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Les marronniers de la pensée

Au cours de multiples conversations avec une vieille connaissance, retrouvée après cinquante ans et avec qui nécessairement un nombre invraisemblable de sujets aura été abordé comme s’il était nécessaire que l’on se racontât mutuellement nos vies pour deviner l'emprise qu'elle eut sur nous ou qu’il fût indispensable, à s’entendre ainsi parler, de vérifier à qui l’on avait affaire tant après un demi-siècle, votre vis-à-vis n’a plus grand-chose à voir avec vos souvenirs.

Deux choses me frappent :

A propos des ruptures : le partage des torts

 

Combien de fois ai-je ainsi entendu qu’en l’affaire les torts étaient toujours partagés ? Comme s’il s’agissait, par étrange souci d’un équilibre qu’on ne trouve d'ailleurs jamais ailleurs que dans nos fantasmes, d’à la fois déculpabiliser un peu l’autre et de vous culpabiliser soi-même.

Ou, pire encore que la séparation fût nécessairement affaire de fautes. Et si ne s’étaient jouées là que des erreurs ? et si simplement ce n’avait été qu’échec ?

Je veux bien admettre que dans les conditions douloureuses de la séparation, l’un ou l’autre - et parfois les deux - puissent s’égarer en d’inutiles et cruelles exactions : il faut beaucoup de recul et de trempe pour parvenir à rester digne et bienveillant dans le feu de l’épreuve. C'est d'ailleurs en ces moments-là qu'on mesure ses faiblesses ou ce qu'il vous reste de vertu … Pour autant nul ne s’engage en une aventure amoureuse avec la ferme intention de causer préjudice et de faire mal.

J’en reste à cette vieille notion, à mes yeux indépassable : il y a mal quand l’action est conçue en toute conscience de sa malignité  et malgré - voire même à cause de ceci même. Les rencontres amoureuses sont déjà d’assez mystérieuses alchimie pour qu’on s’aventure à y superposer quelque rationalité prétentieuse mais que l'on s’enhardisse de surcroît à trouver quelque rationalité à la durée de certaines relations, à l’inopinée éclatement d’autres ou à la fragilité d’autres encore me semble bien présomptueux.

Je réalise soudain que j’ai peu parlé de la relation amoureuse : moins par pudeur d'ailleurs que parce que je n’y entends rien ou, plutôt crains de n’en pouvoir asséner que des banalités ; n’avoir qu’à peine effleuré la grâce qui, après tout, est l’amour total que le divin nourrit à l’endroit de sa création même si je reste persuadé qu’il se joue en terme de générosité.

Il faut être fat comme un enseignant ou orgueilleux, pire encore, pour confondre ainsi erreur et fautes et croire que corriger soit autre chose qu’un raidissement de l’âme. De quelle hauteur pérorent-ils ainsi ces vains donneurs de leçons ? Il faudra écrire un jour la gloire mais l'irrésistible pédanterie où glisse volontiers le maître d'être ainsi placé dans la posture de celui qui sait quand en réalité ce qu'il maîtrise est si peu de choses et de si médiocre valeur. Son magister a tout, étymologiquement, de la mégalomanie

Et comment ne pas s’interroger sur ce faux ami qu’est l’équilibre ainsi prôné comme critère suprême ? Au nom de quoi, de quelle justice distributive, diantre, l’un des protagonistes ne pourrait-il pas être la cause entière de l’effritement ? L’équilibre n’a jamais été un état mais une oscillation constamment reproduite autour d’un point lui-même changeant. Subside pas compris de la juste mesure des grecs si obsédés d'éviter la démesure ? mais quoi, prudence et mesure n'ont jamais voulu signifier équilibre

Le mirage du processus, l'incantation du travail

Mais, me dira-t-on, la relation amoureuse elle-même est une perpétuelle construction à quoi chacun doit porter attention. C’est assurément exact ! L’autre n’est aimable que pour autant qu’il demeure autre.  Il en va du désir comme de la conscience qui se nourrissent de la différence. Rien n'est assurément plus trompeur que l'adage populaire voulant que qui se ressemble s'assemble : l'œil, assurément, s'aiguise à ce qu'il connaît mais ne s'attarde que sur ce qui le surprend, dérange ou intrigue. Lévinas l’avait vu : la présence de l’autre ne tient qu’à son absence comme autre. Comme si la relation n’était qu’une itérative oscillation entre l’approche et l’éloignement, entre ressemblance affichée et différence recherchée. Ou que bien plutôt, quand même ceci pût paraître paradoxal, je ne sache demeurer proche de l’autre qu’en m’en éloignant toujours un peu et que ce fût cet éloignement léger mais constant qui assurât la pérennité de la relation. Comment être certain que cet éloignement insensiblement n'emprunte tangente irréversible ? Nul ne le peut ! Sous le désir, demeure cette volonté - mais en est-ce une ? - cet effort - pas nécessairement pénible ni douloureux pour autant - à combler autant que faire ce peu cette distance inexorable ; inexorablement dangereuse mais nécessaire pourtant.

Je crois plus aux processus qu'aux états ; je demeure persuadé d'ailleurs que rien ne subsiste qui ne soit en perpétuel mouvement. Mais ce dernier est-il volontaire, le fruit d'efforts et de peine ou seulement celui presque automatique d'une réalité pris dans l'enchevêtrement inextricable des flux, des forces, des objets et des représentations ? Ce que Cocteau avait énoncé - Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur - pourrait être repris ici. De la force - vis - dont se targe la virilité, c'est effectivement le même mot, à la puissance - la virtualité et donc la vertu - que symbolise la féminité, on assiste à cette même tension née du déséquilibre de la si inconfortable position de l'homme au monde, ni plus tout-à-fait dedans ni véritablement dehors … en face de, incertain de lui-même comme du monde, tout juste capable, comme on dit de faire de nécessité vertu, de simuler désir ou volition de ce que, de toute manière il ne peut ni esquiver ni empêcher.

J’ai toujours éprouvé quelque embarras à rendre compte de l’élan qui vous porte vers l’autre – qu’il soit amoureux, au reste, ou amical – autant qu’à expliquer ce qui vous y maintient ; je ne suis d’ailleurs pas certain que ce soit ni désirable ni souhaitable. Je sais seulement, qu’un jour, la magie cesse d’opérer, l’indifférence s’installe d’abord presque imperceptible, puis de loin en loin insidieuse et bientôt patente, qui ne vous fait pas détester l’autre, ah ça non vraiment pas, mais s’accommoder de sa présence … puis bientôt de son absence. S’il n’est pas de causes repérables aux liens qui se nouent, sans doute n’en est-il pas mieux pour ceux qui se délitent. Elle réside en ceci cette expérience du quart de moitié de dixième de centimètre à quoi j’ai déjà fait allusion : déplacer son regard, même de peu, vous fera toujours considérer les choses et les êtres, de manière différence et y voir ce que peut-être nous ne voulions pas voir, ou bien estimions de peu d’importance. 

Me fait songer   cette expérience si troublante du quart de centimètre : essayons-nous ne serait-ce qu’une seconde, de regarder l’autre, si connu, tant aimé, tellement proche, en se décalant d’un tout petit quart de centimètre; comme si nous ne l’avions jamais vu ou connu ! Comme soudain il nous semble  étrange !  étranger ! Comme soudain nous inquiète de n’avoir qu’à  si légèrement déplacer notre œil pour subitement voir ce que nous ne voulions pas voir ; entendre tout ce que notre intimité néanmoins n’aura cessé de nous discrètement vociférer ! Comme soudain nous nous surprenons de n’avoir plus qu’un insensible petit glissement à perpétrer pour repartir au combat, tenter de séduire ou simplement nous éloigner comme si la vigueur de nos amours, la force de nos attaches ne tenaient qu’à ces intimes distances que nous craignons de franchir. Et comme, subtilement nos frontières se révèlent pour ce qu’elles ne cessèrent jamais d’être : intérieures ! Quelle énergie faut-il alors pour s’en retourner sur l’autre rive, et recouvrer ce regard habituel ! Nous ne tenons pas au temps présent, disait Pascal, fustigeant nos distractions : nous ne tenons à l’espace proche que par ce lien trop ténu, ce lien que par vertigineuse lâcheté ou négligence paresseuse nous désapprenons souvent de dénouer.

Ces liens sont des ponts et comme tous les ponts, un jour, parfois, ils cèdent - à moins qu’on ne les détruise ! Nous tenons si peu au monde !

Alors ne cédons pas à la bonne conscience du travail, du processus. Je ne connais rien d'autre que l'œuvre au sens où Arendt l'entendait. Dans l'éloge du travail, je renifle presque toujours les austères remugles de cette culpabilité qui fit tant pour nous faire supporter les industrieux asservissements de la modernité. Bien sûr j'ai appris avec Sartre comme avec Heidegger combien il n'était que devenir, qu'existence ; et avec E Morin combien tout s'enroulait ainsi en d'inextricables mais imprévisibles boucles de rétroactions où ce que nous faisons en réalité nous fait bien plus que nous ne les faisons nous-mêmes. Mais je ne parviens pas à oublier la grande leçon des grecs pour qui, vivre est déjà risque d'injustice en sorte que le mieux que nous puissions, pour autant que nous ayons jamais véritablement prise sur quelque chose serait, à notre petite place, de ménager l'autre et le monde.

Affaire de communication

Le grand diagnostic universel de cette époque bavarde jusqu’à la nausée. Quand les choses vont mal, c’est qu’on ne s’entend pas – comprendre qu’on ne s’est pas assez écouté, parlé – Alors parlons ! quitte à ne pas tenir compte de ce qui se dit et de poursuivre son chemin comme si de rien n'était.

Je comprends votre colère et je l'entends mais … leit-motiv macronien où tous révèlent le beau diplôme en duperie qu'on nomme marketing, sciences politiques ; qu'autrefois on nommait simplement sophisme.

Remède universel, placebo pour contempteurs de modernité technolâtre, la communication – parfois rebaptisée en échanges – apparaît à la fois comme le virus suprême et la solution universelle. Apparue il y a près de trente ans dans le bestiaire argumentatif du politique, l’insuffisance ou la maladresse  de communication faisait office d’explication à l’opposition exprimée à une décision ou loi, aux mouvements sociaux. Avec cet incroyable implicite présomptueux que la décision adoptée ne pouvait qu’être excellente et que seule la médiocrité de l’explication pouvait justifier les réticences publiques autrement incompréhensibles. Autre manière de dire : j’ai toujours raison et si vous n’êtes pas d’accord c’est, je veux bien le concéder, parce que j’ai mal communiqué. Comprenons : même pas mal expliqué ; mal communiqué, ma position est la bonne et je n'y reviendrai pas.

Ou la communication se fit l’élégant cache-misère de la propagande moins habile que résolument cynique d’un Goebbels ; où la communication qui s’enseigne désormais quelque part entre les circonvolutions pseudo-habiles de commerciaux ivres de rendement et l’habileté manœuvrière d’avocats plus soucieux de la superbe de leur image que des causes à défendre, où la communication, dis-je, se transforme en sombre bidule pour professionnels avisés loin – tellement loin – de ce dialogue qui est au cœur de l’hominisation. Échanger, à quoi ces sycophantes veulent le réduire, est bien à l’opposé du dialogue pour autant que celui-ci ne saurait prendre place que dans la reconnaissance de l’autre comme un alter ego susceptible de penser, de comprendre, de s’exprimer et de se tromper comme nous alors que l’échange n'est jamais qu'une mise à disposition de l'autre dans un troc a priori égal, certes, mais où l'on ne se soucie de l'autre que pour l'intérêt qu'il peut nous prodiguer ; qu'une instrumentalisation de l'autre, réduit à n'être que truchement quand les rudiments de l'humanisme exigent qu'il ne soit jamais considéré que comme une fin …

Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. Kant
 

Que le dialogue soit la marque de la relation à l'autre, je l'entends bien. Mais c'est encore prendre l'effet pour la cause que d'imputer à une défaillance du dialogue, la cause de la désagrégation , de la méfiance, de la séparation … Un signe tout au plus ; un symptôme.

J'aime qu'il y ait des conseillers conjugaux ! je souris de deviner ce qu'ils peuvent prodiguer de conseil qu'ils eussent appris sur le banc des universités. Il est difficile d'être homme ; plus délicat encore de l'être à deux ! si périlleux de se frayer au milieu des ronces sentier où l'on se blesse peu ou, surtout, on ne blesserait pas l'autre.

Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! et si on jetait un voile pudique sur tout cela ?