout, ai toujours récusé que l'instinct y jouât une quelconque part. Encore moins le devoir. Et surtout pas une quelconque quête d'invraisemblable éternité. 3 Je persiste et signe : dans une dimension métaphysique qui, sûrement, nous dépasse, quelque chose de l'ordre de la générosité, du lien noué ; de ce qui se voudrait grâce mais qui est au moins hospitalité. Où nous nous grandissons ; où nous sommes auteurs.

La relation y est sempiternelle. Je ne puis omettre le Femme, voici ton fils. Et à Jean : Voici ta mère du Christ sur la croix. La tradition chrétienne y vit l' assomption du rôle de Marie ; j'y vois, plutôt, au delà du soin que le fils a pour sa mère, au delà de la réciprocité de la relation qui en fait son poids, ce que cette transmission implique de gravité. Il n'est pas de relation, et surtout pas celle-là, qui se puisse ainsi rompre d'un coup de tête ou de destin. Il n'est pas de nœud qu'un jour on tissa, dont nous ne soyons responsables. Ceux-là que nous croisâmes un jour ou longtemps, nous regardent, nous engagent.

 


2) je l'ai évoqué - un peu - dans ce texte Femme et gouvernance

3) je crois bien avoir écrit quelques lignes sur la question en un texte adressé à mes filles