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Que la philosophie est de bien piètre secours

 

Une série, prolongée au fil de l'eau, sur la mort et ses figures

Contexte Bertrand Herz Mémorial Répulsion fascinée Défis For de la vanité de la philosophie de la vertu de la philosophie

 

 

Que philosopher, c'est apprendre à mourir ! N'est-ce pas ce que l'on apprend dans les doctes ouvrages ? Nous l'avons lu chez les stoïciens, retrouvé chez Montaigne. Et répété souvent - ceci ne fait-il pas un superbe sujet de dissertation si l'on joue sur ce paradoxe, qu'après tout, on aurait tout aussi bien pu écrire que philosopher c'est apprendre à vivre. Ou, pire, encore qeue ceci voulût dire la même chose … voire rien.

Voici charmante fable Le cochon, la chèvre et le mouton - qui nous en fait leçon. Trois bêtes, emmenées à la foire toute proche, pour y être vendue, certes, mais abattues bientôt sans nul doute.

Leur divertissement ne les y portait pas, écrit cyniquement le fabuliste. Pardi ! Mais voici que le goret pousse - et sans discontinuer qui plus est - des cris d'orfraie ou bien hurle si l'on préfère comme sa race l'y invite : lui sait où le mène le chemin ; lui sait qu'il va mourir et tient à le faire savoir. La chose est évidemment inutile : ce que le cocher lui rappelle. A quoi bon ces cris, sinon de paraître discourtois, en contraste avec les deux autres bêtes qui sont bien plus honnêtes que lui - entendons soumises et résignées.

La morale souligne où La Fontaine voulait nous emmener : il n'est plus question ici de la répulsion que nous inspire la mort mais des troubles où nous plonge la conscience que nous en avons. On a versé insensiblement, de l'émotion pure, malaisément contrôlable, à la conscience. Voire à la raison Auatnt dire à ce qui fait de nous des hommes.

Avec cette conséquence étrang, suggérée ici, qu'il vaudrait peut-être mieux ne pas trop se poser de questions ; mieux faire la bête que l'ange ! Que notre conscience, nos pensées et nos représentations feraient plus pour nous pourrir la vie ; tout le contraire en tout cas de nous rassurer et aider.

Où donc La Fontaine est-il allé chercher l'idée de ce Dom Pourceau ? Chez Montaigne qui fait référence à Pyrrhon ou directement chez Diogène Laërce ?

Posidonius rapporte de lui le trait suivant : surpris par une tempête, et voyant ses compagnons consternés, il resta calme et, pour relever leur courage, il leur montra un pourceau qui mangeait à bord du vaisseau, et leur dit que le sage devait avoir la même tranquillité et la même confiance. Diogène Laërce

Sauf que chez Montaigne le porcin est raisonnable et s'accommode de la situation pour n'avoir conscience de rien quand ici, au contraire, la bête crie, hurle et s'insurge de savoir ce qui va lui arriver préfigurant ainsi la moralité : Quand le mal est certain, La plainte ni la peur ne changent le destin ; Et le moins prévoyant est toujours le plus sage

Sauf que l'anecdote prend place dans un chapitre intituté QUE LE GOÛT DES BIENS ET DES MAUX DÉPEND EN BONNE PARTIE DE L'OPINION QUE NOUS EN AVONS : nous voici au cœur de toute réflexion philosophique, finalement, qui démarre toujours par la simple constatation d'un écart entre la chose perçue et la représentation qu'on en a - sur un problème ou un paradoxe qu'elle s'enhardit de résoudre ; qui aboutira avec Kant à la certitude que la chose en soi nous demeurera à jamais inaccessible. Aux limites infranchissables de toute connaissance possible. Avec cette conséquence implacable : nous n'avons pas prise sur les choses que nous entendons si mal et percevons si maladroitement à quoi nous devrions logiquement nous soumettre ; mais prise seulement sur l'opinion que nous nous en formons.

Autre manière de suggérer que philosopher nous aiderait plus à bien vivre qu'à bien mourir si tant est qu'entre les deux il y ait réelle différence.

La leçon de Montaigne tient en peu de mots qui ne sont pas si éloignés que cela de l'existentialisme sartrien même si ce dernier pousse le trait jusqu'à prétendre que le monde est absurde et qu'il nous appartient de lui donner un sens, acte par lequel nous exprimons notre humanité autant que notre liberté. Montaigne se contente de dire que le destin nous affecte de la manière exacte avec laquelle nous le considérons :

« La Fortune » ne nous fait ni bien ni mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence, que notre âme, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il lui plait, [étant] seule cause et seule maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse • [1]

La Fontaine prend néanmoins l'anecdote à rebrousse-chemin et paraît bien effacer toute distinction valide entre animal et humain : si la bête a bien la conscience de sa mort prochaine, le charton le rappelle à sa condition autant qu'à la bienséance : bref à la dignité en lui conseillant de prendre exemple sur les deux autres. Il est sage dit l'homme. Il est un sot ! réplique le cochon. La juxtaposition trahit l'essentiel : le modèle qu'on lui vante est de demeurer l'animal qu'il est, le conseil est d'être ignorant et de ne surtout ni penser ni extrapoler. Cruel paradoxe : vous ne voulez pas souffrir, surtout ne pensez pas ; ne philosopher point. Je n'imagine pas que ce soit ici point de vue du fabuliste mais on ne s'en éloigne pas tant que cela en affirmant que pour lui, en tout cas, la philosophie est de bien piètre utilité.

Dom Pourceau se laisse gagner par l'imagination - il anticipe ce qui lui arrivera (Comme s’il avait eu cent Bouchers à ses trousses) - et comme toujours en ces cas-ci exagère tant que l'horreur conjecturée en vient à lui pourrir le peu de temps qu'il lui reste. Et-ce cela être sage ? N'y pas penser ou en tout cas ne pas laisser cette vision d'horreur vous empêcher de vivre ? Au demeurant, la bête est aussi indique que le charton : ce dernier est totalement insensible à ce qui arrivera à son équipage ; celle-là ne se soucie que de regretter son toit et sa maison.

Si sagesse il doit y avoir, ce sera sans doute dans la maîtrise de son imagination. Non point nécessairement l'exclure mais refuser qu'elle envahisse tout l'espace de nos existences. Il est peut-être délicat de regarder la mort en face et sans doute aimerions-nous la retarder toujours. C'est un classique que cette demande de reculer l'échéance. (revoir la scène initiale du 7e sceau) Mais quoi ? Pour faire quoi ?

Où que votre vie finisse, elle est toute là. L'utilité du vivre n'est pas dans l'espace [de temps], elle est dans l'usage : tel a vécu longtemps qui a peu vécu ; donnez-lui toute votre attention pendant que vous en jouissez. Il dépend de votre volonté, non du nombre des ans, que vous ayez assez vécu. Pensiez-vous ne jamais arriver là où vous alliez sans cesse ? II n'y a pas encore de chemin qui n'ait son issue. Et si la compagnie peut vous soulager, le monde ne va-t-il pas du même train que vous ?
Que philosopher c'est apprendre à mourir

Montaigne sait les paradoxes de la durée : le temps ne passe pas quand il est vide. Voudrions-nous vivre plus longtemps nous n'aurions qu'à nous ennuyer à mourir. Vivre intensément, c'est vivre vite. C'est ainsi qu'il faut comprendre ce tel a vécu longtemps qui a peu vécu ! qui a sa manière donne raison par avance à Kant : le temps n'est décidément qu'une forme de notre sensibilité. Marx n'avait pas tort : sitôt que l'on se pose la question des relations entre être et pensée, on verse inéluctablement dans l'idéalisme philosophique. La question est moins, d'ailleurs, de savoir si le réel, effectivement existe hors de la conscience que nous en avons ; mais elle est plutôt dans cette certitude en trompe-l'œil qu'il risque de se résumer à la manière dont nous voulons (pouvons) le considérer.

J'aime assez cette référence à Chiron laissant entendre qu'il y a quelque vanité à supposer jamais qu'on n'eût pas déjà épuisé tout son saoul. Vivre éternellement serait assurément plus douloureux et stérilisant en dépit qu'on en eût. Pourquoi agir maintenant plutôt que plus tard si nous avions l'éternité devant nous, pour nous ? Quelles souffrances supplémentaires endurerions-nous - à côté de quelque agrément certes - si nous prolongions encore notre chemin ? Avec cet art consommé de l'apparent équilibre, les dieux rappellent qu'il n'est d'amertume incrustée en la mort que pour éviter que les hommes ne s'y précipitent tant elle serait plus douce en vérité que la vie elle-même. Ce n'est pas seulement ici, truisme populaire énonçant que la mort ferait partie de la vie ; non ! mais la certitude antique que l'existence est bien trop périlleuse, douloureuse et occasion d'injustices et de démesure pour qu'on ne lui préférât point la mort. On peut trouver quelque tragique en cette approche si éloignée d'un christianisme qui aura nié la mort avec l'espérance d'une vie éternelle ; elle est conforme néanmoins à cette sagesse, dont s'éloignera bientôt la modernité post-cartésienne, pour qui finitude et faiblesse humaine s'accordent mieux avec le renoncement, avec l'humilité en tout cas. J'ai toujours été frappé par l'étrange convergence entre stoïcisme et épicurisme qui leur faisait, même pour des raisons différentes, aspirer au même modèle : la quête de la sagesse, de ce qui dure. Que l'un y incline par renoncement des plaisirs fallacieux ou l'autre par recherche des seuls véritables plaisirs - éternels - importe finalement peu : c'est bien du côté d'un choix, d'un mode de vie qu'ils trouvent tous les deux cet apaisement qu'ils nomment sagesse.

Que l'on énonce que la mort n'est rien puisqu'elle ne nous concerne pas mais seulement ceux qui nous survivent, ou au contraire qu'il faille nous y préparer parce qu'elle seule nous donne un sens, dans les deux cas elle nous contraint à apprendre à vivre.

Car il n’y a rien de redoutable dans la vie pour qui a vraiment compris qu’il n’y a rien de redoutable dans la non-vie. Sot est donc celui qui dit craindre la mort, non parce qu’il souffrira lorsqu’elle sera là, mais parce qu’il souffre de ce qu’elle doit arriver. Epicure, Lettre à Ménécée, 125

Faut-il pour autant balayer cette philosophie puisqu'après tout mieux vaudrait ne rien savoir ni anticiper ?

Évidemment non !

C'est du côté d'Épictète sans doute qu'il faut chercher la réponse ; du côté de ctte philosophie pratique, morale, écrit-on ici et là, qui met en avant une existence conforme aux principes essentiels et ceci bien avant la spéculation, la métaphysique. C'est, après tout, ainsi qu'on entendait jadis le mot sagesse et ce en quoi il se distinguait de savoir.

Que philosopher, ainsi est bien, l'effort constant du bien vivre ; de vivre selon le bien …

 

 


1) à rapprocher de

Que philosopher c'est apprendre à mourir (fin)

L'eau, la terre, l'air, le feu et autres éléments de ce mien bâtiment ne sont pas plus des instruments de ta vie que des instruments de ta mort. Pourquoi crains-tu ton dernier jour? li ne contribue pas plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne produit pas la lassitude : il la fait voir. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive.

 

2)ibid.

À quoi bon reculer [devant la mort si vous ne pouvez filer arrière ? Vous avez vu assez de gens qui se sont bien trouvés de mourir, esquivant ainsi de grandes misères. Mais avez-vous vu quelqu'un qui s'en soit mal trouvé? Aussi est-ce une grande simplicité d'esprit que de condamner une chose que vous n'avez éprouvée ni par vous-mêmes ni par l'intermédiaire d'un autre. Pourquoi te plains-tu de moi et de la destinée? Te faisons-nous du tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous de le faire de toi ? Même si ton âge n'est pas achevé, ta vie l'est. Un petit homme est un homme enlier, comme un grand.

Ni les hommes ni leurs vies ne se mesurent à l'aune. Chiron refusa l'immortalité, informé des conditions de celle-ci par le Dieu même du temps et de la durée, Saturne, son père. Imaginez vraiment combien une vie éternelle serait moins supportable pour l'homme et plus pénible que n'est la vie que je lui ai donnée. Si vous n'aviez pas la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privés. J'y ai volontairement mêlé quelque amertume pour vous empêcher de l'adopter trop avidement et sans discernement si vous aviez vu l'avantage de son usage. Pour vous loger dans cette modération - ni fuir la vie ni reculer devant la mort - que j'exige de vous, j'ai tempéré l'une et l'autre entre la douceur et l'aigreur.

 

3)Épictète, Manuel

52. Agir les principes

La première partie de la philosophie et la plus essentielle, c'est de mettre en pratique les maximes, par exemple de ne pas mentir ; la seconde, ce sont les démonstrations, par exemple, d'où vient qu'il ne faut pas mentir ; la troisième est celle qui confirme et éclaircit les démonstrations elles-mêmes ; par exemple d'où vient que c'est une démonstration ? Qu'est-ce qu'une démonstration ? Qu'est-ce que conséquence, incompatibilité, vrai, faux ?

Ainsi donc, la troisième partie est nécessaire à cause de la seconde, et la seconde à cause de la première ; mais la plus nécessaire, celle au-delà de laquelle on ne peut plus remonter, c'est la première. Nous, nous agissons au rebours. Nous nous arrêtons à la troisième partie ; toute notre étude est pour elle, et nous négligeons complètement la première. Aussi nous mentons, mais nous savons sur le bout du doigt comment on démontre qu'il ne faut pas mentir.