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III / Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère.

Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis. Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné J’ai soif Tout est achevé Père, entre tes mains je remets mon esprit

 

Paroles des hommes : Nous naissons tous enfants d’un ventre vivant ; les lois exigent ensuite que nos parents nous reconnaissent, nous naissons alors à la légalité ; celle-là permet, en outre et parfois, l’adoption. Nous pouvons voir le jour par trois fois : fille ou fils naturel, légitime, adoptif.
Or, dans la Sainte Famille, s’effacent les deux premiers liens, celui de la vie, celui de la loi. Voici Joseph, père adoptif ; voici Jésus, fils adoptif ; voilà enfin Marie réputée vierge afin de minimiser, dans la chair, la généalogie de nature et de sang.
La Nativité eut lieu, écrit Luc, à l’époque du recensement. Joseph a-t-il inscrit sa famille sur les tablettes romaines ? Cela n’est dit nulle part ; mieux, il fuit en Égypte, avec femme et enfant. Se doutant de la chose, Hérode procède au célèbre massacre des Innocents ; il tue tous les premiers-nés, en cas d’en manquer un seul, qui ne serait pas compté. Voilà le second effacement : écart au sang, d’abord ; ensuite à la loi.
Lui-même sans fils ni fille, Jésus-Christ s’écarte de toute généalogie de nature ; mourant comme un hors-la-loi, il ne transmet pas non plus de loi civile ni privée ; mais cette dernière parole dit la Bonne Nouvelle. Laquelle ? Voici : à compter de son annonce, il y aura filiation ou parenté quand le père et la mère adopteront le fils ou la fille, quand la fille et le fils adopteront père et mère, c’est-à-dire s’ils se choisissent les uns les autres par amour et dilection.
À partir de la naissance de Jésus comme fils adoptif, à partir de sa mort où il désigne, après lui, un fils adoptif et une mère adoptive, vierge une seconde fois de cette nouvelle maternité, l’humanité, dissolvant les liens de sang, affaiblissant ceux de la loi, interrompant du même coup les généalogies antiques, descendra ou engendrera moins par nature et de la légalité, mais seulement par sa propre et bonne volonté, de choix et d’amour. Vous ne deviendrez père, mère, fille ou fils, qu’au moment où vous vous choisirez les uns les autres, où vous vous aimerez les uns les autres.
L’ère moderne naquit quand le choix d’amour devint la structure élémentaire de la parenté. Serres

Parole émouvante sans apparente implication religieuse, spirituelle et encore moins théologique. Et pourtant. Voici le Christ, agonisant, qui a encore l'énergie d'assurer l'avenir de Marie, sa mère, en la confiant aux bons soins de Jean. Comment entendre cela ?

On peut bien sûr y considérer une des formes de la sujétion féminine si répandue dans le bassin méditerranéen : toute mère qu'elle fût, il fallait bien qu'on la protégeât et exerçât sur elle la tutelle nécessaire. En ces temps-là et pour longtemps encore, et parfois, dans certaines contrées, aujourd'hui toujours, les femmes passent ainsi de la coupe de leur père à celle de leur époux ou s'il venait à disparaître de leur fils.

Serres, comme souvent ici, tire la parole du côté de sa propre philosophie et, après tout, pourquoi pas. Il y voit la rupture de tout lien du sang et, sous-jacente, la négation de toute identité fondée sur quelque racine que ce soit. Il n'y a plus ni juif ni grec dira Paul : l'individu, qui naît à ce moment précis, ne se réduira plus à ses réseaux d'appartenance.

Lui, le Messie, ne peut néanmoins regarder sa mère terrestre et sa profonde tristesse sans émotion. Lui, sait combien sa mère a souvent douté puis presque oublié : comment vivre avec cette idée que son fils soit d'abord l'Incarnation même du Verbe ? Lui, pourtant a le souci de l'autre et d'abord de ne pas la laisser désarmée. Il va mourir ; il le sait ; il souffre et sans doute s'efforce de ne le point montrer. Il assume les quolibets de la foule et les injures. Mais conserve le souci de l'autre. Lui qui subit la pire des épreuves et des injustices demande d'abord que l'on pardonne ceux qui l'ont condamné et se soucie des autres, de tous les autres et pas seulement des siens ; jamais de lui.

Je ne crois pas que cette abnégation soit à notre portée ; je ne suis pas même convaincu qu'elle soit souhaitable : on ne peut pas à la fois saluer la naissance de l'individu et en appeler aussitôt à son effacement. Ce que notre langue appelle générosité, où les latins voyaient la qualité de la race quand ils parlaient des animaux, où nous voyons la disposition à donner plutôt qu'à vouloir prendre ou recevoir, n'est pas tant l'oubli de soi que la volonté d'exhausser en soi l'humain

C'est la première leçon que je retiens.

Mais la seconde est l'extraordinaire inversion que ceci suppose. D'entre le fils et la mère.

A-t-on jamais songé à ce qu'est une mère, à la place qu'elle occupe dans nos représentations comme on peut le souhaiter à tous ? Bien sûr celle qui donne la vie mais ici n'est pas l'essentiel ; celle qui vous accompagne en tous les moments où l'on est fragile encore ; vous accompagne même quand vous cessez de l'être et vous aguerrit de sa sollicitude et de son amour ; ne vous juge jamais.

Je ne puis que deviner ce qu'est la mère d'une fille et pour une fille ; je sais ce que représente pour un garçon la figure maternelle. Tout ! jusqu'à l'excès parfois.

Pourtant s'il est un être qui se rapproche au mieux de ce que les textes nomment ἀγάπη c'est bien la mère : amour inconditionnel n'attendant rien en retour bien sûr.

La forme même de la présence !

Celle que l 'on honore ; celle que l'on attend et espère. Qui, même disparue, veille encore. Dans le jardin de Gethsémani, les disciples s'endormirent, incapables qu'ils furent de veiller et protéger. Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : "Ainsi, vous n'avez pas eu la force de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l'esprit est ardent, mais la chair est faible." » — Matthieu 26:40-41Je n'imagine pas qu'une mère eût pu succomber à la lassitude alors que son fils endurait les souffrances ultimes. Elle sera là le long du chemin de Croix ! Elle veillera au pied de la Croix, silencieuse ; angoissée on le peut deviner.

Présente.

Figure étonnante en tout état de cause car elle n'est pas ce qui vers moi s'approche (prae-ens) mais ce qui toujours/déjà est au plus proche. Qui toujours est là. Et le demeure. Ce dont je chercherai à m'abstraire parfois ; à m'extraire en tout cas. Sans y parvenir jamais vraiment. Elle est la trace que l'on ne peut effacer. Que l'on ne doit.

Cette mansuétude du fils pour la mère déborde de toute part l'obligation morale et le soin que la décence nous invite à porter aux nôtres. Elle n'est pas un devoir mais un don. Elle n'est pas plus une affaire de race, de gène ou de sang. Pas une affaire de chair ; pas même de cœur ; de souffle. Là est l'esprit.

Je me demandais ce que croire signifiait et à plus forte raison ce que croire signifiait quand on parlait de Dieu ou du divin.

Voici ! Pas de ce sacré qui émane sulfureusement d'un sacrifice qui ne fait jamais que déplacer le choix de nos victimes, le poids de nos violences ! Mais de ce qui nous dépasse. Mais de cet halo de lumière qui invariablement habille le regard des mères. Qui oserait affirmer que leur dévouement ne fût qu'enchevêtrement d'instincts ou d'entrailles étriquées de coutumes archaïques ? Qui oserait prétendre qu'il ne s'agirait là que gestuelle pas même apprise de mammifères à peine dégrossis ? Cherchez bien ! est-il meilleure illustration de cette part d'humanité qui nous dépasse ? indice plus beau de cette éclisse de divin que le visage de nos mères, que le souvenir de leur dévouement, que la grâce de leur incroyable tendresse ? Qui, plus que leur souvenir peut mieux nous grandir à nos yeux comme aux siens ? Qu'elle habite encore nos rêves ou hante nos regrets de n'en avoir pas connu de telle ; que nos moindres gestes ou pensées intimes portent encore la discrète intonation de sa voix ou que par malheur nous en fussions privés, nos mères dessinent notre humanité rêvée. Elles sont cette part de sainteté à retrouver ou à construire demain. J'en sais que leur mère ne sut aimer ou qui ne purent trouver le chemin de leur tendresse : leur blessure bée et béera toujours et nul ne pourra jamais rien pour eux qui s'efforceront demain d'inventer pour eux ou pour les leurs cette figure manquante.

Amour de ma mère. Jamais plus je n’aurai auprès de moi un être parfaitement bon.
Albert Cohen

Je ne sais si, comme il fut prescrit, il nous faudrait redevenir comme des enfants. Je sais seulement que rien ne parvient mieux à exalter la meilleure part de nous-mêmes que le souvenir de nos mères, le lointain écho des battements de son cœur ou le regard enfin de confiance que malgré tout elles nous jetaient.

Car elles sont la part sanctifiée de nous-mêmes.

 

Etre hôte

Serres joue sur l'adoption. Je préfère, et de loin, évoquer l'hospitalité : c'est ainsi en tout cas, au risque parfois de heurter, que j'aurai considéré l'enfantement. Rien ne m'eût semblé plus impropre que de jouer sur le possessif : mes enfants même si la langue permet difficilement de parler autrement ; rien ne m'eût plus agacé que d'entendre évoquer la chair de ma chair ou autre fruit de mes entrailles comme si l'être en formation que j'avais eu devant moi se résumait à ce paquet de chair charmant mais disproportionné, à ce petit être incapable de maîtriser aucune des fonctions vitales primaires ! Pourtant il s'agit bien de ceci : nous nous engageons, en procréant, à accueillir le petit d'homme pour un temps donné, celui qui lui sera nécessaire pour être autonome, responsable et conduire son propre chemin. Le reste est de l'ordre du consentement entre adultes ; ne devrait pas être de l'ordre du devoir. Le reste est de l'ordre de l'affectif voire du spirituel qui ne s'édicte pas mais peut tout aussi bien s'épuiser que se nourrir de la relation à l'autre.

Sans doute est-ce le terme éducation qui sonne le mieux ici : car il s'agit bien de conduire l'autre à l'extérieur ; de lui apprendre et le rendre apte à partir. C'est le chemin même du devenir autre ou si l'on préfère de l'individuation. Qu'importe au fond si l'on est, ici, croyant ou non : on n'engendre pas pour laisser des traces ou alors c'est courir la certitude de la déception assurée. On n'engendre pas pour conquérir une quelconque éternité : celle-ci qu'on imagine est fate et illusoire et sert tout juste à panser l'angoisse devant le néant. C'est une erreur - pire encore une obscène vanité - que de croire engendrer pour soi. L'acte n'est beau et vertueux que s'il est don : cette porte que l'on ouvre à l'étranger ; ce gîte d'amour que l'on offre ; cette table qui permet à l'autre de se refaire ; de se restaurer. De s'échauffer à l'autel de la vie.

Il n'est, après tout, pas tant d'actes que cela, où l'on puisse donner sans compter ; sans rien attendre : oui, quitte à paraître niais, je considère l'enfantement comme un des rares actes où l'on puisse à la fois se bonifier et être à hauteur de cette générosité qui fait l'être aimable.

Serres avait fait remarquer que l'ambivalence du terme hôte cessait au féminin : il est exact que l'hôtesse est toujours celle qui reçoit ; celle donc que l'on pille ou parasite ; celle qui donne mais ne reçoit rien. Oui c'est vrai la mère est être à part comme si elle était un troisième genre ou qu'elle sût mieux que tout autre distribuer d'entre homme et femme distribuer les rôles.

Assurément, plus que les pères qui arrivent toujours plus tard et souvent trop tard , qui souvent n'ont à offrir que la balourdise de leurs certitudes et qui parfois sont effectivement de simples hasards, les mères sont-elles ainsi celles qui ouvrent la porte à la vie, au voyageur. Sont-elles parasitées pour autant ?

Alors, les mêmes Sabines, dont l’enlèvement avait allumé la guerre, surmontent, dans leur désespoir, la timidité naturelle à leur sexe, se jettent intrépidement, les cheveux épars et les vêtements en désordre, entre les deux armées et au travers d’une grêle de traits : elles arrêtent les hostilités, enchaînent la fureur, (2) et s’adressant tantôt à leurs pères, tantôt à leurs époux, elles les conjurent de ne point se souiller du sang sacré pour eux, d’un beau-père ou d’un gendre, de ne point imprimer les stigmates du parricide au front des enfants qu’elles ont déjà conçus, de leurs fils à eux et de leurs petits-fils. (3) "Si cette parenté, dont nous sommes les liens, si nos mariages vous sont odieux, tournez contre nous votre colère : nous la source de cette guerre, nous la cause des blessures et du massacre de nos époux et de nos pères, Nous aimons mieux périr que de vivre sans vous, veuves ou orphelines." (4) Tous ces hommes, chefs et soldats, sont émus ; ils s’apaisent tout à coup et gardent le silence. Les chefs s’avancent pour conclure un traité, et la paix n’est pas seulement résolue, mais aussi la fusion des deux états en un seul. Les deux rois se partagent l’empire, dont le siège est établi à Rome. (5) Ainsi, la puissance de Rome est doublée. Mais, pour qu’il soit accordé quelque faveur aux Sabins, les Romains prennent, de la ville de Cures, le surnom de Quirites. En témoignage de ce combat, le marais dans lequel Curtius faillit d’être englouti avec son cheval fut appelé le lac Curtius. Tite Live 1, 13 Elles interrompent l'horrible litanie de nos violences ; l'affreux refrain de nos vengeances … Il suffit de relire Tite-Live pour le comprendre.

Toujours, elles finissent par s'interposer d'entre les combattants. Ce sera Véturie qui arrêtera la hargne de son fils Coriolan contre Rome. Ce seront ces femmes, ces mères, celles-là même que les Romains avaient enlevées, ces Sabines qui s'interposent entre les guerriers romains - leurs époux, forcés peut-être mais leurs époux - et les guerriers albins - leurs pères ou frères - et parviennent à interrompre la guerre fratricide et contraindre Rome et Albe à s'unir.

Regardez-les, vaillantes et tellement sûres d'elles ! Hersilie, l'épouse de Romulus qui, bras tendus, s'interpose entre son époux et son père Tatius ; cette autre qui s'agrippe à la jambe de Tatius en geste de supplique ou cette troisième qui brandit son enfant comme seul bouclier de leur honte ou enfin cette dernière qui présente ses petits aux pieds de Romulus en signe de reproche vivant …

Regardez-les ces femmes, victimes après tout, qui plutôt que d'en appeler à la vengeance s'interposent et inter-disent la guerre.

Girard cherchait le secret de la violence et il l'a trouvé dans le désir mimétique ; cherchait une issue qui hors des rituels sacrificiels démonterait l'horrible mécanique et l'a trouvée dans le message christique. Oui la victime est innocente et toujours choisie au hasard. Cela devrait suffire à enrayer la machine infernale. Hélas !

Mais l'antidote est sans doute à chercher en nous d'abord ! Autour de nous. Dans cela qui seul parvient à sublimer nos meilleures dispositions. Dans celles qui appellent et parfois exigent la meilleure part de nous-mêmes.

Fils ! voici ta mère ! Fils voici la Paix à toi offerte. Moins ici le pardon que l'occasion enfin d'en finir avec les meurtres, les pillages, les guerres.

Fils, regarde là ! Tu l'aimes tant que tu tenteras bien un jour d'être aussi valeureux et noble que tu l'es dans ses yeux.

 


 Est-il plus bel hommage que ces lignes ?

Elle n’avait aucun sens de l’ordre et croyait avoir beaucoup d’ordre. Lors d’une de mes visites à Marseille, je lui achetai un dossier alphabétique, lui en expliquant les mystères et que les factures de gaz devaient se mettre sous la lettre G. Elle m’écouta avec une sincérité passionnée et se mit ardemment à classer. Quelques mois plus tard, lors d’une autre visite, je m’aperçus que les factures du gaz étaient sous Z. « Parce que c’est plus commode pour moi, m’expliqua-t-elle, je me rappelle mieux. » Les quittances du loyer n’étaient plus sous L mais avaient émigré sous Y. « Mon enfant, il faut bien mettre quelques chose dans cet Y et d’ailleurs n’y a-t-il pas un Y dans loyer ? » Peu à peu, elle revint à l’ancienne méthode de classement : les feuilles d’impôt retournèrent dans la cheminée, les quittances de loyer sous le bicarbonate de soude, les factures d’électricité à côté de l’eau de Cologne, les comptes de banque dans une enveloppe marquée « Assurance contre l’Incendie » et les ordonnances de médecin dans le pavillon du vieux gramophone. Comme je faisais allusion à ce désordre revenu, elle eut un sourire d’enfant coupable. « Tout cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. Mais si tu veux, je recommencerai à classer. » Je t’envoie un baiser dans la nuit, toi à travers les étoiles
A Cohen