Bloc-Notes 2016
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La crosse en l'air
Prévert 1936

 

 

Rassurez-vous braves gens
ce n’est pas un appel à la révolte
c’est un évêque qui est saoul et qui met sa crosse en l’air comme ça… en titubant… il est saoul
il a sur la tête cette coiffure qu’on appelle mitre et tous ses vêtements sont brodés richement
il est saoul
il roule dans le ruisseau sa mitre tombe
c’est le soir
ça se passe rue de Rome près de la gare Saint-Lazare sur le trottoir il y a un chien
il est assis sur son cul il regarde l’évêque
l’évêque regarde le chien
ils se regardent en chiens de faïence mais voilà l’évêque fermant les yeux l’évêque secoué par le hoquet
le chien reste immobile et seul
mais l’évêque voit deux chiens dégueulis… dégueulis… dégueulis voilà l’évêque qui vomit
dans le ruisseau passent des cheveux…
…des vieux peignes…
…des tickets de métro…
des morceaux d’ouate thermogène…
des préservatifs… des bouchons de liège… des mégots l’évêque pense tristement
Est-il possible que j’aie mangé tout ça le chien hausse les épaules
et s’enfuit avec la mitre
l’évêque reste seul devant la pharmacie ça se passe rue de Rome
rue de Rome il y a une pharmacie l’évêque crie
le pharmacien sort de sa pharmacie il voit l’évêque
il fait le signe de la croix puis
plaçant ensuite deux doigts dans la bouche de l’évêque il l’aide…
… il aide l’évêque à vomir…
l’autre appelle son fils fait le signe de la croix puis recommence à vomir
le pharmacien avec les doigts qui ont fait le signe de la croix aide encore l’évêque à vomir
puis fait le signe de la croix et ainsi de suite alternativement
signe de la croix et vomissement plus loin
derrière une palissade
dans une maison en construction ou en démolition
enfin dans une maison pour les humains il y a une grande réception
c’est la grande réception chez les chiens de cirque la grande rigolade
il y en a qui ont apporté des os d’autres des escalopes beaucoup de choses
ceux qui ont la queue en trompette font l’orchestre
c’est le grand cirque des chiens
celui qui a lieu le premier vendredi de chaque mois mais seuls les chiens savent ça
devant tous les chiens assis
les autres chiens font leur numéro le chien d’aveugle
le chien de fusil le chien de garde le chien de berger
mais voilà le grand délire
et les spectateurs aboient du vrai grand rire le chien de la rue de Rome vient d’arriver il a sur la tête la mitre et il fait le pitre
le pitre
avec tous les gestes saints
le clown chien aboie en latin il aboie au christ
il aboie au vendredi saint
il dit la messe avec sa queue
et tous les chiens se tordent à qui mieux mieux Notre père chien qui êtes aux cieux…
mais le veilleur de nuit se réveille et le monde des chiens s’enfuit
le veilleur de nuit se rendort
le veilleur de nuit est pris par le rêve rêve de silence
rêve de bruits rêve…
rue de Rome le ruisseau coule doucement dans son rêve le veilleur de nuit l’entend rêve de ruisseau
rêve d’eau rêve de rue rêve de Rome
rêve d’homme rêve du pape… rêve de Rome… rêve du Vatican rêve de souvenir
rêve d’enfant
Rome l’unique objet de mon ressentiment le veilleur de nuit se réveille
se réveille en répétant Parfaitement parfaitement
Rome l’unique objet de mon ressentiment il se réveille
il se lève
il se lave les dents répétant
répétant
Rome l’unique objet de mon ressentiment et le voilà la lanterne à la main
le voilà qui suit son petit bonhomme de chemin son petit bonhomme de chemin le mène à Rome comme tous les autres chemins
parfaitement parfaitement
à Rome devant le Vatican parfaitement
pauvre veilleur de nuit le voilà perdu en plein jour
au beau milieu d’une ville peuplée de gens qui ne parlent pas la même langue que lui
triste voyage
soudain il voit une petite fumée qui monte dans le ciel au-dessus des maisons alors il crie au feu
mais un Italien lui explique en italien que toujours il y a une petite fumée qui monte dans le ciel quand un nouveau pape est élu
le veilleur de nuit n’y comprend rien il hoche la tête
et le soir tombe sur la campagne électorale à Rome le pape est élu aux quatre coins cardinaux il y a des cardinaux
qui font la gueule en coin ils ne seront pas pape tout est foutu
c’est alors qu’au balcon sérieux comme un pape parait le pape
entouré de ses sous-papes
il a sur la tête la coiffure à trois cornes appelée tiare et il étend la main
la foule se prosterne
la foule cherche sa salive la foule trouve sa salive la foule crache par terre
la foule se roule dans son crachat
le pape fait avec sa main de pape un geste de pape on ferme la fenêtre
et la foule s’en va
s’en va par la ville en répétant Ça y est
nous l’avons vu
nous l’avons touché du regard
un peu plus tard assis sur ses fesses dans son carrosse de nougat doré le grand taulier du Vatican fait le tour de son quartier réservé et puis il rentre au Vatican où fier lui aussi comme un pape son vieux papa l’attend…
Effusions familiales grandes eaux lacrymales
le père a une tête de vieux paysan il fume la pipe
il est simple hélas hélas
la pipe au papa du pape Pie pue
on ouvre les fenêtres… on brûle du sucre… on ferme
les fenêtres… ce qu’il faut avant tout c’est de la tenue mais tous les ruisseaux mènent à Rome
et voilà l’évêque qui surgit en agitant sa crosse son visage est défait comme un vieux lit
il titube… l’indignation est générale… le Saint-Père écarte son vieux père qui veut faire à l’évêque un mauvais parti
et s’approchant de l’évêque lui dit On dirait que vous avez bu
et il le lui dit avec une tellement grandiose expression de mépris que tous les cardinaux en sont glacés jusqu’aux os silence
grand silence mais de courte durée
car l’évêque est plus ivre que le pape ne le pensait
et comme il a appris les mauvais mots dans un bordel de la rue de l’Échaudé il dit ce qu’il lui plaît de dire
Dans tous les cas si je suis saoul c’est pas avec ce que tu m’as payé… tout pape que tu es… mais il éternue parce qu’il a froid à la tête depuis que le chien lui a fauché la mitre
Fermez les fenêtres dit le pape
un sous-pape répond à sa sainteté que les fenêtres sont déjà fermées
Excusez-moi dit le pape on peut se tromper je ne suis infaillible que lorsque je parle des choses de la religion soudain l’évêque
Infaillible… tais-toi… tu me fais marrer… face de pet… les choses de la religion… infaillible… il y a de quoi se les mordre… vieil os sans viande j’en ai marre des choses de la religion et puis d’abord pourquoi que tu es pape et pas moi… hein peux-tu le dire… t’as profité de mon voyage pour te faire élire… combinard… cumulard… tout ce que tu veux c’est te remplir la tirelire… mais le pape le désigne dramatiquement du doigt
Barnabé je vous mets à l’index… alors l’affreux vieillard éclate de rire il est tête nue il se secoue
il secoue toute l’eau du ruisseau il éternue
il est trempé comme un vieux tampon-buvard abandonné sous la pluie dans la cour d’une mairie triste trempé comme un vieux morceau de pain
dans un verre d’eau sale et il hurle
et il tonitrue…
Ah ! il est bath le pape il est gratiné le pape… et il se vautre
il plaisante salement L’index sacré
sais-tu où on le met l’index dans la rue de l’Échaudé c’en est trop
l’autre affreux vieillard c’est le pape il faut appeler les choses par leur nom un chien c’est un chien
un tournesol c’est un tournesol
une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg c’est une petite fille qui joue au cerceau dans une allée du Luxembourg
le Luxembourg c’est un jardin une fleur c’est une fleur
mais un pape qu’est-ce que c’est un affreux vieillard
et c’est pour ça que le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican… c’est pour ça qu’il fait une drôle de tête le catholique pratiquant
ce qu’il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique blême… mais un pape… un homme de nuages… une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue…
mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin
cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle la dignité l’onction l’extrême-onction la cruauté la roublardise la papelardise et tous ces simulacres toutes ces mornes et sérieuses pitreries
toutes ces vaticaneries… ces fétiches… ces gris-gris… ce luxe… ces tapis… ces wagons- salons… ces locomotives d’or… ces cure-dents d’argent… ces chiottes de platine… toute cette vaisselle de riche
toutes ces coûteuses ces ruineuses saloperies… tout cela met le catholique mal à l’aise
sur le fauteuil qu’il a payé seize francs et il entend des rires
de curieuses réflexions
aux places les moins chères des spectateurs se tapent sur les cuisses Vise un peu le Saint-Père comment qu’il est fringue… avec un anneau dans le nez j’te jure qu’il serait complet… c’est alors que le catholique pratiquant sent monter en lui de terribles questions…
Hélas… puisqu’il y a des cache-nez… des cache-tampons… des cache-cols… des cache- noisettes… des cache-pots pourquoi n’y a-t-il pas de cache-pape…
point d’interrogation
et plus d’autres questions
à chaque question qu’il se pose malgré lui le catholique pratiquant a beau essayer de répondre que la question n’est pas là… la question est là… la question continue d’être en question et remet tout en question…
Devinette chrétienne
Aimez-vous les uns les autres Couci couça c’est la réponse
il a répondu malgré lui le catholique pratiquant et il a honte
quelle drôle de maladie la honte et comme ça rend laid
il pleure… il voudrait aimer tout le monde (qu’il dit)
il ne peut pas aimer…
il ne peut que respecter ou haïr… il pleure
mais sur l’écran, le pape s’en va en retroussant ses jupons blancs… le film du Saint-Père est terminé voici d’autres actualités
des militaires italiens bombardent un village abyssin le catholique pratiquant sent ses larmes
se tarir brusquement
sent son cœur battre amoureusement
sent ses poings qui se serrent convulsivement
il aime tellement les militaires… les civières… les enterrements… les cimetières… les vieilles pierres… les calvaires… les ossements…
à chaque torpille qui tue les « nègres » il pousse un petit gloussement blanc
devant les images de la mort la joie de vivre le saisit
il voit là-haut dans le ciel tous les frères en Jésus-Christ tous ses frères en Mussolini
les archanges des saints abattoirs
les éventreurs… les aviateurs… les mitrailleurs… toute la clique de notre seigneur…
il est fou de joie… il est content… il grimpe sur son fauteuil à seize francs… il acclame l’escadrille des catholiques trafiquants… il sent monter en lui l’espoir
un jour aussi peut-être il versera le sang le sang des pauvres… le sang des noirs… le sang de ceux qui sont vraiment vivants
mais l’enthousiasme c’est épuisant et le pauvre petit malheureux catholique pratiquant impuissant et trafiquant… le pauvre pauvre pauvre petit petit petit tout petit tout petit très malheureux… très catholique… très catholique… très pratiquant se rassoit sur son fauteuil à seize francs
le spectacle est permanent… il en aura pour son argent… et le spectacle recommence…
voilà les gentils animaux des dessins animés mais ils ne restent pas là longtemps
parce que voilà que revoilà le vrai visage du Vatican…
on montre les quartiers de la ville dans une rue il y a deux hommes personne ne les remarque
l’un de ces deux hommes c’est le veilleur de nuit l’autre c’est un Italien qui n’a pas de travail
un Romain
un Romain avec des pièces au fond du pantalon un Romain qui crève de faim
les deux hommes sortent du film personne ne s’aperçoit de leur disparition
et là-bas ils continuent à se promener dans Rome le Romain fait des gestes avec la main
ces gestes le veilleur de nuit les comprend il n’a pas besoin d’allumer sa lanterne
ce sont des gestes pareils aux siens un pour serrer la ceinture
un pour montrer les devantures
un autre geste avec la main à plat au-dessus du pavé en penchant un peu l’épaule
ça veut dire qu’on a des enfants avec les doigts on fait le compte c’est un Romain qui a trois enfants et pas de travail
et ils parlent aussi un petit peu les deux hommes
et ils se comprennent très bien avec très peu de mots le Romain et le Parisien
Gangster Mussolini Mussolini gangster ils éclatent de rire
ils se sont parfaitement compris une grande joie les fait rire Gangster… Mussolini Bouffon... Berlusconi
avant!… avanti…
à voix basse le Romain chante au veilleur de nuit la chanson interdite
Partant pour l’Ethiopie avanti… avanti…
les fusils partiront tout seuls c’est moi qui vous le dis qu’ils partent donc tout seuls les fusils
qu’ils s’en aillent,
nous resterons à la maison et quand ils reviendront
nous irons les chercher à la gare avec une fanfare le veilleur de nuit ne comprend pas
toutes les paroles de la chanson mais il en comprend le sens
et il recommence à rire
et les deux hommes trouvent d’autres copains un qui travaille chez Fiat à Turin
Turin… Turin-cassis…
le veilleur de nuit pense à l’apéritif et ça lui donne soif il s’arrête près d’une fontaine
il entend l’eau il s'assoit
il boit
il entend l'eau
et son rêve le reprend
Rome l’unique objet de mon ressentiment il dit au revoir aux autres et s’en va
vers le Vatican…
il ne sait pas d’où ça lui vient
mais il a un tas de choses à dire
et tout le temps il pensait à ces choses
quand il était tout seul auprès du brasero l’hiver la nuit dans son chantier
il a un théâtre dans la tête
et dès qu’il est seul ça recommence à jouer et c’est des pièces terribles que ça joue
pas des tragédies à guirlandes avec des bonzes d’autrefois qui débloquent comme à l’église des histoires de fesses qui riment
mais des pièces avec des hommes de viande avec de pauvres femmes vivantes
avec du pain avec des chiffres
des chiffres… des orages de chiffres… toujours des petites sommes
et puis des hommes qui fabriquent…
d’autres qui attendent tristement l’autobus sous la pluie des vieux souliers
des petites filles qui demandent humblement à crédit chez le laitier
des hommes… des femmes… des enfants des hommes… des femmes… des enfants qui se battent contre la misère
qui pataugent dans leur propre sang dans le sang et dans la misère
dans la misère et dans le sang
et sur le sang de la misère les autres se gondolent à Venise avec des suspensoirs d’hermine et des diamants aux doigts de pied
les cloches sonnent dans les églises pour que les pauvres viennent prier mais lui le veilleur de nuit
il veut empêcher les cloches de sonner il veut parler
il veut crier hurler gueuler gueuler…
mais ce n’est pas pour lui tout seul qu’il veut gueuler c’est pour ses camarades du monde entier
pour ses camarades charpentiers en fer qui fabriquent les maisons de la porte Champerret pour ses camarades cimentiers… ses camarades égoutiers… camarades surmenés… camarades pêcheurs de Douarnenez… camarades exploités… camarades de la T. C. R. P… camarades mal payés… camarades vidangeurs… camarades humiliés… camarades chinois des rizières de Chine… camarades affamés… camarades paysans du Danube… camarades torturés… camarades de Belleville… de Grenelle et de Mexico… camarades sous-alimentés… camarades mineurs du Borinage… camarades mineurs d’Oviedo…camarades décimés… mitraillés… camarades dockers de Hambourg… camarades des faubourgs de Berlin… camarades espionnés… bafoués… trompés… fatigués… découragés… camarades noirs des États-Unis… camarades lynchés… camarades marins des prisons maritimes… camarades emprisonnés… camarades indo-chinois de Poulo Condor… camarades matraqués…
camarades… camarades…
c’est pour ses camarades qu’il veut gueuler le veilleur de nuit pour ses camarades de toutes les couleurs de tous les pays et tout en marchant il arrive devant la porte du Vatican
et il s’arrête…
la hallebarde à la main
ces hommes lui barrent le chemin et lui demandent ce qu’il veut
Je viens demander au pape s’il est sourdingue… comprenez je viens lui demander s’il est dur de la feuille et s’il sait lire s’il sait compter…
lui demander ce qu’il pense de la situation mondiale lui demander puisque de son métier il doit être bon comme le bon pain ce qu’il attend pour ouvrir sa grande gueule en faveur des opprimés…
et la garde le laisse passer croyant qu’il s’agit d’un plombier qui vient remettre un joint au robinet de la baignoire dorée où parfois le Saint-Père vient se mouiller les fesses et le dessous des pieds
il passe
il traverse les salons
tu parles d’un bobinard mon vieil Edmond
quel bordel madame Adèle quel boxon monsieur Léon il glisse sur le parquet ciré sa lanterne à la main
il glisse si vite qu’on dirait un train
et le voilà qui écrase quelqu’un un affreux
c’est un affreux vêtu de noir
une mèche de pétrole à la place des cheveux la cravate blanche
les pieds douteux
le veilleur de nuit s’enfuit Laval se relève et s’époussette un valet s’empresse
Monsieur le comte
et monsieur le comte Laval demande au valet si la mule du pape est visible et comment il faut s’y prendre pour la baiser selon le protocole
on amène une mule d’essai et l’homme d’État et la bête restent seuls en tête à tête
le veilleur de nuit continuant son exploration arrive dans la grande antichambre près du grand salon de la grande réception… c’est fou ce qu’il peut y avoir de monde qui rampe sur le paillasson
un tas de gens connus des gens qui sont quelqu’un des journalistes des hommes de main
des valets de pied des écrivains des banquiers des académiciens le veilleur de nuit les écoute
ils parlent… ils parlent du nez… de la pluie et du beau temps mais ils parlent surtout argent
il y en a qui sont avec leur femme monsieur Déchet avec madame Déchet monsieur Gésier avec madame Chaisière monsieur Pierre Benoit madame Antinéa madame Léon Bailby monsieur Antinoüs monsieur Leprince-Ringuet et la princesse
monsieur Salmigondis madame Cora Laparcerie monsieur Deibler et sa veuve
grand-papa Doumergue et ses petits-enfants et le petit monsieur tout seul
Quenelle de Jouvenel Bertrand
monsieur Claude Führer le grand pétopiomane et puis des Léon Vautel… des Clément Daudet… des Brioche la Rochelle des Jab de la Bretelle… des Maurras et des Vorace de Carbuccia des Gallus des Henribérot des Gugusses des compères Doriot des de mes deux Kérilis des Pol Morand des Chiappe des Henri Lavedan et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux
et les Schneider les de Wendel tous les vieux débris du Creusot tous les édentés carnivores
tous les vieux marcheurs de la mort et ces dames
leurs dames
comme elles sont belles à voir quand on pense à autre chose et qu’on ferme les yeux les propos qu’elles tiennent sont tout à fait savoureux
elles parlent du pape
et quand elles parlent elles font avec la bouche le même bruit désagréable que lorsqu’elles remuent leur prie-Dieu le jour de la grand-messe des morts à Saint-Laurent pied de porc… Et le pape m’a dit ceci et le pape m’a dit cela et papati et papata…
et ces messieurs s’en mêlent
Comme je le disais au Saint-Père dit Pol Morand à la douairière Debout les morts et à la douche nous voulons des cadavres propres… oh monsieur Morand
vous êtes le roi des cormorans et toujours tellement garnement et la douairière se chatouille le fessier
elle voudrait bien se le faire dédicacer soudain elle arrête de se chatouiller
et tout le monde arrête de faire ce qu’il faisait tout le monde claque des talons
tous le monde rectifie la position Mussolini traverse le salon
le voilà l’ennemi du Négus
le voilà l’authentique gugusse le voilà le nouveau Poléon
il a la drôle de tête de l’homme qui croit que c’est arrivé mais qui ne sait pas au juste comment ça va se terminer…
il salue tout ce beau monde à la romaine et tout ce beau monde à la romaine le salue soudain Mussolini aperçoit le veilleur de nuit et s’approche de lui en fronçant les sourcils Alors on se salue plus
Je n’ai jamais salué personne dit le veilleur de nuit et le Duce est très embêté
cet homme seul… ce sans-gêne… cette lanterne peut-être que c’est Diogène
on ne sait jamais
et le Duce qui ne tient pas à avoir d’ennuis avec l’antiquité entraîne le veilleur de nuit dans un salon plus discret
les voilà assis sur une banquette…
" Moi ce que je souhaite dit Mussolini c’est le bonheur de mon peuple
Tu l’as dit bouffi… répond le veilleur de nuit et il se met à rire doucement
Mussolini est inquiet… soudain il entend du bruit son inquiétude grandit
le bruit qui inquiète Mussolini vient de dessous la banquette sur laquelle il est assis
Ce n’est rien… dit le veilleur de nuit c’est le roi d’Italie
il fait les cent pas il s’ennuie
Ah bon dit Mussolini
Moi je viens pour voir le pape dit le veilleur de nuit Moi aussi dit Mussolini
Moi aussi dit venant de dessous la banquette la petite voix du roi d’Italie
j’ai rendez-vous avec lui
Moi je n’ai pas rendez-vous dit le veilleur je viens comme ça… en touriste
Très intéressant le tourisme… extrêmement intéressant reprend Mussolini… le tourisme…
mais la grande porte s’ouvre un camerlingue apparaît
Au premier de ces messieurs C’est moi dit le roi et il sort
mais Mussolini donne au monarque un discret petit coup de pied et le monarque rentre sous sa banquette en hochant tristement la tête
Le premier c’est moi dit Mussolini en faisant la grosse voix
Je vous demande pardon dit le veilleur de nuit j’étais là avant vous
avanti avanti et il passe
la grande porte se referme derrière lui et le voilà en présence de celui qu’on appelle le vicaire de Jésus-Christ il est assis sur son saint siège le vicaire et devant lui deux ou trois douzaines de grosses vieilles femmes à barbe imberbes sont agenouillées sur le tapis
le Saint-Père leur parle en latin et il les appelle ses brebis Drôle de harem pense le veilleur de nuit…
mais voilà les femmes à barbe qui se lèvent…
…qui se lèvent en poussant des cris… Pesetas Bandera Pesetas
Pesetas Pesetas Franco
Légère erreur pense le veilleur
il comprend qu’il a confondu hommes d’Église avec femmes à barbe et qu’il se trouve en présence des évêques cardinaux archevêques et bedeaux… des révérends pères gras à lard brûlés vifs par le Frente Popular dans les souterrains d’Oviedo… et le Saint-Père écoute avec sérénité la plainte déchirante des malheureux prélats carbonisés
Ah si tu savais Saint-Père
ce que ces barbares nous ont fait ils nous ont coupé les jambs
et puis ils nous ont pendus par les pieds
ils nous ont plongé la tête dans l’huile d’olive bouillante ils nous ont saignés comme des porcs
ah si tu savais Saint-Père combien horrible fut notre mort
ils nous ont crucifiés sur des planches avec de sales clous rouillés
mais Dieu qui fait bien ce qu’il fait Dieu nous a tous ressuscités
et sur son nuage d’acier trempé sainte Tenaille est arrivée sainte Tenaille nous a décloués
et nous avons erré dans la montagne emportant les vases sacrés
il y avait des fruits sauvages
nous les avons apprivoisés… baptisés et puis nous les avons mangés
et nous avons marché marché jusqu’à un tout petit village où dans sa grande automobile
saint Christophe nous attendait
ah quelle terrible chaleur et quelle soif il faisait tout nu dans le spider
saint Sébastien pleurait
ils l’avaient planté de banderilles il ne pouvait pas les enlever sainte Tenaille s’était endormie… pas moyen de la réveiller…
saint Sébastien s’impatientait… on est allé chez un médecin… mais la porte était défoncée… toute la maison saccagée
et là Saint-Père horreur nous vîmes comme nous vous voyons Saint-Père comme nous vous voyons
nous vîmes le médecin et sa dame suspendus à la suspension
horreur Saint-Père horreur nous vîmes sur le carreau de la cuisine
les trente-deux filles du médecin éventrées par les miliciens
horreur Saint-Père horreur nous vîmes un homme étrange qui grelottait
on aurait dit un grand poulet un grand poulet qui sanglotait
c’était l’ange gardien des jeunes filles plumé vif par les miliciens
horreur Saint-Père horreur nous vîmes
la bienheureuse sainte Albumine dans une bouteille emprisonnée et tout en haut du haut de l’église
la bienheureuse sainte Camomille empalée sur le clocher horreur Saint-Père horreur nous vîmes aussi…
…mais soudain midi sonne
on entend un grand bourdonnement
c’est le ventre des prélats espagnols qui grogne qui grogne parce qu’il n’est pas content
Bon appétit mes agneaux bon appétit mes brebis
vous me direz la suite au dessert dit le Saint-Père et la délégation des malheureux prélats carbonisés miraculés béatifiés et affamés se précipite vers la grande salle où est préparé le banquet…
Le pape reste seul ou plutôt se croit seul car il ne voit pas le veilleur de nuit planqué dans l’ombre et qui sourit et comme les gens qui sont seuls qui n’ont rien à faire et qui font n’importe quoi pour passer le temps le pape se ronge doucement les ongles machinalement
et puis avec son pied il aplatit le tapis qui fait des plis et puis il bâille
et puis croisant la jambe droite sur la jambe gauche il se tapote avec la main le bas du genou pour voir si les réflexes vont bien et puis il réfléchit
et toute réflexion faite il constate que pour ce qui est des réflexes c’est presque tout à fait complètement fini
soudain une voix
une voix venant de très loin une voix désolante
une voix d’os une voix morte
la voix d’un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d’années et qui dans le fond de sa tombe continue à ventriloquer
Allô allô Radio-Séville Allô allô Radio-charnier
c’est le général Quiépo micro de Llano qui postillonne à la radio
Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes… et s’il ne s’en trouve pas assez je déterrerai les morts pour les fusiller…
et cette atroce voix cariée
cette voix pouacre… cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque cette voix capitaliste
cette voix obscène cette voix hidéaliste
Cette voix parle pour la vermine du monde entier et la vermine du monde entier l’écoute
et elle lui répond en hurlant
alors le veilleur de nuit entend le vrai cantique du Vatican la lugubre complainte des prêtres
le cliquetis des baïonnettes
la sonnette du saint sacrement
et le bruit des boîtes à pansements l’affreuse clameur des possédants en chœur
avec le chœur des bourreaux qui demandent justice en chœur avec le chœur des repus qui hurlent qu’ils ont faim en chœur avec les égorgeurs qui crient à l’assassin en chœur
avec les litanies des hommes aux globules noirs en chœur avec les vieux cantiques des vieux bourreurs de mou en chœur
avec les abominables choristes chantant l’abominable opéra sinistre Sacré-Cœur de Jésus ayez pitié de nous
mais comme il connaît la chanson
le pape en a marre et tourne le bouton silence
silence troublé par une discrète petite toux c’est le veilleur qui fait hum… hum… histoire de montrer qu’il est là
et le Saint-Père un peu étonné fait celui qui ne le voit pas il met sa tête entre ses mains… il se recueille et tout en marmonnant un petit notre-père-qui-êtes-aux-cieux à travers ses doigts entrouverts il regarde à quel genre d’homme il a affaire et comme l’homme est plutôt mal fringue le Saint-Père est un peu inquiet et il se dit Quel est cet homme que me veut-il comment est-il entré ici c’est peut-être un dévoyé un anarchiste un terroriste un illuminé un trotskyste dans les méninges papales l’étonnement la crainte et la curiosité se baladent en liberté
et le Saint-Père continue sa prière
Que votre volonté soit faite… c’est peut-être cette vache d’évêque qui l’a envoyé pour me sectionner le gésier s’il fait un pas de plus je tire sur la sonnette pour appeler les carabiniers… sur la terre comme au ciel… il n’a pourtant pas l’air mauvais… c’est peut-être un gros industriel
du textile qui vient pour que je casse le mariage de sa fille et s’est déguisé en loqueteux pour que je lui fasse un prix… donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien… si tu crois m’avoir c’est moi qui t’aurai mon vieux… pater noster qui êtes aux deux… peut-être que c’est un de mes fils naturels… il va m’appeler papa me demander des ronds… me voilà dans de beaux draps… quel dommage qu’on ne soit plus au temps des Borgia au temps des oubliettes et des petits flacons… ne nous laissez pas succomber à la tentation… je vais tout de même lui poser quelques questions… sed libéra nos a malo
Amen
Quel bon vent vous amène mon ami Je n’aime pas la prière
dit le veilleur de nuit ça fait un sale petit bruit
un sale petit bruit de poussière on dirait qu’on bat les tapis
tout de même je vous en prie Saint-Père comme on dit je vous en prie ne m’appelez pas votre ami
gardez vos distances
je ne suis pas venu vous baiser l’anneau gardez votre truc sur la tête
moi je garderai ma casquette
vous me demandez quel bon vent m’amène je suis venu à pied le vent était mauvais
mais tout de même entre parenthèses quel drôle de chapeau vous portez j’ai répondu à votre question
répondez à la mienne où est le panier
Le panier répond le Saint-Père qui ne sait que faire que dire que penser
quel panier
Quand un pâtissier dit le veilleur
quand un pâtissier va livrer en ville une pièce montée…
un grand gâteau de noces ou d’anniversaire… il met la pièce montée dans un panier… il met le panier sur sa tête… il s’en va là où il doit aller… il s’en revient la course faite le panier à la main et ceux qui le voient passer disent Voilà un pâtissier parce qu’un pâtissier c’est quelqu’un… quelqu’un qui ressemble à quelque chose…
tandis que toi
tu ne ressembles à rien
comme un vieux gâte-sauce absurde et morne
comme un vieux faux pâtissier funèbre qui aurait revêtu on ne sait pas trop pourquoi la robe de la mariée tu portes sérieusement gravement posée sur ta tête la pièce montée I et tu n’oses pas la bouger cette tête de crainte de voir la crème dégouliner et tu restes là assis sans bouger de crainte de voir la robe se déchirer de crainte de laisser voir aux autres
le personnage tel
qu’il est le grand pâtissier sans panier
le grand homme sans spécialité possédant toutes les qualités le grand homme pauvre comme Job riche comme Crésus utile comme la paille dans l’acier
le grand homme irréprochable incorruptible invulnérable infaillible imperméable insubmersible et vénérable et vénéré et admirable et admiré et considérable et considéré et respectable et respecté
respecté
voilà le grand mot lâché le respect
et le veilleur de nuit s’esclaffe le respect
il s’esclaffe comme une girafe il se tord comme une baleine
et son rire c’est comme le rire nègre des nègres comme le fou rire des fous comme le rire enfantin des enfants
des enfants c’est le rire brut
le rire qui secoue
le vrai fou rire vraiment comme le vrai fou rire du printemps
vous savez quand le printemps arrive à toute vitesse en chantant à tue-tête le printemps fou
le printemps un peu saoul
et tellement content le printemps
il a sur l’oreille la grande fleur qu’on appelle soleil une fille toute neuve toute joyeuse toute nue
dans les bras
il marche sur la nouvelle herbe
et la nouvelle herbe frémit sous la caresse de ses pas la fille est jolie comme un rêve
tellement jolie
que le printemps lui-même n’en revient pas elle tient dans sa main un oiseau nouveau c’est l’oiseau de la jeunesse
l’oiseau qui rit aux éclats !
… et voilà le pape qui pousse un long cri de détresse et qui pique une tête et qui roule à terre et qui pique une crise et qui se relève en hurlant
il a reçu un éclat de rire dans l’œil
et, continuant son hurlement il tourne autour de son fauteuil en courant poursuivi par l’oiseau moqueur
l’oiseau qui rit comme un enfant Allez laisse
dit le veilleur à l’oiseau laisse c’est un vieux sauve-toi… va-t’en…
l’oiseau s’envole par la fenêtre l’oiseau s’envole vers les pays chauds
et le pape reprend son souffle et ses saints esprits
Sauf le respect que je ne vous dois pas Saint-Père comme on dit vous ressemblez à un vieux voyageur de première
Et pourquoi donc… demande le Saint-Père intrigué et confus tout en s’assurant d’un petit regard inquiet et circulaire que l’oiseau est bien parti
Quand un vieux voyageur dit le veilleur
quand un vieux voyageur de première passant pour prendre l’air sa vieille tête par la portière reçoit dans l’œil une escarbille…
mais le pape l’interrompt
Ah foutez-moi la paix à la fin
je ne suis tout de même pas arrivé à mon âge et à ma haute situation pour me laisser emmerder par un malheureux petit libre penseur de rien du tout
venu je ne sais d’où
Je ne suis pas libre penseur dit le veilleur je suis athée
Hein quoi dit le Saint-Père
et l’autre dans le tuyau de son oreille l’autre se met à gueuler
Allô allô Saint-Père vous m’entendez athée
A comme absolument athée T comme totalement athée
H comme hermétiquement athée
É accent aigu comme étonnamment athée E comme entièrement athée
pas libre penseur athée
il y a une nuance
mais toi les nuances tu t’en balances
et puis dans le fond ce que je t’en dis… j’étais venu pour te voir
je t’ai vu ça me suffit…
et le veilleur fait le .geste de s’en aller mais le successeur de saint lance-Pierre de saint lance- Paul et de saint lance-flammes lui met doucement la main sur l’épaule et le regarde avec une compatissante tristesse simulée d’une façon si parfaite que le saint simulateur professionnel pris lui-même par le ronron de sa simulation verse les authentiques larmes de la bonté de l’humilité de la résignation et de la désolation
et il gémit
Poussière tout n’est que poussière et tout retournera en poussière Tais-toi dit le veilleur
tu parles comme un aspirateur
alors le secrétaire général de la chrétienté s’arrête de philosopher et fusillant le veilleur du regard
en secouant sa noble tête de vieillard sur son goitre somptueux il entonne d’une voix grave les Commandements de Dieu Garde à vous
repos éternel garde à vous garde à vous
l’arme à la bretelle
en avant marche et paix sur la terre aux hommes de benne volonté section halte
couchez-vous… aplatissez-vous… humiliez-vous… enfouissez-vous…
rampez
garde à vous garde à vous
contre tous ceux qui osent lever la tête feu à volonté
mais soudain le Saint-Père cesse de gesticuler et voit en face de lui
le veilleur déguisé en Saint-Père
et ce sans aucun doute pour se foutre de lui
le veilleur déguisé en Saint-Père avec comme lui une tiare sur la tête et qui comme lui fait de grands gestes en poussant de grands cris
blême de rage rouge de honte vert-de-gris
le pape se jette sur son ennemi avanti avanti
et le voilà le nez ensanglanté…
sur la glace où le Saint-Père s’est cogné contre son auguste reflet de Saint-Père il y a une petite tache de sang
une petite tache de sang inodore incolore sans saveur un simulacre de tache de sang
pour ce qui est du veilleur
il est parti depuis longtemps eh oui
ça fait déjà un bon quart d’heure… un bon quart d’heure qu’il est parti
laissant le pape avec ses grandes manœuvres ses grandes orgues ses petits ennuis
le pape seul dans la grande salle de son Vatican seul comme au milieu d’une assiette sale un vieux cure-dents…
Dans la rue la nuit est tombée et le veilleur marche dans la rue dans la nuit
il tombe une toute petite pluie
sa lanterne est allumée quelqu’un court derrière lui
il se retourne et voit dans la lumière un chat de gouttière
et le veilleur de nuit s’arrête le chat aussi
Tu devrais venir par là dit le chat il y a un oiseau blessé
des fois que tu serais vétérinaire on ne sait jamais
il doit venir de très loin cet oiseau
ses ailes étaient couvertes de poussière il volait
il saignait
et puis il est tombé très vite comme ça d’un seul coup comme une pierre
j’ai sauté dessus pour le manger mais il s’est mis à chanter
et sa chanson était si belle que je me suis privé de dîner
Je crois que je le connais dit le veilleur et le voilà parti avec le chat de gouttière sous la pluie
ils arrivent sur une petite place C’est là dit le chat
C’est ici dit le veilleur je m’en doutais
il se baisse et ramasse l’oiseau
Je crois qu’il en a pris un bon coup dit le chat son aile gauche est arrachée
il n’en a pas pour longtemps Ta gueule dit le veilleur
le chat comprend qu’il faut se taire il se tait
et dans la main du veilleur l’oiseau de la jeunesse commence à délirer
Ah ça m’embêterait de mourir
j’ai vu des choses si belles… si terribles… si vivantes… et puis des choses si drôles si étonnantes
ah ça m’embêterait de mourir j’ai un tas de choses à dire
et puis j’ai envie de rire… j’ai envie de chanter… Tais-toi dit le veilleur tais-toi si tu veux guérir Mais puisque je te dis que j’ai vu des choses…
et l’oiseau se retourne dans la main du veilleur comme un malade dans son lit
le chat inquiet fronce les sourcils l’oiseau raconte
Je volais très vite si vite et je voyais je voyais…
…au-dessus des Baléares j’ai vu l’été qui s’en allait et sur le bord de la mer
la Catalogne qui bougeait et partout des vivants… des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient…
j’ai vu
la première neige sur Madrid
la première neige sur un décor de suie de cendres et de sang linceul de glace sur Damas
et j’ai revu celle qui était si belle la jolie fille du printemps
elle était debout au milieu de l’hiver
elle tenait à la main une cartouche de dynamite ses espadrilles prenaient l’eau
le soleil qu’elle portait sur l’oreille était d’un rouge éclatant
c’était la fleur de la guerre civile la fleur vivante comme un sourire la fleur rouge de la liberté doucement j’ai volé autour d’elle
sous son sein gauche son cœur battait et tout le monde l’entendait battre
le cœur de la révolution
ce cœur que rien ne peut empêcher de battre que rien… personne ne peut empêcher d’abattre ceux qui veulent l’empêcher de battre…
de se battre… de  battre… de battre…
Ne t’excite pas comme ça dit le veilleur tu as la fièvre
tu saignes
ton aile est arrachée
essaie de dormir… laisse-moi faire… je te guérirai
et le veilleur s’en va la casquette sur la tête l’oiseau blessé dans le creux de la main
le chat de gouttière tient la lanterne et il leur montre le chemin.