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II /
Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.

Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis. Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné J’ai soif Tout est achevé Père, entre tes mains je remets mon esprit

 

 

Cette histoire, c'est celle du bon larron puisqu'il est écrit que le Christ fut crucifié comme un malandrin ou un brigand. La peine est infamante à tout point de vue. Jésus lui, le sera entre deux autres larrons. L’infamie sera d'autant plus complète que le supplicié portera lui-même sa croix jusqu'au lieux du supplice : la peine infligée n'a de sens politique que si elle est publique.

Il y avait au-dessus de lui cette inscription : Celui-ci est le roi des Juifs.
L’un des malfaiteurs crucifiés l’injuriait, disant : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !
Mais l’autre le reprenait, et disait : Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?
Pour nous, c’est justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos crimes ; mais celui-ci n’a rien fait de mal.
Et il dit à Jésus : Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
Jésus lui répondit : Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis.
Nous voulons réussir notre vie. De la paille d’une étable qui vit sa naissance chez les animaux, d’une vie errante sans domicile fixe ni table, jusqu’au supplice final réservé aux misérables, Jésus-Christ donne l’exemple d’une vie ratée ; voilà le premier Dieu qui accepte de mener une existence minuscule, sans maîtrise ni domination, parmi des hommes de rien, jusqu’à l’échec mortel. De cet oubli de la puissance et de la gloire, de ce naufrage social, d’une telle sortie de l’histoire, d’une telle fragilité naturelle jaillit une résurrection surnaturelle.
Son voisin de peine, le larron, donne, lui, l’exemple qu’une vie, plus ratée encore, peut aussi et soudain, par une grâce d’extrême minute, réussir. Cette espérance fait vivre : un seul mot peut nous sauver. Un seul mot peut nous ressusciter.
Le mot de qui ? Écoutons la parole des amants : dans mes bras, aujourd’hui, tu seras au paradis.
Serres
Entre deux larrons ainsi. L'un, à l'instar de la foule, se moque de lui et l'injurie. L'autre prend sa défense. L'histoire est simple et ne mériterait presque pas d'être mentionnée. Elle l'est pourtant par Luc et prise à ce point au sérieux par l’Église qu'elle feront de ce bon larron, nommé Dismas, le premier saint de l’Église.

Quel sens donner à cette anecdote coincée entre des paroles qui ont sans conteste bien plus de sens et d'implications théologiques que celle-ci.

L'interprétation canonique qui, après tout, est dans la droite ligne de la prière d'intercession universelle formulée auparavant est que nul n'est a priori exclu du champ possible du pardon. Non plus qu'un instant quelconque. Espoir manifestement puissant que celui-ci puisqu'il souligne que même à l'extrême instant de nos fins, le salut est encore possible. Avouons du reste que la liste joliment pléthorique des divers canonisés de l’Église n'a pas désappris de l'illustrer : moins nombreux y sont les vertueux dès le jour de leur naissance et pieux serviteur du Seigneur que ceux qui hommes ordinaires et parfois fort goûteux des plaisirs de la chair connurent une révélation tardive ; d'autant plus miraculeuse que tardive. Augustin en en étant un exemple célèbre !

Le commentaire de Serres est ici étonnamment décevant qui situe le récit au plan de la réussite sociale. Le Christ exemple même du déni de la puissance matérielle, sociale ou politique - Mon Royaume n'est pas de ce monde - né dans une étable ; vivant comme un mendiant ; mourant comme un brigand trouve à côté de lui plus raté encore. Soit l’Église en fera sa gloire et n'aimera rien tant, son histoire durant, que les pauvres à consoler ; les plaies à panser ; les contritions à clamer … tout en soutenant les pouvoirs qui les produisent … Il y a chez Prévert des phrases à la fois cruelles et drôles pour le dire. Oui, bien sûr, Nietzsche s'était fait un plaisir de le souligner; le christianisme est une religion faite pour les pauvres et les faibles - un platonisme pour le peuple - oui, bien sûr, l'espérance, cette grande machine à soumission, y fonctionne à plein : les derniers sont promis à devenir les premiers.

Une histoire de réussite ?

Il y a, en cette anecdote, un pendant, assurément à l'épisode du procès. Pilate, plus indécis qu'il ne veut le laisser croire, au point de donner son nom aux jugements emberlificotés, Pilate est celui qui en même temps confère le titre de Roi des Juifs mais envoie Jésus à la mort. On devine bien ce que les troubles provoqués par Jésus dans la province qu'il est supposé administrer pouvaient éventuellement gêner à la fois l'administrateur romain et les responsables juifs d'autant plus accrochés à leur apparence de pouvoirs qu'il leur en restait peu. La mécanique du bouc émissaire allait tourner à plein au profit - au moins provisoire - des deux parties : les chrétiens allaient longtemps représenter une minorité, certes de plus en plus remuante, avant de faire prendre à l'Empire un tournant imprévisible.

L'épisode du choix laissé à la foule, pour invraisemblable qu'il soit, a le mérite de montrer - pulsion mimétique - combien le sacrifié est innocent puisqu'il en suffisait d'un, n'importe lequel des deux. On comprendrait mal pourquoi autrement l'épisode fût retenu - encore qu'il fasse pendant aux deux larrons dont l'un fût bon et l'autre mauvais. Le Christ lui sait trancher d'entre l'un et l'autre ; pas Pilate. Le sacrifice est ce qui permet de sortir de l'indécision : il désigne au hasard ou par mouvement de foule, ce qui revient au même, celui sur qui va se concentrer la haine et la peur collective et que l'on sacralisera après. Soit la thèse de Girard est vérifiée. Je vois mal le pendant avec la réussite sociale.

Je veux, par deux aveux, compléter le tableau du mimétisme tel que vous le décrivez : le premier concerne nos psychologies. Si, d’exercice ou de nécessité, nous cherchions, le plus loyalement du monde, ce que nous désirons vraiment, ou ici et maintenant, ou globalement pour notre vie entière, n’entrerions-nous point, pour longtemps, dans une autre boîte noire, intime, où nous nous égarerions, sans trouver, en ce fond sombre de nous-mêmes, le plus petit élément de réponse à cette exigence, immédiate ou large, de plaisir ou de bonheur ? Face à l’inquiétude induite par un tel égarement, nous nous précipitons vers l’imitation parce que nous ne pouvons pas ne pas combler, au plus vite, un vide aussi angoissant.
Aussi difficile que se présente, d’autre part, la morale la plus austère, ne constitue-t-elle pas, elle aussi, un substitut facile à la même absence ? Évidence plus que paradoxe : la route malaisée de la morale, comme le chemin aisé du mime, semblent des voies d’accès plus accessibles que la quête inaccessible de l’authentique plaisir. Puisque je ne sais pas ce que je veux, autant désirer ce que les autres paraissent vouloir ou ce que des normes féroces m’imposent.
Serres réponse au discours de réception de Girard 19/12/2005

Peut-être pour ceci faut-il se reporter à un passage du discours que Serres fit en recevant Girard à l'Académie : dans ce cas le Mon Royaume n'est pas de ce monde au même titre que le On ne peut servir deux maîtres à la fois résonneraient comme des rappels à l'essentiel.

Qu'est-ce que réussir ? Ou plus précisément qu'est-ce qu'être à hauteur d'humanité ? ou encore quel humain veux-je être ? sont effectivement questions que tout un chacun s'est posés et se reposera bien un jour, de ces questions que P Valéry qualifie de questions d'enfants, oui sans doute, mais des questions incontournables ; cruciales au sens premier du terme.

Mais interpeller ceci revient tout simplement à interroger l'objet ultime - intime ? - de nos désirs. Ce que nous cherchons dans nos vies qui puisse nous faire dire demain qu'elle aura été réussie - ou pas trop ratée - qu'on y aura été heureux. Mais le faisons-nous ? ou nous contentons-nous de nous poser la question une toute petite fois à l'orée de l'adolescence ou, pour certains, en ce moment précieux quand il peut avoir lieu, de la classe de philosophie ? ou au contraire, nous contentons-nous de subir, d'entendre la vie, notre vie comme une fatalité ? Donnant ainsi, derechef, raison à Valéry.

C'est Serres qui dans Rome rappelle que négligence est l'antonyme de religion. Ce qui est exact à condition d'entendre dans religion religare et non pas relegere. Négliger n'est rien d'autre que laisser les fils se distendre, le tissus s'effilocher, la vêture se dépenailler ; laisser les liens se défaire. Négliger c'est cesser de lutter contre l'entropie nécessaire des êtres et des choses ; cesser de vouloir (se) désaltérer ou restaurer. Dit-on assez que ces deux mots qui disent nos actes élémentaires ne font qu'avouer la lutte incessante contre la dégradation ? Négliger c'est tout laisser à vau-l'eau ; oublier le monde. C'est, du côté de l'homme, la même indifférence que celle qu'on aurait pu craindre de Dieu après ses colères ; sauf à considérer qu'ici elle déroule effectivement ses effets désastreux et débouche sur une violence réelle.

Ce n'est pas tout à fait un hasard si l'on trouve aux fondement de toute morale, en principe de toutes les valeurs et donc en somme comme commandement suprême la solidarité. ! Car ἀρχή signifie à la fois commencement et commandement. Or la solidarité - contrairement à ce que l'apparence laisse à voir - ne considère pas la relation à l'autre - ceci est plutôt l'affaire de la réciprocité - mais au monde ; mais à l'être ; mais au divin.

Notre comportement de troupeau, nos inclinaisons violentes puisque mimétiques viendraient-elles seulement de cette incapacité cruelle à (nous) donner un sens ? Vide angoissant, écrit-il, sans doute, mais qui s'enfle si vite des protubérances fates de l'habitude …

Une histoire d'engagement

Je ne cesse, en parcourant ces sept paroles, de me demander ce que j'entends par croire et ce que chacun d'entre vous, qui me lisez, pourrait entendre par ceci sans que pour autant mes propos visent en rien à convaincre non plus qu'à persuader ! Eh bien il s'agit de ceci :

De cet engagement qui seul peut conférer consistance à soi, à l'autre ; au monde. Et d'abord cette solidarité avec le monde. Solidarité dit aussi solidité, ce qui tient ; d'un seul tenant. Ce qui fait que les atomes s'agglutinent ; qui permet à la matière de tenir, de se maintenir, de s'entretenir. Solidarité qui me rappelle qu'habiter le monde ne saurait seulement signifier occuper un lieu, y avoir ses habitudes mais l'entre-tenir ; nouer avec lui ce grand tissu que l'on appelle l'Histoire qui est une Odyssée incroyable mais fragile. Solidarité qui m'interdit, à jamais, de me replier sur mon quant-à-soi et proclamer ce n'est pas mon problème.

Si ! π ρ ό β λ η μ α a beau être ce qu'on a devant soi et donc un obstacle, c'est d'abord une tâche à remplir et, par là même, parfaitement synonyme du latin ob-jectus. il ne saurait y avoir de sujet sans objet ! nous comprenons que l'inverse est vrai aussi ; que c'est une splendide boucle de rétroaction, ici, puisque c'est bien autant le sujet qui institue l'objet que ce dernier qui constitue le sujet.

Le crime, la faute, en tout cas, provient toujours de celui qui rompt cette solidarité-ci ; qui adopte le point de vue de l'expert qui réduit le réel à un processus - il aime à dire process - à un moyen à mettre en place qui se justifie par sa seule performance. Nul n'a oublié ce conducteur de train interviewé dans Shoah qui déclara ne pas s'être autrement soucié de ce qu'il transportait dans son train et ne s'affairer qu'à respecter les délais prescrits par sa feuille de route. Outre l'évidente mauvaise foi qui n'est pas notre propos, l'on a ici la mécanique même de la rupture de solidarité où s'enclenche le ils ne savent pas ce qu'ils font de la prière d'intercession.

Le mauvais larron hurle avec les loups, n'en espère sans doute rien mais calme peut-être sa peur en imitant la vindicte publique. L' autre, au contraire, qui aurait pu se taire, prend le parti du Christ et s'étonne de l'injustice qui lui est faite.

Tu n'as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c'est justice, nous payons nos actes : mais lui n'a rien fait de mal

Voici ce que doit vouloir dire être croyant ou croire qu'il y a du divin dans le monde.

 

Mais …

N'en être, pas plus qu'à l'autre, indifférent.

Une histoire de justice

A n'y pas trop prêter garde, on pourrait lire en cette anecdote le privilège du Prince qui s'autoriserait à gracier le criminel comme si sa voix outrepassait toute loi possible. Ce serait une erreur. Pas plus que chez Rousseau on ne peut imaginer que le Prince fût au-dessus des lois sans nous empêcher sitôt d'être libres ; pas plus, ici, on ne saurait imaginer le Christ transgresser l'ordonnancement du Père.

Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir- πληρῶσαι. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé.…Mt 5,18

Celui-là, en reconnaissant la vraie nature du Christ (peut-être) mais en assumant sa propre culpabilité et acceptant la sentence mais en récusant celle du Christ, celui-là désigne ce que peut être une conversion intime, un engagement total (du cœur, de l'âme et de la pensée )

A tout prendre, cette parole part peut-être d'une position inverse à la précédente (ici le fautif sait qu'il l'est mais voit juste ; là le fautif voit et fait mal ) mais dans les deux cas il y a pardon possible. Ce pardon a une cohérence : il vise à retisser les liens ; à recréer - si peu que ce soit encore possible - le lien avec le monde, avec l'autre.

Il est ce petit geste qui me rappelle à mon humanité moi qui suis en train de m'égarer.

Alors non, décidément, ce n'est pas affaire ici de réussite au sens où je trouverais la haut ce que j'eusse raté ici bas. Jamais je n'ai entrevu le pardon comme une consolation mais comme une invite au devoir.

Je ne crois même avoir rien compris jamais à ce Paradis qu'on présente comme la récompense des justes. Je ne crois au reste avoir rarement fait les choses pour le gain qu'il pourrait me procurer. Cet Eden est comme un retour au source - pour ne pas écrire un rappel à l'ordre. Il est là, lui aussi, moins comme une promesse d'équilibre ou de paix intérieure que comme exhortation : toi, non plus, qui n'es pas d'ici, rappelle-toi d'entretenir ce monde parce qu'il est ton jardin mais souviens-toi toujours que l'essentiel est ailleurs ; non dans l'epaisseur des choses

Etre à la hauteur.