René DESCARTES (1596-1650)
Lettre à Huygens,
13 octobre 1642, Pléiade, p. 1147 - 1148..
Au
reste, Monsieur, je vous suis doublement obligé de ce que ni votre
affliction ni la multitude des occupations, qui comme je crois,
l'accompagnent, ne vous ont point empêché de penser à moi, et prendre la
peine de m'envoyer ce livre, car le sais que vous avez beaucoup d'affliction
pour vos proches, et que leur perte ne peut manquer de vous être extrêmement
sensible. Je sais bien aussi que vous avez l'esprit très fort, et que vous
n'ignorez aucun des remèdes qui peuvent servir pour adoucir votre douleur,
mais je ne saurais néanmoins m'abstenir de vous en dire un que j'ai trouvé
très puissant, non seulement pour me faire supporter patiemment la mort de
ceux que j'aimais, mais aussi pour m'empêcher de craindre la mienne,
nonobstant que je sois du nombre de ceux qui aiment le plus la vie. Il
consiste en la considération de la nature de nos âmes, que je pense
connaître si clairement devoir durer plus que le corps, et être nées pour
des plaisirs et des félicités beaucoup plus grandes que celles dont nous
jouissons en ce mon e, que je ne puis concevoir autre chose de ceux qui
meurent sinon qu'ils passent à une vie plus douce et plus tranquille que la
nôtre, et que nous les irons trouver quelque jour, même avec la souvenance
du passé ; car je reconnais en nous une mémoire intellectuelle, qui est
assurément indépendante du corps, Et quoique la religion nous enseigne
beaucoup de choses sur ce sujet, j'avoue néanmoins en moi une infirmité qui
est, ce me semble, commune à la plupart des hommes, à savoir que, quoique
nous veuillions croire et même que nous pensions croire fort fermement tout
ce que la religion nous apprend, nous n'avons pas toutefois coutume d'en
être si touchés que de ce qui nous est persuadé par des raisons naturelles
fort évidentes.