René DESCARTES (1596-1650)
Discours de la Méthode (1637),
III, Garnier T. I, p. 595 596.
Ma
troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la
fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de
m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir
que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant
les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est
au regard de nous absolument impossible.
Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à
l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content : car notre
volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre
entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain
que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également
éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de
ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés
sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine
ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne
désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant
en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi
peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.
Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice et d'une méditation souvent
réitérée pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je
crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces
philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l'empire de la fortune,
et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs
dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient
prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien
n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant
pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils
disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de
s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux
qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant
favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent
jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.