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Abandon

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Figure céleste

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? de Mt, 27,46

Formule terrible, parmi les sept paroles du Christ sur la Croix, pour la faiblesse qu'elle laisse augurer du Fils doutant du Père, ne serait ce que l'espace d'un instant. Peut-on imaginer seulement que ce dieu qui aima tant le monde (Jn,3,6) qu'il y envoya son fils, le préféra à ce dernier ? imaginer surtout une quelconque défaillance, que sa divinité semble pourtant interdire, qui lui ferait perdre foi, confiance en son Père .

Pour le comprendre sans doute faut-il revenir en arrière et considérer l'épisode du jardin des oliviers et la triple prière que le Christ adresse à son Père : c'est au fond l'histoire d'un lien qui ici se défait :

- d'avec ses disciples dont il endure la faiblesse, incapables qu'ils sont de veiller ne serait ce qu'une heure

- d'avec sa propre mission dont il entrevoit désormais le terme

- d'avec son propre corps, dont il faudra endurer la souffrance bien sûr, et d'avec lequel il faudra dénouer les fils qui y retiennent sa part de divin.

Le récit est ternaire comme souvent, comme notamment la question trois fois posée à Pierre du M'aimes-tu ? (Mt, 22,37)

Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. (39)

Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite !(42)

cette dernière répétée une seconde fois.

Entre les deux, l'acceptation de l'inéluctable- à proprement parler, de ce contre quoi on ne peut lutter.

Il est difficile d'imaginer, impossible de concevoir, que le Christ craignît en quoi que ce soit la mort ou même la souffrance. Et, dans la lignée du Mon père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font, on pourrait même imaginer que s'il envisagea un moment de fuir, plutôt que d'affronter la mort, ce fût moins pour lui-même que pour éviter à l'humanité le crime majeur du déicide. Mais, on l'a déjà noté, cette insistance à se placer sous la Volonté du Père plutôt que de réaliser la sienne, qui fait de lui un transmetteur et justement pas un traître, désigne assez que c'eût été défaillir et aller à l'encontre même du Message transmis que de faire prévaloir sa propre vie sur l'enseignement à transmettre et l'accomplissement de la Parole. A cet égard, l'attitude du Christ ressemble assez à celle de Socrate, telle que la traduit la prosopopée des lois : ce serait affaiblir les lois elles-mêmes que de tenter de s'enfuir, en dépit de l'iniquité de la condamnation. Ce serait ici affaiblir la portée du message que de tenter de s'enfuir.

Ces trois prières sont donc plutôt à interpréter comme une lente préparation par laquelle le Christ, d'une part, résiste à la tentation comme il l'avait fait dans le désert - et l'on remarquera que c'est toujours la même stratégie utilisée que de jouer l'efficacité immédiate - et, d'autre part, se prépare à affronter sa mort physique c'est-à-dire, ici, à dénouer les liens d'avec son enveloppe humaine - événement inédit pour le divin, on peut le supposer.

Il n'y a pas d'interprétation possible du pourquoi m'as-tu abandonné qui puisse éviter l'anthropocentrisme et celle que propose le dogme catholique n'y échappe évidemment pas d'y voir la défaillance de la part humaine du Christ. On remarquera néanmoins que c'est un des rares passages, sinon le seul, où l'évangéliste a tenu à donner la version araméenne avant d'en présenter la traduction. Est-ce pour faire au mieux sentir au lecteur le corps même de la prière et de la souffrance ?

Ce qui semble néanmoins pouvoir s'entendre sans trop de risques d'erreur est l'équivalence absolue de l'abandon et de la solitude. Plongé aux antipodes du divin, au milieu d'une foule qui se retourne contre lui, confronté aux provocations, vite interprétées comme celles du Malin - descend de la croix, qu'est-ce dieu qui ne peut même pas s'aider lui-même ? ... - il se retrouve seul à pouvoir renverser le cours des événements et ne le pouvoir néanmoins pas faute de ruiner le sens même de ce qu'il cherche à transmettre ; impuissant à empêcher le crime majeur mais soucieux encore de préserver le peu qui peut l'être. En butte, oui, à toutes les provocations, à toutes les haines les plus crues et vulgaires ; sans doute mal armé pour les endurer. Seul oui, à ce moment précis, abandonné. Toute souffrance qu'elle fût, la mort lui fut assurément délivrance, qui non seulement le mettait hors de portée, mais valait promesse de retour au Père. Ce n'est certainement pas un hasard que la dernière parole fut Père, entre tes mains je remets mon esprit !

 

 

 

 

 


4) cf : bruits