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Ces moments qui ont fait l'humanité

Curieux petit livre de Zweig constitué de douze récits ceux de ces moments qui auraient fait l'humanité. Il n'a pas tort : le flux des événements est inégal. Il en va comme des sciences selon Bachelard : l'histoire est discontinue qui ménage au gré d'un flux brouillon, désordonné et souvent sans intérêt, d'imprévisibles mais cruciaux instants de rupture qui décideront de la suite.

De telles heures, d'une grande concentration dramatique, porteuses de destin, où une décision capitale se condense en un seul jour, une seule heure, et souvent en une seule minute, sont rares dans la vie d'un individu, et elles sont rares tout au long de l’Histoire. J'essaie de faire revivre ici quelques-unes de ces heures survenues aux époques et dans les contrées les plus diverses et qui, semblables à des étoiles, brillent d'un éclat immuable au-delà de la nuit de l'oubli. Préface

A parcourir les « événements » choisis je mesure combien le choix qu’il en fit est évidemment personnel ; combien certains me touchent - la résurrection de Haendel - d'autres me laissent plus dubitatifs - de la Révolution j'eusse plutôt choisi la nuit du 4 Août que la composition de la Marseillaise -ou franchement indifférent - Waterloo ou le premier mot qui traversa l'océan - mais précisément, si j'avais à choisir quelles journées voudrais-je raconter ?

Je vois bien combien les moments de création me fascinent : sans doute parce que ce sont des instants inauguraux ; vraisemblablement parce qu'en ces rares instants l'homme semble pouvoir usurper à Dieu ce qui lui est propre ; sûrement parce que ces rares éclisses grandissent l'humain.

Aux premiers mots ils tressaillit: « Comfort ye », « Console-toi ! » On eût dit qu'ils étaient magiques, ces mots - mais non , ce n'étaient pas des mots, c'était une réponse donnée par Dieu, la voix d'un ange, qui, du haut des cieux, retentissait dans son cœur désolé : « Comfort ye » - comme elle résonnait, comme elle ranimait son âme affaiblie, cette parole féconde. Et à peine l'eut-il lue, à peine l'eut-il pesée, que déjà Haendel l'entendait transposée en musique, en notes chantantes, frémissantes, vibrantes, éclatantes. Oh ! joie, les portes étaient ouvertes, il sentait , il entendait de nouveau en musique!

 

7 avril 1724

Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen, Sehet – Wen ? – den Bräutigam. Seht ihn – Wie ? – als wie ein Lamm. Sehet, - Was ? – seht die Geduld, Seht – Wohin ? – auf unsre Schuld ; Sehet ihn aus Lieb und Huld Holz zum Kreuze selber tragen.

Il y a décidément quelque chose dans cette magie incroyable qui fait les mots n'être plus que des lumières et les couleurs des flux impétueux qui fait l'art voisiner de trop près avec la vie pour que ce soit un simple miracle. Je sais d'expérience combien la chose est ardue pour m'y être vainement écorché les doigts où entre autant d'épuisantes suées que de grâce inopinée : on pourrait sans doute choisir les instants précieux et si mystérieux de quelques grandes œuvres - je suis certain qu'ils résumeraient sans grande crainte de se tromper ce qui sinon détermina en tout cas grandit l'humanité.

 

S'il me fallait écrire les grandes heures de l'humanité sans doute commencerais-je d'abord par écrire ou plutôt imaginer ce vendredi saint de 1727 où, pour la première fois retentirent les premières notes et les premiers mots de la Saint Matthieu :

Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen, Sehet – Wen ? – den Bräutigam.

Comment ce gros monsieur dont les mauvaises langues dénoncent la régularité métronomique d'une machine à écrire a-t-il pu, lui qui sembla n'être voué qu'au travail et à la virtuosité, et empreint d'une religiosité aussi rigide qu'était emporté son mauvais caractère, comment a-t-il pu composer ces lignes qui emportent si loin au delà de soi ; si près de l'ébranlement absolu ? Il y a dans la musique religieuse de Bach cet indicible totalement imprévisible qui vous met au plus près de croire et de s'en réjouir.

Je sais la musique savoir susciter le meilleur en nous et il n'est que lui et Mozart à s'en faire les desservants fidèles.

 

Oui, devrais-je choisir un moment seulement ce serait celui-ci et j'y essaierais de retrouver les soupirs de tous ces fidèles plus austères encore que pieux qui, sans doute, à l'énoncé de la mort évidemment injuste de l'Envoyé laissèrent couler leurs larmes gonflées de culpabilité. Mais quoi ? fut ce un moment décisif de l'histoire de l'humanité ? Oh certainement pas plus que la composition du Messie : les hommes n'en devinrent pas meilleurs ; les guerres ne cessèrent pas pour autant ; ni les convoitises misérables de dérouler leurs effets délétères. Tout au mieux ces instants d'être périodiquement reproductibles nous offrent-ils des répits qui sont autant d'office que nous rendons à la grâce.

 

Parmi les moments que je choisirais il y aurait sans doute

L'enfant et La naissance de la pensée

Pourquoi le nierais-je : j'ai pleuré à la naissance de chacune de mes trois filles. Quelque chose, que l'on peut toujours théoriser - mais à quoi bon ? - parce que s'y joue de morale et de métaphysique ce qu'il y a de plus précieux dans l'être qui se donne. Ce n'est pas tant lutter contre la mort que d'enfanter mais s'autoriser le plus bel antidote à la violence. Qui tue, agresse ou meurtrit, invariablement vous réduit à l'état de chose, à ce corps qui souffre ou lentement vous étreint. Naître au contraire - est-il plus charmante illustration du dualisme - c'est voir un corps lentement apprendre à s'animer et maîtriser gestes, sourires et regards. L'odyssée de l'humain résumé en un être tout en promesses.

C'était un jour, une de ces premières fois qu'on n'oublie pas parce qu'il n'en est pas tant que cela d'aussi radicales, où j'emmenais mon aînée à l'école. Un de ces instant de transition - autre forme des rites d'initiation d'autrefois. L'enfant quitte le giron, sort dans le monde et ne le quittera plus. La normalité ne sera plus le dedans mais le dehors. Ne sera plus soi mais le rapport à l'autre. Il fallait bien quitter un jour la mère ; le père …

Elle regardait autour d'elle, se retenant de pleurer : elle devait bien sentir le coup tordu qu'on allait lui faire. La norme serait désormais de sortir chaque matin et d'aller s'instruire avant d'aller travailler ; la norme serait le dehors ; plus l'intime chaleur des siens. Et voici qu'à côté d'elle, une petite fille s'enticha d'appeler un homme papa : son père évidemment. Je vis d'abord dans ses yeux toute la colère de l'indignation : comment cette gueuse osait-elle usurper cet homme d'un nom qui était le mien avant que de s'apaiser comme si … Oui elle venait de comprendre que ce nom n'était qu'un concept ; qu'il valait en extension ce qu'il perdait en compréhension. Oh bien sûr elle ne l'eût pas dit ainsi ! oh sûrement ne le réalisa-t-elle pas immédiatement. Là, pourtant, sous mes yeux, elle s'était mise à réfléchir. La pensée l'avait conquise.

Assurément ce moment n'est pas unique : pour chaque enfant, il revêtira des formes et circonstances différentes. Ce demeure pourtant un instant inaugural où l'humain enfin tente sa chance. Cette promesse d'aube nous la tenons plus ou moins bien ; souvent assez mal il faut le dire mais c'est elle, et rien d'autre, qui nous offre la perspective d'un horizon. Sans lequel il n'est pas d'humanité qui vaille.

Pilate

Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur l'interrogea, en ces termes : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus lui répondit : Tu le dis. 12 Mais il ne répondit rien aux accusations des principaux sacrificateurs et des anciens. 13 Alors Pilate lui dit : N'entends-tu pas de combien de choses ils t'accusent ? 14 Et Jésus ne lui donna de réponse sur aucune parole, ce qui étonna beaucoup le gouverneur. 15 A chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier, celui que demandait la foule. 16 Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. 17 Comme ils étaient assemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas, ou Jésus, qu'on appelle Christ ? 18 Car il savait que c'était par envie qu'ils avaient livré Jésus. 19 Pendant qu'il était assis sur le tribunal, sa femme lui fit dire : Qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste ; car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. 20 Les principaux sacrificateurs et les anciens persuadèrent à la foule de demander Barabbas, et de faire périr Jésus. 21 Le gouverneur prenant la parole, leur dit : Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? Ils répondirent : Barabbas. 22 Pilate leur dit : Que ferai-je donc de Jésus, qu'on appelle Christ ? Tous répondirent : Qu'il soit crucifié ! 23 Le gouverneur dit : Mais quel mal a-t-il fait ? Et ils crièrent encore plus fort : Qu'il soit crucifié ! 24 Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais que le tumulte augmentait, prit de l'eau, se lava les mains en présence de la foule, et dit : Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. 25 Et tout le peuple répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! 26 Alors Pilate leur relâcha Barabbas ; et, après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié. Mt, 27, 12-26

Etrange confrontation que celle de cet homme, placé ici par les circonstances que l'histoire eût, sans cet épisode, assurément oublié tant il est peu d'importance et singulièrement peu à la hauteur de l’événement et du Christ. Pourtant Pilate ne semble pas être le falot que la tradition a voulu retenir : il a parfaitement compris la manigance visant à lui faire endosser la mise à mort de Jésus qui, en réalité n'arrangeait que Caïphe et ses partisans ; par ailleurs il sait l'innocence de ce dernier. Ce moment est sans doute celui d'une occasion ratée et le narrateur eût-il voulu mettre quelque piment à son récit qu'il ne s'y serait pas pris autrement. La confrontation pourtant relève de la tragédie : entendons par là que son issue était écrite d'avance et que rien, pas même la bonne volonté de Pilate, n'y aurait rien fait. Girard n'a sans doute pas tort : tout ici est agencé pour faire comprendre à la fois l'innocence du sacrifié et le fait que, dans toute crise mimétique, il soit choisi presque par hasard - Barabbas ou le Christ, le premier portant lui aussi le nom de Jésus. Tout dans la hargne de Caïphe y incite également - il est dans votre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas (Jn,11,50)- Pilate est même capable de poser la seule question qui vaille ici : qu'est-ce que la vérité - Τί ἐστιν ἀλήθεια (Jn, 18,38) … non décidément la rencontre ne se fera pas. Elle est d'entre le divin et le pouvoir temporel ; d'entre le divin et l'humain :

Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.(Jn,1, 5)

 

L'alliance est rompue ! Elle sera peut-être renouée plus tard mais pour l'heure la chose la plus incroyable qui soit - que la présence divine, que le présent divin soient récusés, purement et simplement, est advenu. Oui, chose incompréhensible pour un romain, militaire et politique de surcroît : le divin, au milieu des hommes, se trouve en situation sinon de faiblesse en tout cas de danger. Et la main tendue rejetée comme du dernier renégat.

Le silence s'est établi : le divin depuis les origines avait pris soin de parler à sa création, et, s'adressant à elle, de la constituer ; de s'allier avec l'homme le faisant gardien de sa création et, ce faisant, le constitua libre. Désormais ne demeure plus que ce silence assourdissant qui laisse l'humain seul face à ses démons, ses vaines ambitions et ses affairements sordides.

Le Christ ne répond à aucune des accusations ! Il ne serait pas entendu de toute manière ! L'épouse de Pilate l'implore : elle sera écoutée mais pas entendue. Chacun se rejette la faute. Pilate sur les juifs. Les juifs sur Pilate ! Personne n'assume sinon la foule de ses cris stridents de haine.

Le silence vient de tomber sur l'irréparable.

 

La nuit du 4 Août

L'attendrissement, l'exaltation, étaient montés, de proche en proche, à un point extraordinaire; ce n'était dans toute l'Assemblée qu'applaudissements, félicitations, expressions de bienveillance mutuelle. Les étrangers présents à la séance étaient muets d'étonnement : pour la première fois, ils avaient vu la France, toute sa richesse de cœur … Ce que des siècles d'efforts n'avaient pas fait chez eux, elle venait de le faire en peu d'heures par le désintéressement et le sacrifice … L'argent, l'orgueil, immolé, toutes les vieilles insolences héréditaires, l'antiquité, la tradition même... le monstrueux chêne féodal abattu d'un coup, l'arbre maudit, dont les branches couvraient la terre d'une ombre froide, tandis que ses racines infinies allaient dans les profondeurs chercher, sucer la vie, l'empêcher de monter à la lumière.
(…)
La nuit était avancée, il était deux heures. Elle emportait, cette nuit, l'immense et pénible songe des mille ans du moyen âge. L'aube qui commença bientôt était celle de la Liberté. Depuis cette merveilleuse nuit, plus de classes, des Français; plus de provinces, une France.
Michelet

Il faut un Michelet pour raconter un tel séisme. J'aime ce moment parce qu'il est de générosité. Sans doute y alla-t-il de la surenchère qui n'aura pas toujours été sans arrière-pensée ; sans doute, dès le lendemain, certains ébahis de tant d'audace, cherchèrent à rebrousser chemin ; assurément les choses seraient plus difficiles que la simple proclamation de l'abolition des privilèges ; sans doute ici et là des résistances ; des reculades ; des obstacles idéologiques ; des habitudes. L'égalité se proclame sans doute ; elle se construit surtout, inlassablement contre toutes les entropies.

L'histoire, oui c'est vrai, offre parfois de ces béances curieuses où les causalités ordinaires semblent suspendues ; les intérêts particuliers s'évanouir ; les pesanteurs inexplicablement s'alléger ; où, pour dire les choses simplement, tout paraît devenir possible.

Moments de liesses ; moments de ferveur devant ce qu'aucun signe avant-coureur n'avait cru bon d'annoncer. Où le temps suspendu ouvre le cœur des hommes.

Bien sûr, au lendemain les réveils douloureux où le quotidien reprend ses droits. Mais des matins qui ne pourront jamais totalement effarer le souvenir de ces instants de grâce. Ralentir les évolutions sans doute ; les rendre impossibles, non ! plus jamais.

Ceci ne pouvait se passer que la nuit où même les noirceurs ne parviennent plus à rien obscurcir.

Jaurès le 21 novembre 1893

Vous avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-même leur émancipation intellectuelle ? Car vous n’avez pas voulu seulement que l’instruction fût universelle et obligatoire : vous avez voulu aussi qu’elle fût laïque, et vous avez bien fait. Par là même, vous avez mis en harmonie l’éducation populaire avec les résultats de la pensée moderne ; vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l’Eglise et du dogme ; vous avez rompu, non pas ces liens vivants dont je parlais tout à l’heure, mais les liens de passivité, d’habitude, de tradition et de routine qui subsistaient encore, Mais qu’avez-vous fait par là ? Ah ! je le sais bien, ce n’était qu’une habitude et non pas une croyance qui survivait encore en un grand nombre d’esprits ; mais cette habitude était, pour quelques- uns tout au moins, un calmant et un consolant, Eh bien ! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine...et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâlir Jaurès

Bien sûr pour ce très joli moment d'éloquence ! Surtout pour ce qu'il signifie d'une gauche n'ignorant pas alors combien la république parlementaire pour précieuse qu'elle fût ne suffirait pas à fonder une société vouée à l'égalité. L'époque si prêtait assurément : installée depuis 20 ans, ayant subi l'épreuve du feu Boulanger et en pleine affaire Dreyfus, la République, seule de son espèce en Europe -, s'invente une doctrine, une démarche, une légitimité. Les socialistes montant en puissance, Jaurès de retour, la voix tonitruante, tout est en place pour rappeler que la République ce n'est pas seulement gérer - généreusement ou avaricieusement - des intérêts particuliers mais bien plutôt offrir des perspectives, une extension de la chose publique aux domaines économiques et sociaux où elle était jusqu'à présent exclue. C'est ceci que symbolise, à jamais, cette vieille chanson : il n'est pas de politique sans un refus de l'existant, sans une volonté radicale d'améliorer l'ordre naturel des choses que, précisément l'on ne croit pas naturel.

Ce n'est pas le hasard qui le fit tôt quitter La Fédial, où il grandit mais ses mérites repérés par un Inspecteur. Il est le fruit typique de l'école républicaine. Mais si c'eût été déjà un formidable saut que ce fils de paysan fraîchement embourgeoisé devînt Maître de Conférence à Toulouse, rien ne le prédisposait à devenir député sinon d'abord le hasard puis une réelle conversion intérieure. Le jeune député de 1885 était simplement républicain ; celui qui revint en 1893 était devenu socialiste.

Ce qui le fit abandonner les tranquilles incertitudes de la philosophie pérorées du haut des estrades pour la lutte interminablement appelée et reprise du haut des tribunes nul ne le sait ; tout le monde le peut deviner. Il a trop fréquenté la misère du peuple, trop touché le désarroi de ces femmes et hommes courbés sous le labeur sans même la certitude de pouvoir demeurer digne pour y rester indifférent. On sait que de la philosophie à la politique le chemin peut sembler évident : il est pourtant impraticable. Lui sut donner au politique ses lettres de noblesse et d'indéniables accents de sincérité.

Il en est la voix pour quelques années ; la gloire pour toujours ; la conscience à jamais. Qu'on retienne la lutte contre la guerre ou son action sociale il est l'homme qui dit non ; qui jamais ne se soumet. Debout !

Cette vieille chanson dit encore la formidable espérance qui fut celle de toute cette génération et qui n'est peut-être pas encore tout-à-faite éteinte

Qu'eût-il fait en 14 s'il avait survécu ? Nul ne le saura jamais et Blum se garda bien de parler à sa place. Ce que je sais au moins c'est qu'en s'engageant, Jaurès nous fit perdre le philosophe. Or, rien qu'à lire sa thèse, ou certains de ses textes théoriques, on devine qu'entre le républicanisme bourgeois et le marxisme étriqué d'un J Guesde il y avait sans doute une voie que Jaurès était capable d'emprunter. Qui nous manque aujourd'hui.

Des esprits malintentionnés n'hésiteront sans doute pas à rappeler que la figure put d'autant mieux rester intacte que Jaurès jamais ne fut au pouvoir ! Hé ! pardi ! c'est là précisément l'occasion de réfléchir à cette cruelle mais constante incompatibilité entre morale et politique. Pour laquelle il n'eut d'autre réponse que le risque pris : de se tromper d'abord ! d'en mourir !

Curieuse époque que la nôtre qui n'a pas la philosophie qui lui serait nécessaire pour penser les problèmes nouveaux que lui pose l'environnement ; non plus que de politique digne capable de dessiner mieux que des positions de replis.

Celui-là fut un héros au sens le plus noble du terme et nous en manquons de cette trempe.

 

 

Le 20 janvier 1942

Parce que ce qui nous constitue n'est décidément pas fait que d'heures de gloire. Ce jour-là qui gelait à pierre désespérer, alors même que les jardins offraient encore cette blancheur immaculée qui donnerait envie à tout enfant, mais à tout homme encore, d'y poser ses marques, venait se réunir ici tout le cénacle odieux des élites allemandes. Heydrich les y avait convoquées. Celui que l'on surnommait le bourreau de Prague et qui devait être assassiné quelques mois plus tard, avait reçu pour ordre et objectif de coordonner tous les efforts en vue de la solution finale. L'histoire fera de cette conférence un tournant ce qui est exact même si les invités étaient loin d'être des acteurs de premier plan : on déclara mieux vouloir passer de la destruction désordonnée et encore locale des juifs à un plan massif visant tous les juifs d'Europe qui devait ainsi recevoir un commandement unique et des moyens efficaces.

Le lieu est agréable au bord d'un lac offrant à la villa des allures paisibles de confort bourgeois. L'histoire aime l'ironie. Heydrich est un sadique ambitieux ne rêvant que de tout couvrir de son autorité mais les autres sont loin d'être des colombes. Qu'ils appartinssent à la SS, à l'appareil d’État ou au Parti tous dans les moins de deux heures que durera cette conférence pratiqueront la surenchère ne se disputant que pour conserver leur autorité dans la manœuvre ou pour veiller à la conformité juridique du processus; Aucun ne s'insurgea contre le principe même d'une telle opération, appliquant à la lettre le Führerprinzip. Illustration macabre de la dissolution de toute individualité.

Ce jour est un symbole plus qu'une croisée : symbole de ce moment où la conscience décide de se taire et de s'en remettre à quelque autorité, plus haut ; ou de ne regarder que son tout petit espace en arguant de l'exclusive efficacité technique. Cette journée a inventé le ce n'est pas moi ; je n'ai fait qu'obéir ; ce n'est pas mon problème ; je me suis contenté de faire mon travail et astreint à le faire au mieux possible. Ce jour symbolise l'enclenchement infernal qui semble ne jamais connaître de fin. Ce moment où l'homme, seul au monde, est capable du pire sans même un mouvement si léger soit-il de retrait ou d'hésitation.

Où je lis deux histoires contiguës :

celle du doute, de l'hésitation, d'abord. Heureuse disposition d'esprit que celle qui nous rend sensible à l'incertitude et nous fait nous méfier de toute prétention au savoir. Où l'errance que l'évoquais est effectivement salutaire au plus haut point. On pourrait croire que c'est ici affaire épistémologique à la Descartes ! non c'est affaire d'hygiène au moins autant que de prudence. Peut-être le scepticisme à la Pyrrhon nous siérait mieux mais nous sommes, parallèlement, tellement hantés d'efficacité ! A ne rien faire on ne risquerait rien ? Voire ! A agir, tout ! le risque de rater ; de causer tort ; blesser ou tuer ! C'est être à hauteur d'homme que d'encourir incertitude et danger parce qu'effectivement le salut hante les mêmes croisées. Oui, c'est affaire de pensée mais le grec savait ce qui s'y jouait de tenue - ἐπιστήμη - parce qu'il n'est pas vrai, quoique la pensée se meuve au mieux à l'écart, qu'elle n'eût aucun effet dans le réel ou se puisse targuer d'innocence. Ne pas prendre le risque de la pensée, ne pas accepter d'être en quelque sorte exfiltré du monde auquel on n'appartiendra plus tout à fait comme auparavant, c'est adhérer si fort au monde épais et noir des choses qu’on finit par lui ressembler. Cœur de pierre, malheureux comme des pierres … les expressions sont nombreuses qui les concernent parce que les pierres représentent l'essence même de l'objet, de ce qui résiste mais qu'en même temps l'on peut rêver de maîtriser ; définissent l'essence du génocide où après tout il n'est question que de ramener l'homme à l'état de masse à maîtriser, former ou transformer ; détruire. Histoire du nazisme, certes, mais aussi plus généralement de la technocratie à quoi se réduit tout fascisme ; où l'on cesse de vouloir gouverner les âmes mais seulement gérer les choses et où tout, insidieusement, revêt la coloration de rapports de force, neutres, qu'un savant dosage de ruse, de sagacité et de mauvaise foi parvient à toujours retourner en sa faveur.

celle de l'autre ensuite. Histoire atroce en fin de compte qui montre comment on peut si rapidement perdre jusqu'au souvenir du visage de l'autre et n'y voir que des contraintes logistiques, des coûts ou des problèmes de stocks à gérer. Inutile d'y insister : l'homme ne demeure homme que face à d'autres : ce jour de janvier, sonne le glas d'un humanisme assuré de lui-même. Nous ne nous sommes jamais remis de ce qui s'est passé ce jour là ni les deux années qui suivirent ; que rien ne pût arrêter cette déraison pure. Que l'homme puisse être à ce point et si facilement son propre danger … Nous aurions du comprendre combien l'autre ne se soutient qu'en notre regard et nous au sien ! Nous aurions du savoir le poids et le prix des yeux que nous levons vers l'autre ? Nous n'avions pas le droit de fermer les yeux.

Nous l'avons fait cependant. Ce jour-là l'humain rompit pour la seconde fois toute alliance possible avec l’Être. Je tremble à l'idée que l'humain ne puisse plus jamais se conjuguer avec lui.