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Ignoble

 

Une série, prolongée au fil de l'eau, sur la mort et ses figures

 

Contexte Bertrand Herz Mémorial Répulsion fascinée Défis For de la vanité de la philosophie de la vertu de la philosophie

 

 

Aurait-on voulu meilleure illustration du sens premier de l’ignoble qu’on l’eût trouvée dans cette représentation tant de la forêt que du bûcheron. Tout y est : de l’extrême pénibilité de la tâche, à la pauvreté ; de la faim jusqu’à la pression insupportable des taxes.

Point de pain quelquefois, et jamais de repos.

Mais la forêt ne vient pas de nulle part ! Elle est à la fois le symbole du passage et de la sauvagerie ; de l’épreuve et de la crise ! Bref de l'initiation. Lieu de justice ; de jugement.

Je parviens mal à oublier que c’est par elle que débute l’Enfer de Dante. Comme si elle devait, en nous mettant à l’épreuve, être le révélateur suprême.

Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j'avais perdu la bonne voie. Hélas! que c'est une chose rude à dire, combien  était sauvage, et  âpre et  épaisse, cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma frayeur ! Elle est si amère, que la mort l'est à peine davantage; mais, pour dire le bien que j'y ai trouvé, je parlerai des autres choses que j'y ai vues.

Je ne saurais bien expliquer comment j'y entrai, tant j'étais plein de sommeil au moment où j'abandonnai la véritable route; mais dès que je fus arrivé au pied d'une colline où se terminait cette vallée qui m'avait frappé le coeur d'épouvante, je regardai en haut, et je vis les épaules de la montagne vêtues déjà des rayons de la planète qui mène droit les hommes par tous chemins.

Alors fut un peu apaisée cette crainte qui avait glacé  le lac de mon coeur la nuit que je passai en si grande détresse; et comme celui qui, l'haleine oppressée, sorti de la mer au rivage, se retourne vers l'eau périlleuse et regarde, ainsi mon  âme, qui fuyait encore, se retourna pour contempler le passage que ne franchit jamais homme vivant.
Dante, L'enfer Chant I,

Cette forêt n'est d'ailleurs pas anodine : c'est celle des erreurs et des vices. Qu'importe d'ailleurs : elle est un passage. On ne passe jamais du monde ordinaire à l'autre monde, qu'il soit paradisiaque ou infernal, fantastique ou simplement imaginaire sans une trouée, un dédale, une trappe qui s'ouvre ou bien encore une cavité qui s'offre subitement. Entre vie et mort, être et néant, ici-bas et au-delà aucune solution de continuité n'est possible : la ligne qui les sépare, tout infime qu'elle paraisse, est épaisse d'infinies combinatoires et je crains bien qu'entre le dehors et le dedans il n'y ait en réalité une infinité de possibilités différentes.

Par quel entregent la forêt a-t-elle remplacé, dans notre langue, la sylve ? Elle a pourtant une bien autre signification. For est un tribunal : il peut être intérieur ou ecclésiastique, en tout cas le lieu où les choses se jugent et décident. Lieu public où les choses se décident et les hommes palabrent, le forum est aussi, entre deux lieux, entre deux bois sacrés, cet asile par où chacun de ceux qui désiraient devenir romain trouverait asile pour se retremper une façon d'origine.

Tout fut enfouissement en cette Rome des origines : de la mère des jumeaux à cette terre des origines que chacun enfouit en cette fosse que l'on nommera mundus et qui ne sera jamais que la figure inversée, profondément ancrée de ce monde dont pourtant ils se veulent contrairement aux grecs extirper à toute force. Rome ne lève jamais les yeux au ciel comme l’eût fait Jérusalem pour y dénicher signe ou Athènes pour en découvrir raisons, mais enracine pour n’y jamais revenir. Ce centre-ci autour de quoi s’édifie la cité puis l’empire, puis le monde – tous les chemins ne mènent-ils pas à Rome ? – est un point géométrique, une abstraction qui n’occupe aucun espace ; qui aide à penser mais ne se pense pas. Qui, à sa façon, s’oublie. Se quitte

Qui que tu sois, entre ici, passe par ce bois et tu seras romain. Tite-Live l’a bien compris qui sait que les fondateurs n’ont d’autre choix - il écrit stratagème - que de proposer cité ouverte et de faire entrer le tout-venant en ne faisant pas trop la fine bouche quitte à s'efforcer par après à jeter un voile pudique sur ces ignobles en tout cas bien roturières origines. On le sait, il n'est pas d'origine radicale et chaque point qui s'enorgueillit de commencer une série, en réalité se sera contenté d'effacer ou d'omettre ce dont il résulte. Ainsi tout sauvé du fleuve qu'il fût, Moise a une origine - qui est même duplice ; ainsi les jumeaux. Je ne tiens pas pour rien que leur mère fût violée par Mars : cette origine divine justifie autant la destinée exceptionnelle qui se dessine que les intempérances guerrières des jumeaux. Mais celle-ci, descend directement de ces rescapés de Troie qui à leur manière à la fois finirent et commencèrent une histoire. Tracent une ligne qui, comme toutes les lignes en même temps réunit et sépare.

J'aime à lire le récit de Plutarque évoquant ces femmes échappées des ruines de Troie, échouant sur une des rives de Toscane qui firent détruire leurs vaisseaux comme s'il fallait barrer la route du retour, en biffer tout espoir. J'aime le destin de Moïse qui vit les flots de la Mer Rouge se refermer sur son passé mais pas assez pour ne pas lui interdire l'entrée en Terre Promise comme si l'histoire ne pouvait résolument débuter qu'une fois ce passé-ci définitivement soldé. J'aime ce récit qui voit Orphée se retourner quand même et perdre définitivement Eurydice ; la perdre - l'a-t-on assez dit ? - pour la seconde fois. Hadès ne lâche pas ses proies : l'Enfer est lieu d'où l'on ne revient pas. Les grecs eurent beau faire place aux morts dans leurs existences, le récit leur rappelle qu'en réalité ici s'impose, intangible et inflexible la ligne de l'irréversible. Même Perséphone ne pourra s'en extirper que six mois par an …

Ne méprisons pas plus ces bois sacrés dont les récits antiques relatent l'importance : le bois sacré - lucus - est le séjour de divinités indomptables, féroces, cruelles à qui il est préférable de rendre culte ; qu'il est préférable en tout cas de ne pas déranger en en profanant l'espace. A qui on consacrera, au-dehors, un temple. Il représente ainsi quelque chose de l'origine, que nul pas humain n'eût souillée, ni d’ailleurs modifiée, quelque chose de la vigueur brute voire brutale des grands commencements. Que cet asile, voulu par Romulus, qui de l'impétrant venu de partout mais surtout de basse extraction, le plus souvent, fera un vrai romain, s'insinue ainsi entre deux bois sacrés n'est pas un hasard. Donne son sens à l'espace sacré de la ville dont la puissance n'est pas uniquement de conquête mais de protection ; bientôt de protection parce que de conquête.

C'est sans doute, de cet antique passé, que nous tenons l'idée d'un espace, en réalité central, mais jamais périphérique en tout cas, dont nul ne sort jamais indemne ; un espace qui nous construit, éduque, fortifie et révèle. La forêt, menaçante que traversent autant Blanche-Neige que le Petit Chaperon Rouge, est la forme terrifiante d'abord mais édificatrice en fin de compte, qui de ces enfants fera des femmes accomplies. Forme un peu moins épique de l'Odyssée, elle oblige néanmoins à une pérégrination, moins glorieuse que celle des héros, mais tout aussi décisive, qui est la marque de notre humanité.

Nous avons gardé de nos leçons d'histoire apprises au primaire combien la chute de l'Empire aura été la consécration - provisoire - de la forêt en même temps que l'anémie soudaine des villes réduites souvent à peau de chagrin ; combien la Renaissance, imaginaire s'il en fût, mais un imaginaire si hautement constitutif de notre histoire, se gagna par la reconquête de l'unité des peuples et des terres que les forêts avaient ruinée, par l'emprise de voies plus sûres sachant sans trop d'encombres les traverser. Nul ne saura jamais si ces forêts étaient redevenues les ultimes vestiges d'un temps barbare qu'on eût aimé révolu, ou au contraire le ferment encore brouillon des temps à venir comme le récit de Robin des Bois le laisse augurer, lui qui invente une nouvelle loi de redistribution plus juste ; toujours est-il qu'il demeure vain de ne considérer la forêt que comme le réquisit archaïque d'une sauvagerie désormais dominée.

Bien évidemment relayée par le récit d'un Louis, juste et pieux, rendant la justice à l'ombre d'un chêne, l'image est forte d'une forêt à la fois antre de la barbarie et incubateur de justice.

Voici ainsi notre bûcheron, épuisé, tant et si bien qu'il en vient à demander de l'aide, prêt à l'accepter de quiconque, même de la mort. C'est bien la même histoire que dans la fable précédente - celle des malheurs du monde, celle de la souffrance des hommes.

La forêt n'est plus véritablement sauvage ; elle n'en reste pas moins avaricieuse ; rétive à concéder ses richesses. Le bûcheron s'y exténue sans que la forêt s'y appauvrisse pour autant.

Cette histoire est celle de l'exténuation. Il est au bord de tout. Du gouffre surtout.

La Fontaine joue ici de la même inversion : l'Enfer, après tout n'est-il pas ici ? Et la leçon, identique,

 Plutôt souffrir que mourir, C'est la devise des hommes.

Mais avouons-le, il n'est honnête qu'à moitié. Le fabuliste, en son texte de présentation des deux fables, se pique de ne trouver que gloire à imiter les grands anciens mais s'il trouve identiquement à Sénèque quelque inélégance à s'accrocher ainsi à tout prix à la vie, je ne suis pas convaincu qu'attitude contraire eût trouvé grâce à ses yeux. Écartelé entre les ambivalences chrétiennes où les souffrances terrestres sont le prix à payer pour notre faillibilité et culpabilité mais où le travail peut ainsi être un des vecteurs de cette rédemption, et l'approche grecque, où rien n'est pire que la démesure aboutissant à braver le destin et donc les dieux. La Fontaine est homme de son temps même si parfois il choisit le mauvais camp (Fouquet) le contemporain surtout de la grande controverse autour du jansénisme. Mais ici comme ailleurs, dès lors qu’il s’agit de théologie, le politique n’est jamais loin, on le sait. La controverse autour du salut par la grâce ou par les œuvres qu'Augustin crut avoir réglée n'en finit pas de rejaillir : c'est qu'en abaissant ou exhaussant le rôle de l'arbitre, elle exagère ou minimise le rôle et l'importance de l'homme lui-même. Comme si nul ou presque n'était besoin de Dieu pour assurer son salut. Pourtant, comme ce sera le cas chez les réformés - luthériens comme calvinistes - l'insistance exclusive portée sur la grâce a l'effet paradoxal d'ériger le travail en valeur éminemment positive comme s'il était la seule réponse, en forme de reconnaissance, que l'homme pût exprimer en remerciement de la grâce ou en l'espérance de l'avoir mérité.

En réalité ce débat n'est pas théologique : il est métaphysique. Il engage le rapport au monde d'un être qui ne se peut penser que face au monde et tâchant de s'y faire une place en en prenant possession ; qui ne parvient à le faire qu'en disant non - au monde comme à lui-même - tout en ayant conscience qu'il en dépend et fait partie intégrante et que ses faiblesse, limites et finitude devraient plutôt le conduire à se soumettre.

Même s'il est exact que l'enfer grec n'a rien à voir avec l'enfer chrétien et que la culpabilité n'est pas registre qu'un grec pouvait comprendre, il n'empêche que le point commun - qui nous concerne ici - est l'approche très négative de part et d'autre qu'on y a de l'incapacité nôtre à demeurer à notre place. A ce titre, la démesure vaut bien le blasphème. L'homme n'est pas être à se contenter de la juste mesure ou de la tempérance et il sera toujours un moment où il fera ses tours non pas seulement tutoyer mais braver les étoiles.

Alors quoi, le bûcheron serait-il plus ignoble de préférer boire le calice jusqu'à la lie qu'un Faust de pactiser avec le diable ou qu'un Orphée ?

Il est à bout, au bord du gouffre ; aux extrêmes. Comme on dit, dans le langage usuel être au bout de sa vie qui a délicieusement remplacé être aux dernières extrémités.

Je crois bien que c'est de ceci dont il s'agit. Et je ne tiens pas pour un hasard que les extrêmes soient ainsi à proprement parler l'antonyme de l'intime.

L'on connaît ce tableau de J Bosch où l'élévation des bienheureux vers l'au-delà est représentée certes par des anges assurant les intermédiaires - ce qui est classique - mais par le passage en un tunnel lumineux contrastant avec le sombre en-deça et évidemment la noirceur inquiétante de l'Enfer. Un ange, presque invisible tant il est inondé de lumière attend l'heureux élu à l'autre bout, vers l'empyrée. C'est par ce terme qu'on désigna longtemps dans les textes chrétiens le lieu de résidence de Dieu après avoir désigné dans la cosmologie grecque le point le plus haut mais aussi le plus lumineux de la sphère céleste. Gustave Doré l'imagine comme une immense rosace mais toujours, au centre ce trou blanc d'où tout semble émaner.

Je comprends subitement pourquoi on ne peut en réalité pas parler innocemment de la mort : très vite, dieu, diable, anges ou cerbère nous viennent à l'image qui nous la fond en réalité contourner, voire nier.

Mais qui sont autant de tribunaux et de cribles par où nous passons et trépassons.

Au point le plus élevé et lumineux correspond évidemment le point le plus profond et sombre : le Tartare où l'on retrouve ceux qui commirent les crimes les plus graves (Sisyphe, Tantale) mais aussi les Titans et tous ces dieux anciens qui s'opposèrent avec leur aide à Zeus.

Qui sont autant d'images ou d'imaginaires que nous ne pouvons esquiver. Tout se joue ici dans cette étonnante verticalité qui fait de l'apex un point de lumière et de vérité - et à sa façon Platon n'y dérogera pas - et des tréfonds quelque chose comme un repoussoir qui, pourtant, loin d'en être exclu, fait office de plan de soutènement du monde.

Qui veut comprendre ces figures de mort doit donc comprendre ce qui dans leurs actes avait été à ce point outrancier qu'il méritassent punition éternelle. Tantale ; Sisyphe mais aussi Lycaon et enfin Orphée. En réalité, tous auront succombé au piège de la démesure.

Tantale, pourtant aimé des dieux et volontiers reçu à leur table, - « si vraiment d'un mortel les Clairvoyants de l'Olympe firent cas, c'était bien de lui, Tantale » Pindare, Olympiques, I, 87- aurait éventé leur secret, par vanité, sans doute selon d'autres sources aurait dérobé aux Immortels du nectar et de l'ambroisie pour en donner à ses amis ; ou bien encore, bien pire, aurait servi aux dieux, en guise de mets, son propre fils, Pélops, pour éprouver la clairvoyance de ceux-ci.

Il n'aura d'ailleurs pas été le seul à donner à manger de la chair humaine à Zeus.

Lycaon, roi d'Arcadie, réputé pour le mépris qu'il réservait aux dieux, reçut à sa table Zeus déguisé en mendiant qui cherchait ainsi à le mettre à l'épreuve. Lycaon l'ayant reconnu, lui mijote un plat à sa façon : de la chair humaine et selon certaines versions, celle de son propre fils. ( 6 et 7) . A la démesure s'ajoute ici la double transgression suprême (anthropophagie, sacrifice humain).

Sisyphe, réputé pour sa ruse, aura au moins par deux fois offensé les dieux : une première fois en indiquant à son père,en échange d'une source qui ne tarirait jamais, où se trouvait sa fille Egine que Zeus avait enlevée. Pour se venger d'avoir été ainsi contrarié en ses visées amoureuses, Zeus envoie le génie de la mort - Thanatos - mais ce dernier sera berné par Sisyphe qui l'enchaîna à l'aide de menottes qu'il venait d'inventer. Zeus envoya Arès délivrer Thanatos afin qu'il l'emmène en enfer. Sisyphe qui avait persuadé son épouse de ne pas organiser d'obsèques correctes, réussit à persuader Hadès de remonter sur Terre pour arranger cela mais refusa alors de redescendre. D'où la relégation définitive dans le Tartare et le supplice de la pierre. Il mérite parfaitement sa dénomination de rusé : intelligence sans doute, charme assurément, pour parvenir à plusieurs reprises à damer le pion aux dieux, à Zeus surtout, supposé tout savoir, tout anticiper.

Orphée enfin : on pourra toujours, à l'instar de Serres, ériger Orphée en figure originaire des arts parce que grand inventeur de la Musique qui reproduit par ses combinatoires celles si étonnantes du monde en le sortant du Chaos - du bruit originel - ; il est en tout état de cause un grand initié, présenté comme tel, favorisé par les dieux et, lui aussi, indéfectible charmeur. Il mériterait une page qui lui serait propre tant, en réalité il est omniprésent, des grands mythes à la représentation de tout art.

Rappelons simplement, pour l'heure, qu'il n'est pas tout-à-fait n'importe qui : héros à part entière - il a fait partie des Argonautes - fils de roi et de la muse Calliopé, il est à l'origine d'un culte mystique lié à Pythagore. La réputation qui lui est faite est grande et l'ascendant qu'il a - sur les hommes comme sur les choses - est irrésistible. En langage moderne on dirait qu'il a du charisme mais sans doute faudra-t-il prendre le terme en son sens originel.

Il a au moins à trois reprises affaire à la mort parce qu’au moins à trois reprises été sujet à la démesure – erreur majeure chez les Grecs et que les dieux pardonnent rarement.

Prince des poètes d’abord : qui mieux que lui pour illustrer - incarner devrais-je écrire - la puissance de l’art, de la poésie comme de la musique ? Elle est création – non au sens judéo-chrétien du terme mais au sens grec. Il est démiurge, il organise : il fait passer du chaos au cosmos – à l’ordre. Du bruit, il fait une musique. Il y parvient sans doute une seconde fois : d’une simple représentation, de simples mots, d’une simple mélodie ou d’une pure évocation, il parvient à susciter une émotion. Arbres et plantes font la révérence sur son passage ou rien qu’à entendre évoqué son nom. De vibrations, ou traces creusées à l’aide d’un stylet, de lettres dessinées sur un parchemin ou de mélopées suavement déclinées, il crée du vivant. Cette alchimie-ci est affaire des dieux pas des hommes fussent-ils des héros.

Héros ensuite : c'est-à-dire demi-dieu ou suffisamment digne par son existence et ses exploits pour être admis à leur table. Ce statut il le tient tant par sa naissance – fils de roi mais d’une Muse – à ce titre elle descend directement de Zeus - ainsi que par cette longue épopée des Argonautes au nombre de qui il fit partie.

Est-ce pour cela qu’il obtint d’Hadès le privilège – certes sous conditions - d'aller rechercher son épouse dans les enfers, elle qui fut tuée, le jour même de ses noces par une morsure de serpent qu'elle ne put éviter dans sa fuite devant Aristée qui la poursuivait de ses assiduités ? Les textes suggèrent que ce sont ses longues plaintes, sa complainte qui émurent les dieux ! Soit ! L'habileté rusée de Sisyphe valait donc bien l'art d'Orphée. Cependant Hadès ne laisse que très rarement échapper sa proie : il le fit, contraint et forcé par Zeus, pour son épouse, Perséphone, qu'il avait enlevée au grand drames, aux insoutenables pleurs et insistantes prières de sa mère Démétèr ; épouse qui eut droit de rejoindre l'Olympe la moitié de l'année (printemps et été symbolisant ainsi la renaissance de la vie) mais revenir les six autres (automne et hiver) marquant ainsi la mort. Et le fit donc pour Sisyphe qui allait payer cher sa rébellion. A bien y regarder pourtant Eurydice - Εὐρυδίκη à la justice sans bornes - est une dryade c'est-à-dire une nymphe des arbres. Revoici donc la forêt ! On remarquera néanmoins que ce n'est pas par pitié pour elle qu'Hadès cède : dans la grande famille des Olympiens, décidément tout n'est affaire que de viols, d'enlèvements, de badinages et de tromperies, sans compter incestes et parricide et les femmes comptent pour bien peu l'acariâtre et très jalouse Héra mise à part.

En réalité, seul Sisyphe avait réussi à entraver - provisoirement - la mort. Orphée ne fera jamais que la dupliquer. Son épouse, c'est bien à deux reprises qu'il va la perdre. Ovide a tout compris: Dans un silence total, ils s'engagent sur un sentier en pente, abrupt, obscur, plongé dans un brouillard dense et opaque, écrit-il.  Subitement tout s'inverse : le poète doit se taire et ne rien voir et, au lieu que les arbres se penchent comme en une révérence, désormais presque effacés par le brouillard ils empesèrent tout alentour de silence. Cette forêt est bien un révélateur, est toujours un sas d'initiation mais d'où, définitivement, l'on ne sort pas. L'on ne sort plus.

Mystagogue enfin : Zeus le punira d’avoir enseigné aux hommes – même si seulement à quelques initiés – les secrets des dieux. Sa faute réside en ceci, précisément qui relève de la démesure. Le supplice qu'il endurera, foudroyé par Zeus ou le corps déchiqueté en fait un éternel exilé même si Zeus finalement accepta que la lyre du poète fut inscrite dans les cieux comme une constellation.

Décidément la roide raison aura toujours faux en cette matière. Descartes a tort, on le comprend avec Orphée : il ne suffit pas comme il le crut de marcher droit pour sortir tôt ou tard des bois. D'abord parce que rien n'atteste, ni balise ni repère, que nous marchions vraiment droit ; parce que rien ne garantit que la forêt ne soit infinie.

Vallée de larmes serine l'expression usuelle : non, vraiment. Bois sombre et pesant. Tribunal implacable. Où nul en réalité ne nous juge … nous nous en chargeons si bien nous-mêmes …

 


1) Tite-Live, Histoire romaine, I, 8, 4-6

« Entre-temps la ville s'étendait et annexait sans cesse de nouveaux espaces à l'intérieur de ses remparts, qu'on édifiait bien plus dans la perspective d'une population à venir qu'en fonction du nombre d'habitants qui l'occupaient à ce moment-là. Ensuite, pour ne pas laisser vide une ville de cette taille et en accroître la population, Romulus recourut au vieux stratagème des fondateurs de villes, qui en attirant sur leur territoire des masses anonymes de basse extraction prétendaient mensongèrement que la terre avait pour eux engendré une race : il ouvrit alors comme asile l'endroit qui forme maintenant un enclos sur la pente entre les deux bois sacrés. De peuples voisins afflua une masse de gens, désireux avant tout de changer de vie et dont on ne s'inquièta pas de savoir s'ils étaient libres ou esclaves. Tel fut le noyau de la puissance annonçant notre grandeur naissante. »

 

2) Plutarque, Vie de Romulus, 11, 1-5

 

11. 1. Après avoir enseveli Rémus et ses pères nourriciers ensemble dans la Rémoria, Romulus se mit à bâtir la ville. D avait fait venir de Tyrrbénie des hommes pour le guider et lui enseigner en détail les rites et les formules à observer, comme dans une cérémonie religieuse.

2. On creusa vers l'endroit qu'on appelle aujourd'hui le Comice une fosse circulaire où l'on déposa les prémices de tout ce dont l'usage est légitimé par la loi ou rendu nécessaire par la nature. À la fin, chacun y jeta une poignée de terre apportée du pays d'où il était venu et on mêla le tout ensemble. Ils donnent à cette fosse le nom de mundus, le même qu'à l'Olympe. Puis on traça autour de ce centre l'enceinte de la ville, en lui donnant la forme d'un cercle.

3. Le fondateur, ayant mis à sa charrue un soc d'airain, y attelle un boeuf et une vache, puis les conduit en creusant sur la ligne circulaire qu'on a tracée un sillon profond. Des hommes le suivent, qui sont chargés de rejeter en dedans les mottes que la charrue soulève et de n'en laisser aucune en dehors.

4. C'est cette ligne qui marque le contour des murailles ;elle porte le nom de pomerium, mot syncopé qui signifie «derrière ou après la muraille». Là où l'on veut intercaler une porte, on retire le soc, on soulève la charrue et on laisse un intervalle

5. Aussi considère-t-on comme sacré le mur tout entier, à l'exception des portes. Si l'on tenait les portes pour sacrées, on ne pourrait, sans craindre la colère divine, y faire passer ni les choses nécessaires qui entrent dans la ville ni les choses impures qu'on en rejette.

 

3) Mémoires de Jean, sire de Joinville, ou Histoire et chronique du très chrétien roi Saint-Louis

Maintes fois, il lui arriva, en été, d’aller s’asseoir au bois de Vincennes après avoir entendu la messe ; il s’adossait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui ; et tous ceux qui avaient un différend venaient lui parler sans qu’aucun huissier, ni personne y mît obstacle. Et alors il leur demandait de sa propre bouche : « y a-t-il ici quelqu’un qui ait un litige ? « Ceux qui avaient un litige se levaient, et alors il disait : « Taisez-vous tous, et on vous expédiera l’un après l’autre. » Il appelait alors Monseigneur Perron de Fontaine et Monseigneur Geoffroi de Vilette et disait à l’un d’eux : « réglez-moi cette affaire. » Et quand il voyait quelque chose à corriger dans les paroles de ceux qui parlaient pour lui, ou dans les paroles de ceux qui parlaient pour autrui, il les corrigeait lui-même de sa bouche.

Je le vis quelquefois, en été, venir pour expédier ses gens, dans le jardin de Paris, vêtu d’une cotte de camelot , d’un surcot de tiretaine sans manches, un manteau de soie noire autour du cou, très bien peigné, sans coiffe un chapeau de paon blanc sur la tête. Il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui ; et tous les gens qui avaient affaire par-devant lui l’entouraient, debout ; alors il les faisait expédier, de la manière que je viens de vous dire pour le bois de Vincennes.

4) Plutarque, la vie des hommes illustres, Vie de Romulus

Suivant d’autres, quelques Troyens, qui s’échappèrent après la prise de leur ville, se jetèrent dans des vaisseaux qu’ils trouvèrent tout prêts, et, portés par les vents sur les côtes de la Toscane, ils débarquèrent près du fleuve du Tibre. Leurs femmes étant déjà fatiguées du voyage, et hors d’état de soutenir plus longtemps les incommodités de la mer, une d’entre elles, nommée Roma, aussi distinguée par sa prudence que par sa noblesse, leur conseilla de brûler les 99 vaisseaux ; ce qu’elles exécutèrent sur-le-champ. Leurs maris en furent d’abord très irrités ; mais ensuite, cédant à la nécessité, ils s’établirent près du mont Palatin. Bientôt ils s’y trouvèrent beaucoup mieux qu’ils ne l’avaient espéré : voyant un terrain fertile, et des naturels du pays qui les traitaient avec douceur, ils rendirent de grands honneurs à Roma, et entre autres ils donnèrent son nom à la ville dont ils lui devaient la fondation. Il y en a qui prétendent que la ville fut nommée par Roma, fille d’Italus et de Leucaria. Suivant d’autres, elle était fille de Télèphe, fils d’Hercule, et femme d’Énée, ou sa petite-fille par Ascagne. Ceux-ci veulent que Rome ait été bâtie par Romanus, fils d’Ulysse et de Circé ; ceux-là, par Romus, fils d’Émathion, que Diomède y envoya de Troie. D’autres enfin ont dit qu’elle eut pour fondateur Romus, roi des Latins, et qu’il la bâtit après avoir chassé du pays les Tyrrhéniens, qui avaient passé d’abord de Thessalie en Lydie, et de Lydie en Italie

 

5) APOLLODORE, BIBLIOTHÈQUE Livre I, 3, 1-6

1. Zeus épousa Héra, avec laquelle il eut Hébé, Ilithyie et Arès. Mais il s'unit aussi avec beaucoup d'autres femmes, mortelles et immortelles. Avec Thémis, la fille d'Ouranos, Zeus engendra les Saisons - Eirênê [la Paix], Eunomie [l'Ordre] et Dikè [la Justice] -, et les Moires : Clothô, Lachésis et Atropos. De Dioné, il eut Aphrodite, et d'Eurynomé, fille d'Océan, il eut les Grâces - Aglaé, Euphrosyne et Thalie. De Styx il eut Perséphone, et de Mnémosyne, il eut les Muses : d'abord Calliope, puis Clio, Melpomène, Euterpe, Érato, Terpsichore, Uranie, Thalie et Polymnie.

2. De Calliope et d'Oagre (ou peut-être d'Apollon, c'est la version la plus répandue) naquirent Linos, qui fut ensuite tué par Héraclès, et Orphée, le grand musicien : avec son chant il savait émouvoir même les pierres, même les arbres. Un jour, son épouse Eurydice fut mordue par un serpent, et mourut ; alors Orphée descendit dans les Enfers, décidé à la récupérer, et il persuada Hadès de la renvoyer sur terre. Le dieu posa une condition à sa promesse : sur le chemin du retour, Orphée ne devrait jamais se retourner pour regarder son épouse avant d'arriver chez lui. Mais Orphée désobéit : il se retourna, regarda Eurydice et elle dut redescendre aux Enfers. Orphée fut le fondateur des Mystères de Dionysos. Les Ménades le tuèrent, et le mirent en pièces, puis il fut enseveli en Piérie.

3. Clio tomba amoureuse de Piéros, le fils de Magnétès : c'était la vengeance d'Aphrodite, pour le mépris avec lequel Clio avait parlé de son amour avec Adonis. La Muse, donc, s'unit à Piéros, dont elle eut Hyacinthos : Thamyris, le fils de Philammon et de la Nymphe Argiopé, tomba amoureux de lui, et c'est ainsi que naquit pour la première fois l'amour homosexuel. Apollon, lui aussi ensuite, tomba amoureux de Hyacinthos. Mais un jour, en lançant un disque, involontairement il le tua. Thamyris était d'une beauté exceptionnelle, et jouait de la lyre à la perfection, si bien d'ailleurs qu'il osa défier les Muses dans une compétition musicale. Les conditions étaient les suivantes : si Thamyris était vainqueur, il pourrait faire l'amour avec toutes les muses ; si au contraire il perdait, elles pourraient lui ôter ce qu'elles voulaient. Naturellement les muses se montrèrent supérieures, sans conteste. Et elles enlevèrent à Thamyris et la vue et l'art de la lyre.

4. Euterpe s'unit au fleuve Strymon, et de lui elle eut Rhésos, qui fut ensuite tué par Diomède à Troie ; mais il y en a qui disent qu'il naquit de Calliope. De Thalie et d'Apollon naquirent les Corybantes, et de Melpomène et d'Achéloos les Sirènes, dont nous reparlerons dans le récit des aventures d'Ulysse.

5. Héra engendra Héphaïstos sans aucun rapport sexuel. Homère soutient au contraire qu'Héphaïstos également est le fils de Zeus. Ce fut justement Zeus qui le jeta du haut du ciel, la fois où Héphaïstos chercha à aider Héra qui était enchaînée. Zeus l'avait suspendue en dehors de l'Olympe, parce qu'elle avait osé provoquer une tempête contre Héraclès, alors qu'il naviguait à la conquête de Troie. Héphaïstos tomba sur l'île de Lemnos et en resta boiteux ; mais Thétis le sauva.

6. Zeus s'unit aussi avec Métis, qui avait tenté de lui échapper en prenant sans arrêt des formes diverses, mais en vain. Quand elle fut enceinte, Zeus, par la ruse, l'avala, avant qu'elle puisse accoucher. On avait en effet prédit qu'elle aurait une fille ; mais si après elle avait accouché à nouveau, ce serait un garçon destiné à devenir le maître du Ciel. À cause de cette crainte, Zeus avait avalé Métis ; et quand arriva le moment de la délivrance, il ordonna à Prométhée de lui frapper la tête avec sa hache (d'autres disent au contraire que ce fut Héphaïstos qui le fit) : et hors de la tête de Zeus bondit Athéna, toute armée, là, sur les rives du fleuve Triton.

6) POLLODORE, BIBLIOTHÈQUE Livre III, 8, 1 Pélasgos,Lycaon et ses enfants, Nyctimos, Callisto

III, 8, 1. Mais revenons à Pélasgos qu'Acousilaos dit fils de Zeus et de Niobé, comme je l'ai moi-même affirmé, et qu'Hésiode, pour sa part, soutient né de la terre. De Mélibée, fille d'Océan, ou bien, selon d'autres, de la Nymphe Cyllène, il eut un fils, Lycaon, qui devint roi d'Arcadie, eut de nombreuses épouses, et engendra cinquante fils : Mélénéos, Thesprotos, Hélix, Nyctimos, Peucétios, Caucon, Mécistée, Hoplée, Macarée, Macednos, Horos, Polichos, Acontès, Évémon, Ancyor, Archébatès, Cartéron, Égéon, Pallas, Eumon, Canéthos, Prothoos, Linos, Coréthon, Ménalos, Téléboas, Physios, Phassos, Phthios, Lycios, Haliphéros, Génétor, Bucolion, Socléos, Phinée, Eumétès, Harpalée, Porthéos, Platon, Hémon, Cynéthos, Léon, Harpalycos, Héraéos, Titanas, Mantinoos, Cléitor, Stymphalos, Orchoménos... Nul ne les égalait en orgueil et impiété. Zeus voulut néanmoins les mettre à l'épreuve : il prit l'aspect d'un mendiant et se rendit chez eux. Ils lui accordèrent l'hospitalité, puis ils égorgèrent un enfant du pays, mélangèrent ses entrailles aux viandes du sacrifice, et les lui offrirent sur le conseil de leur frère aîné, Ménalos. Zeus, dégoûté, renversa la table ; à l'endroit même qui aujourd'hui s'appelle Trapézonte, il foudroya Lycaon et ses enfants, excepté Nyctimos, le plus jeune, car Gaia l'arrêta en lui prenant la main et apaisant sa colère.

III, 8, 2. Nyctimos monta sur le trône ; c'est durant son règne que se produisit le déluge de Deucalion. Et certains soutiennent que le déluge fut provoqué en raison même de l'impiété des enfants de Lycaon.

Eumélos, et d'autres encore, disent que Lycaon avait aussi une fille, Callisto ; Hésiode, cependant, affirme que Callisto était une Nymphe ; Asios, qu'elle était la fille de Nyctée, et Phérécyde celle de Cétée. Callisto était la compagne de chasse d'Artémis ; elle portait le même vêtement, et elle lui avait juré de rester vierge. Mais Zeus tomba amoureux d'elle et la viola, après s'être fait passer pour Artémis, selon les uns, pour Apollon, selon les autres. Et pour cacher à Héra ce qui s'était passé, il transforma la jeune fille en ourse. Mais Héra persuada Artémis de la frapper de ses flèches comme si c'était une bête sauvage. Certains disent aussi que la déesse tua la jeune fille parce qu'elle n'avait pas conservé sa virginité. Quand Callisto mourut, Zeus prit l'enfant et le mena en Arcadie pour que Maia l'élève, et il l'appela Arcas ; Callisto fut changée en la constellation de l'Ourse.

7) La version qu'en donne Ovide, Métamorphoses I, 205

8) Suzanne Delorme, ORPHÉE, CET ANALYSTE  ÉrÈs   Insistance  2006/1 no 2 | pages 153   169

Penser Orphée, c’est entrer dans un kaléidoscope merveilleusement fécond pour les artistes et incroyablement dérangeant pour la raison. Rien de plus facile que de découvrir Orphée dans l’art : il est en représentation permanente dans tous les domaines, dans tous les temps et tous les continents ! De l’Orphée Christ des catacombes   l’Orfeo negro du cinéma br silien, des mosaïques de Vienne (Isère) aux chefs-d’oeuvre de tous les musées du monde, des métamorphoses d’Ovide   Jean Cocteau, Henri Bauchau, Rilke…, aucun espoir d’ être exhaustive ! Des milliers (millions ?) d’oeuvres prennent leur inspiration dans ce mythe et même d’autres mythes eux-mêmes, qui sous une apparence déguisée, ne font que reprendre le même schême comme le Kalevala, épopée nationale de la Finlande ( écrite   partir d’une transmission orale par Lönrot, surnommé  l’  Homère   de la Finlande)… Une pensée encore pour l’Orfeo de Monteverdi, premier opéra, c’est-à -dire premère apparition du «je»   chanté  sur une scène. Voià, à  titre de petit aperçu, le monde d’Orphée !