René DESCARTES (1596-1650)
Méditations métaphysiques,
méditation V, Garnier T. II, p. 473 - 474.
Car,
ayant accoutumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre
l'existence et l'essence, je me persuade aisément que l'existence peut être
séparée de l'essence de Dieu, et qu'ainsi on peut concevoir Dieu comme
n'étant pas actuellement. Mais néanmoins, lorsque j'y pense avec plus
d'attention, je trouve manifestement que l'existence ne peut non plus être
séparée de l'essence de Dieu, que de l'essence d'un triangle rectiligne la
grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l'idée d'une
montagne l'idée d'une vallée ; en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance
de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être souverainement parfait) auquel
manque l'existence (c'est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de
concevoir une montagne qui n'ait point de vallée.
Mais encore qu'en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence,
non plus qu'une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je
conçois une montagne avec une vallée, il ne s'ensuit pas qu'il y ait aucune
montagne dans le monde, de même aussi, quoique je conçoive Dieu avec
l'existence, il semble qu'il ne s'ensuit pas pour cela qu'il y en ait aucun
qui existe : car ma pensée n'impose aucune nécessité aux choses ; et comme
il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailé, encore qu'il n'y en ait
aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l'existence à
Dieu, encore qu'il n'y eût aucun Dieu qui existât.
Tant s'en faut, c'est ici qu'il y a un sophisme caché sous l'apparence de
cette objection : car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans
vallée, il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucune montagne, ni aucune
vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu'il y en ait,
soit qu'il n'y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l'une
d'avec l'autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu
sans existence, il s'ensuit que l'existence est inséparable de lui, et
partant qu'il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que
cela soit de la sorte, et qu'elle impose aux choses aucune nécessité ; mais,
au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de
l'existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car
il n'est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c'est-à-dire
un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il
m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes.