index précédent suivant

 

 

Bertrand Herz

 

Une série, prolongée au fil de l'eau, sur la mort et ses figures

Contexte Bertrand Herz Mémorial Répulsion fascinée Défis For de l'utilité de la philosophie

 

 

Il vient de disparaître et, tout discret qu'il fut, je n'aimerais pas que ce fût dans le silence. Je regarde sur Internet, et, notamment sur Twitter et me rassure en mesurant le florilège impressionnant d'hommages : ce ne sera heureusement pas le cas.

Je ne suis pas certain qu'à l'IUT, où il exerça les dernières années de sa carrière professionnelle, on eût toujours mesuré quel homme d'exception il fût ; je n'aimerais pas que les générations passant, retombe le silence.

Je n'ai aucune légitimité à parler de lui : je les ai donc toutes. Je l'ai seulement croisé à de multiples reprises, aux pots de départ en retraite notamment, toujours silencieux, toujours souriant ; lui ai adressé la parole quelquefois … timidement. Je voulais lui dire merci.

Toujours à l'écart, en une encoignure de porte où à côté d'Annick Guérin dont il semble avoir apprécié la compagnie, arborant ce sourire apaisé qui lui ressemblait tant.

Il fait partie de ces hommes qu'on ne remarque pas, à côté de qui l'on pourrait passer presque par inadvertance si quelque chose ne vous faisait subitement vous retourner, quelque chose de lumineux qui vous fait réaliser combien cet homme-là décidément n'était pas n'importe qui.

Je ne sais pas s'il était exemplaire ; je sais seulement qu'il fut de ces exemplaires d'humanité dont nous avons besoin pour conserver espoir et dignité.

Rien n'exprime mieux ce qu'il fut que cette photo prise lors d'une visite à Buchenwald. Lui, à côté des grands du moment ; lui à côté de cet autre rescapé, grand écrivain, prix Nobel : ce fut bien à cette hauteur qu'il se hissa. Et nous ne le savions pas. Nous crûmes côtoyer un collègue, charmant et même si nous devinions son histoire et en repérâmes parfois la trace dans l'ombre légère qui plissait parfois son regard, nous ne savions pas, parce qu'il le taisait, l'incroyable chemin qu'il avait parcouru depuis.

Son histoire ne m'est pas étrangère. Mais je mesure, au silence des miens, le don qu'il nous fit de parler néanmoins. Lui qui, une partie de sa vie s'était efforcé d'oublier ; lui qui, comme tous ceux qui rentrèrent en ces jours de 45, mesura combien peu nombreuses étaient les oreilles disposées à les entendre et moins encore capables de les comprendre. Lui, comme tant d'autres, avec ce sentiment diffus d'angoisse et de culpabilité d'en être revenu, était passé de l'autre côté de l'humain. Or, cette ligne il lui faudrait la franchir, à nouveau,seul ou presque. Ce chemin il le parcourut avec un courage admirable et une humilité désarmante.

Lui, en grand juif qu'il était, savait que ce n'était pas ici affaire de devoir de mémoire. Il savait combien les cris autant que les rires, les joies autant que les pleurs s'étoufferaient insidieusement, comme un écho épuisé au long de la portée, s'il n'était plus personne pour prolonger encore et encore le refrain balbutiant de l'humain. Lui n'ignorait rien du poids de la transmission ; devinait qu'il n'est d'histoire que répétée et répétée encore ; expliquée et expliquée encore. Jusqu'à ce qu'elle pénètre votre chair et ébranle l'âme.

Sans doute eût-il préféré parfois oublier tout ; tourner la page, comme on dit. Mais il ne se peut. Il ne le put. Il savait que c'eût été abandonner ceux qui, comme lui, furent marqués à jamais ; abandonner ceux qui ne purent pas même crier : mais abandonner aussi sa descendance à qui il aurait eu interdit toute histoire ; tout avenir.

Qui ne connaît cette légende de l'arbre de Goethe ? Celui-ci, autour de quoi fut construit le camp de Buchenwald passe pour avoir été celui où le vieux Goethe, par prédilection, aima s'adosser pour rêver, se souvenir, penser. Ironie de l'histoire ou sarcasme de l'espérance, voici, fichées au cœur de la mémoire noire, les ultimes luminescences d'une Allemagne humaniste, lettrée, follement romantique.

Le voici, cet arbre, en cette photo, celle intitulée l’arbre de Goethe, prise à la dérobée, un dimanche après-midi de juin 44. Les hommes se reposent, en tout cas mettent à profit cet après-midi, où nul travail ne leur était imposé, pour reprendre des forces voire s'affairer aux petits trafics inévitables qu'imposait la survie dans les camps. La légende voulait que l'arbre, détruit, signerait la fin de l'Allemagne nazie : l'ironie ourdira la destruction de cet arbre lors d'un bombardement en août 44. Les légendes, parfois …

Je regarde cette photo et mesure combien rien n'y est vrai mais tout évocateur : l'arbre n'était sans doute pas celui de Goethe ; ces scènes de calme sont trompeuses qui ne donnent presque rien à comprendre de l'ordinaire du camp. Rien pourtant n'est trafiqué ni retouché. Entre nous et l'image, cette épaisseur inépuisable de questions, de doutes, de certitudes pourtant vite écornées, de craintes et d'espérances : je crains bien qu'à mesure que nous nous vantons d'approcher du réel, en réalité il nous échappe de manière vertigineuse. Et j'ai la faiblesse de penser qu'il en est mieux ainsi.

L'horreur de ce qui s'est passé ici ne pourra jamais ni être décrite ni montrée ni racontée. S'il est limite aux mots, elle vous explose à la figure à cet endroit précis. Mais n'oublions pas que rien non plus de ce que nous éprouvons n'entre jamais véritablement dans le glacis des mots.

Ce nous devrait inciter à l'humilité. Lui, l'eut.

Il fallait parler, un peu ; montrer beaucoup. Je comprends soudainement pourquoi le grec, si souvent sagace, appelle martyr celui que nous nommons témoin. Faire sentir ou ressentir … prolonger l’écho des rêves et des affres. Dénicher la trouée où l'âme autour des chairs s'enroule et s'émeut.

Peu d’hommes surent ainsi en leur vie porter et supporter ces croisées-ci. Bertrand Herz, avec une incroyable économie de mots, mais une présence d'une infinie prodigalité, sut affronter les oxymores de l'histoire : oui, sous les ombres les plus désespérantes, toujours subsiste un moment de la lumière. Ici, ce fut le soupir du vieux Goethe. Je ne m'étonne pas que tant d'hommages vinssent ces derniers jours d'Allemagne : il n'y eut jamais aucune haine chez Herz mais le seul souci de parier toujours plutôt sur ce qui augmente l'humain pour ne jamais céder à ce qui le dégrade. De ces deux bras tendus, sur cette ligne de partage, il sut ainsi tenir à équidistance, d'une main, tremblante et émue certes, les odieux remugles du passé et de l'autre, l'espérance ardente de ce qui nous honore et oblige. Pour la jeunesse, certes, mais pour chacun de nous, avec tout ce magnifique sourire qui était le sien et que je veux retenir.

 


 

Ces photos, toutes de 2014, datent du départ en retraite de D Guillaume :