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Répulsion

 

Une série, prolongée au fil de l'eau, sur la mort et ses figures

 

Contexte Bertrand Herz Mémorial Répulsion fascinée Défis For de la vanité de la philosophie de la vertu de la philosophie

 

 

La mort …

A l'autre bout de la chaîne des raisons, elle est, identiquement impensable mais à la croisée de tout, nonobstant.

Avec le divin, elle fait assurément l'objet de questions inlassablement reposées, imperturbablement sans réponse mais cruciales néanmoins. Nous avons beau jouer les fanfarons voire les écarter d'un négligent geste de repli, quoiqu'on en ait, nos existences se définissent à partir des parodies de réponses - ou des simulacres de non-réponses - que nous accordons à la question du divin et à la signification de la mort.

J'aime à penser qu'à ces deux extrêmes, plénitude de l'être et vacuité absolue, également nous hantent, pareillement nous échappent ; bref forment les bordures extrêmes et intimes de nos existences.

Mais bornes ambivalentes avant tout.

Nous sommes, dit-on, les seuls animaux à avoir conscience de la mort ; je ne m'en étonne pas : pure idée à quoi ne se peut raccorder aucune expérience ni sensation, elle ne peut être appréhendée qu'abstraitement, par la pensée ; par des concepts. Pour autant elle nous détermine et il est vrai qu'elle est sans doute un des motifs de nos actions, fût-ce en sourdine : nous sachant périssables et provisoires, nous sommes d'autant plus enclins à nous empresser de laisser trace et combler nos vides. Pour autant que le désir soit le moteur du rapport que nous entretenons avec le monde, les choses et les autres, alors nécessairement notre finitude est-elle l'amorce sans cesse réenclenchée de nos appétences, la certitude que nos désirs ne seront jamais comblés.

Nous jouons aisément les bravaches à l'égard de ce Dieu que nous défions en chaque recoin de nos pensées et gestes ou que nous méprisons comme résidus niais et infantile d'une humanité à peine sortie encore de ses délires enfantins. Pourtant il demeure présent ne serait ce qu'en tant qu'objet à nier, ou objection suprême. Nous accompagne comme problème.

Nous ne négligeons aucune forfanterie à l'égard de la mort ne serait ce qu'en agissant comme si nous étions éternels et gaspillant inconsidérément des moments assurément précieux à ne rien faire, ou rien qui vaille. Voire en se détournant du sérieux et de son implacable réalité en nous réfugiant dans les illusions si plaisantes de l'imaginaire … mais de l'œuvre aussi.

Rien ne dit mieux, ni plus cruellement, nos ambivalences que ces deux fables - La mort et le malheureux et La mort et le bûcheron - placées intentionnellement en miroir par La Fontaine. Faut-il les lire ensemble – ce à quoi le commentaire de l’auteur nous invite ? Peut-être mais je n’aime pas les sentiers trop balisés.

M’interroge seulement cette référence appuyée à Mécène sur laquelle il faudra revenir. C’est qu’au fond, il y a bien deux manières différentes mais qui se peuvent être simultanées de définir nos postures face à la mort selon qu'on sur-évalue l'une plutôt que sous-évalue l'autre. Mais diaboliser la mort et faire de la vie valeur suprême, quelques tourments qu’elle vous infligerait  ou au contraire faire de la vie une vallée de larmes dont il urgerait de s’extirper au plus vite, je crains bien que ceci ne revienne au même. Ce sont bien des vis-à-vis un peu comme ces chiens assis qui trônent et veillent sur les perrons de nos résidences ; se regardent sans se voir ; se toisent sans se menacer véritablement l'une l'autre. L'être ne se justifie que par lui-même et la mort confisque bien tout sens possible : l'absurde guette de toute part. Les grecs le devinèrent qui enferment l'homme en cet espace tellement étroit coincé entre l'Olympe d'où Zeus nous regarde sans savoir quelle place nous accorder et qui nous eût bien éliminé sans le subterfuge de Prométhée et l'enfer où règne Hadès et l'opaque voile d'amnésie où il nous plonge ? Existence déchirée entre souffrance, injustice et démesure à quoi il vaudrait presque mieux

Le malheureux, mais rien ne l’indique dans la fable, est représenté par G Doré comme un prisonnier, enchaîné : référence explicite à l’aliénation, la culpabilité, la faute prises en une signification chrétienne ou au contraire, implicite à Platon et donc à la réclusion dans l’illusion, l’erreur ? Nietzsche en eût fait ses délices : la consolation du faible avec un arrière-monde !

Mais un arrière-monde qui se révélerait remède pire que le mal en l’occurrence. La leçon est aisée à comprendre : elle n’est pas morale. Rien de nos beaux discours ne vaut rien. Toute nos belles philosophies ne pèsent pas plus que les résolutions que nous prenons à l’aube d’une année nouvelle non plus que celles de l’ivrogne se jurant, ou aux autres, d’arrêter demain. Serait ce que la vie serait serment d’ivrogne ? quelque chose comme une dépendance ou au contraire que nous eussions seulement peur de l’inconnu ?
Manifestement, les représentations canoniques de la mort sous la forme de la grande faucheuse semblent vouloir le confirmer autant que les pactes inconsidérés que nous serions prêts à conclure pour conserver quelque répit voire un supplément de jeunesse et d’aisance ;

Remarquons bien ainsi que Faust, par exemple, ne pactise pas par souffrances mais par frustration : voici homme qui aura sacrifié toute sa vie, sa jeunesse, son ambition comme ses amours, à la connaissance

Car voici bien le point commun de toutes nos représentations : la peur en dépit de toutes les objurgations et protestations.

C'est sans doute ici que réside la référence en incise à Mécène : sauf à considérer que La Fontaine sans pour autant déformer la référence prend néanmoins quelque liberté avec Sénèque.

Car voici bien le point commun de toutes nos représentations : la peur en dépit de toutes les objurgations et protestations. C'est sans doute ici que réside la référence en incise à Mécène : La Fontaine y tient – il a raison – elle donne son sens obvie à sa version. C’est que Sénèque répète à deux reprises l’expression ignoble souhait.

La vie à n’importe quel prix, même la souffrance, la laideur, la médiocrité en tout cas tout plutôt que la mort. Il faut entendre ignoble en son sens premier : antonyme de noble, il dit le prosaïque, le vulgaire, l’insignifiant ; le vulgaire, le trivial. Tout ce qui définit la quête philosophique – pas seulement celle stoïcienne – ce souci précisément de dignité et de noblesse qui permet d’exhausser le divin en nous est ici bafoué, détruit d’un seul tenant, par simple peur ou répulsion.

L’ignoble touche à la fois la vie et la mort qui dès lors apparaît dans toute sa laide vulgarité comme si, en réalité, elle n’était que la transcription de nos propres vilenies. Car telle est bien la signification essentielle de ou la morale si l’on préfère de la scène : la mort n’est jamais que confrontation avec soi-même ; que notre propre miroir.

Il n’est peut-être pas de meilleure représentation de cette grande confrontation avec soi-même que cette scène inaugurale du 7e sceau de Bergman. Ici, un chevalier fraîchement de retour des croisades affronte la mort, venue le chercher, au jeu d'échec. Il va gagner, non pas véritablement la vie, mais un simple sursis. Dialogue convenu : l'homme ne se déclare pas prêt ; la mort répond qu'elle n'accorde jamais de délais. L'homme déclare que son corps est disposé à mourir mais pas son âme et chose curieuse, la mort accepte le défi et perd - au moins provisoirement.

Il y a quelque chose de l'ordre du pari de Pascal en tout ceci : l'homme se pose des questions tant morales que métaphysiques - le sens de la vie, l'existence de Dieu, une vie après la mort et a très nettement l'impression sinon la crainte, lui qui a fait son métier de la mort, d'être passé à côté de l'essentiel - ce qui n'est sans doute pas faux. La mort, qui pourtant dispose de toutes les clés accepte le défi. Mais les échecs ne sont pas un jeu de hasard bien plutôt de réflexion, de sagacité, de stratégie et la mort de toute manière rode : après celle de la guerre, celle répandue par la peste. Alors quoi, l'homme ne devrait pas être surpris ni d'ailleurs angoissé : elle est le contour de son existence et l'a toujours été.

Il l'est cependant. Je ne suis pas certain que ceci tienne seulement à ce sentiment diffus de culpabilité insinué par un christianisme dominant. Certes, la représentation de l'enfer est inévitablement contrefaite des récits de Dante et des représentations de ces âmes tourmentées qui paient leurs fautes passées dans un océan de souffrances et chacune des gravures de Gustave Doré que nous connaissons même si nous ne nous sommes pas même attardés à les regarder ; certes mort, enfer et diableries forment en notre esprit une trilogie aussi mystérieuse que celle divine ; néanmoins il n'est pas de culture, évidemment, qui ne se fit une ide de la mort et du règne des morts sans pour autant s'être adonnée aux infinies variations des délices de la culpabilité.

La chose est simple finalement : l'être, ne se justifiant que par lui-même, ne s'explique pas ; la mort ruine tout espoir de raison même fugace. Pour autant que l'homme soit celui qui, disant non, se place devant le monde et tâche de s'y faire place et sens, la mort est sinon son échec en tout cas son défi. Qu'il peut bien souhaiter relever ; mais perd inéluctablement. Ce qu'il sait. Mais tente néanmoins d'esquiver dès qu'il le peut.

Est-ce la peur de la souffrance ou damnation éternelle qui nous agite ainsi ? J'aimerais que ce fût plutôt un refus de l'irrationnel ; une répulsion devant l'incompréhensible.


 

LETTRE CI.

Sur la mort de Sénécio. Vanité des longs projets. Ignoble souhait de Mécène.

Chaque jour, chaque heure démontre à l’homme tout son néant 1 : toujours quelque récente leçon lui rappelle sa fragilité qu’il oublie, et de l’éternité qu’il rêve rabat ses pensées vers la mort 2 . « Où tend ce début ? » vas-tu dire. Tu connaissais Cornelius Sénécio, ce chevalier romain si magnifique et si obligeant : parti d’assez bas il s’était élevé par lui-même, et n’avait plus qu’une pente aisée pour courir à tous les succès. Car les honneurs croissent plus facilement qu’ils ne commencent ; comme l’aspirant aux richesses, que la pauvreté retient dans sa sphère, a longtemps à lutter et à ramper pour en sortir. Sénécio visait même à l’opulence, où le conduisaient deux moyens des plus efficaces, la science d’acquérir et celle de conserver ; et l’une des deux seule l’eût fait assez riche. Cet homme donc, d’une sobriété extrême, non moins soigneux de sa santé que de son patrimoine, m’avait fait visite le matin selon sa coutume, avait passé le reste du jour jusqu’à nuit close, au chevet d’un ami malade d’une affection grave et désespérée ; il avait soupé gaiement, quand une indisposition subite le saisit : une angine, lui rétrécissant le gosier, comprima son souffle ; à peine alla-t-il, tout haletant, jusqu’au jour. Ainsi en très-peu d’heures, et venant de remplir toutes les fonctions d’un homme sain et plein de vie, Sénécio s’est éteint. Lui qui faisait travailler ses capitaux sur terre et sur mer qui, essayant, sans en négliger aucun, de tous les genres de profit, était même entré dans les fermes publiques, alors que tout succède à ses vœux, que des torrents d’or courent s’engloutir dans ses coffres, le voilà enlevé.

    Et puis va, Mélibée,
Plante, aligne tes ceps et greffe tes poiriers 3.

Qu’insensé est l’homme qui jette ses plans pour toute une  vie ! Il n’est pas maître de demain. Oh ! quelles sont folles, ces longues espérances qu’il aime à bâtir81 ! « J’achèterai, je construirai, je ferai tel prêt, telle rentrée, je remplirai telles dignités ; puis enfin, las et plein de jours, je me recueillerai dans le repos. » Crois-moi, tout, même pour les heureux, n’est qu’incertitudes : nul n’a le droit de se rien promettre de l’avenir. Que dis-je ? ce que nous tenons glisse de nos mains ; et l’heure présente, qu’on croit bien saisir, le moindre incident nous la vole82. Le temps se déroule suivant des lois fixes, mais impénétrables ; or que gagné-je à ce que la nature sache de science certaine ce que moi je ne sais pas ? On projette des traversées lointaines, et, après maintes courses aux plages étrangères, un tardif retour dans la patrie ; on prendra l’épée, puis viendront les lentes récompenses des travaux militaires ; puis des gouvernements, des emplois qui mènent à d’autres emplois, et déjà la mort est à nos côtés, la mort à laquelle on ne pense que quand elle frappe autrui ; en vain elle multiplie à nos yeux ses instructives rigueurs[2], leur effet ne dure pas plus que la première surprise. Et quelle inconséquence ! On s’étonne de voir arriver un jour ce qui chaque jour peut arriver. Le terme de notre carrière est où l’inexorable nécessité des destins l’a fixé : mais nul de nous ne sait de combien il en est proche.

Aussi faut-il disposer notre âme comme si nous y touchions déjà : ne remettons rien au futur, réglons journellement nos comptes avec la vie. Car elle pèche surtout en ceci que, toujours inachevée, on l’ajourne d’un temps à un autre. Qui sut chaque jour mettre à sa vie la dernière main n’est point à court de temps. Or de ce manque de temps naissent l’anxiété et la soif d’avenir qui ronge l’âme. Rien de plus misérable que ce doute : les événements qui approchent, quelle issue auront-ils ? Combien me reste-t-il de vie, et quelle sorte de vie ? Voilà ce qui agite de terreurs sans fin l’âme qui ne se recueillit jamais. Quel moyen avons-nous d’échapper à ces tourmentes ? un seul : ne pas lancer notre existence en avant, mais la ramener sur elle-même. Si l’avenir tient en suspens tout mon être, c’est que je ne fais rien du présent. Si au contraire j’ai satisfait à tout ce que je me devais ; si mon âme affermie sait qu’entre une journée et un siècle la différence est nulle, elle regarde d’en haut tout ce qui peut survenir encore d’événements et de  jours, et se rit fort dans sa pensée de la vicissitude des temps. Comment en effet ces chances variables et mobiles te bouleverseraient-elles, si tu demeures stable en face de l’instabilité ?

Hâte-toi donc de vivre, cher Lucilius, et compte chaque journée pour une vie entière. Celui qui s’est ainsi préparé, celui dont la vie s’est trouvée tous les jours complète, possède la sécurité. Vivre d’espérance, c’est voir le temps, à mesure qu’il arrive, échapper à notre croissante avidité, et nous laisser ce sentiment si amer, qui remplit d’amertume tous les autres, la peur de la mort. De là l’ignoble souhait de Mécène 4 , qui ne refuse ni les mutilations, ni les difformités, ni enfin le pal sur la croix, pourvu qu’au milieu de tant de maux la vie lui soit conservée.

Qu’on me rende manchot, cul-de-jatte, impotent 5 ;


Sur ce corps que le mal déforme
Qu’il s’élève une bosse énorme ;
Que dans ma bouche branle une dernière dent ;
Si je respire encor, c’est bien, je suis content.

Même en croix, sur le pal, laissez, laissez-moi vivre 6 .

Ce qui serait, si la chose arrivait, le comble des misères, il le souhaite, il demande, comme si c’était vivre, une prolongation de supplice. Je le jugerais déjà bien méprisable s’il n’arrêtait son vœu que devant la mise en croix ; mais que dit-il ? « Mutilez tous mes membres, pourvu qu’en un corps brisé et impotent il me reste le souffle, et que, défiguré, monstrueusement contrefait, j’obtienne encore quelque répit sur le bois même où l’on me clouerait, sur le pal où vous m’asseyeriez ! » Est-ce donc la peine de comprimer sa plaie, de pendre à une croix les bras étendus, afin de reculer ce qui, pour tout patient, est une grâce, le terme du supplice ? N’avoir de souffle que pour expirer sans cesse ? Que souhaiter à ce malheureux, sinon des dieux qui l’exaucent ? Que veut dire cette turpitude de poëte et de femmelette, ce pacte insensé de la peur ? Pourquoi mendier si bassement l’existence ? Penses-tu que Virgile ait jamais dit pour lui ce beau vers :

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre  ?

Il invoque les derniers des maux ; les plus cruelles souffrances, la croix et le pal, il les désire ; et qu’y gagnera-t-il ?  Eh ! certes de vivre un peu plus. Or quelle vie est-ce qu’une longue agonie ? Il se trouve un homme qui aime mieux sécher dans les tourments, et périr par lambeaux, et distiller sa vie goutte à goutte, que de l’exhaler d’un seul coup ! Il se trouve un homme qui, hissé sur l’infâme gibet, déjà infirme et défiguré, les épaules et la poitrine comprimées par une difformité hideuse, ayant déjà, même avant la croix, mille motifs de mourir, veut prolonger une existence qui prolongera tant de tortures ! Nie maintenant que la nécessité de mourir soit un grand bienfait de la nature ! Et bien des gens sont prêts pour des pactes encore plus infâmes, prêts même à trahir un ami pour quelques jours de vie de plus, à livrer de leur main leurs enfants à la prostitution, pour obtenir de voir cette lumière témoin de tous leurs crimes. Dépouillons-nous de la passion de vivre, et sachons qu’il n’importe à quel moment on souffre ce qu’il faut souffrir tôt ou tard. L’essentiel est une bonne et non une longue vie ; et parfois bien vivre consiste à ne pas vivre longtemps.